100 ans de jazz, 100 titres ?

100 ans de jazz, 100 titres ?


Jazz : 100 ans de légende – Édition Deluxe par Films-Documentaires

Cent ans de jazz, cent morceaux cultes ? (1/2)

Le numéro 692 de la revue Jazz Magazine (mars 2017), titre «100 ANS DE JAZZ EN 100 MORCEAUX CULTES ». Et, à l’instar de Finkielkraut qui, récemment interviewé par Léa Salamé à propos d’un livre célébrant le rayonnement de la culture française, se disait effaré non pas par ce qui s’y trouvait mais par ce qui y manquait, je puis dire qu’ayant parcouru la liste à de très nombreuses reprises, n’en croyant pas mes yeux, je fus sidéré par ce qui y manque surtout, et par certains choix que j’estime frivoles, grand public ou dictés par les chiffres de vente de ces disques plutôt que par leurs qualités intrinsèques.

Il faudrait déjà s’entendre sur ce qu’est le jazz, car même le dictionnaire en donne une définition loin d’être complète ou parfaite «musique issue de la musique profane des Noirs des États-Unis» (cf. Le Petit Robert). Sidney Bechet a donné une très intéressante définition de ce qu’est le jazz : «une manière de dire quelque chose qui vient de l’intérieur de soi (…) en provenance de la lointaine Afrique. » («All that Jazz  – Die Geschichte einer Musik» par Michael Jacobs). On s’aperçoit d’emblée que l’apport de l’Afrique est essentiel pour déterminer ce qui est ou non du jazz. À l’origine du moins. Parce que, est-ce là une vérité incontournable ?  «In a Mist», cette œuvre impressionniste au piano de Bix Beiderbecke, était-elle du jazz ? Ou certaines des œuvres les plus osées de Lennie Tristano, jouant dès 1949 sans structures, thèmes, rythmes, fixes ? Ou, le «Sketches of Spain» de Miles Davis, le «Django» du Modern Jazz Quartet (repris dans la liste pour l’année 1954), la «Première Gymnopédie» d’Eric Satie qu’interpréta Yusef Lateef à la flûte dans les années 1960 ou l’époustouflant disque «Music for Zen Meditation» de Tony Scott/Hosan Yamamoto ? Oui ! Incontestablement, car ce furent des jazzmen de renom qui y imprimèrent leur sensibilité et expressivité liées à l’histoire de cette musique américaine à l’origine. On pourrait donc définir le jazz comme étant «la musique que jouent/chantent des jazzmen ou chanteurs de jazz, quelle qu’en soit la forme, à moins qu’il ne s’agisse d’une œuvre écrite du répertoire classique ou contemporain.»  Ce qui exclurait par exemple Eric Dolphy ayant interprété Density 21.5 de Varèse ou Keith Jarrett interprétant des œuvres de compositeurs modernes. Mais la Première Gymnopédie de Lateef/Arvanitas, avec trio d’accompagnement donc, me paraît être du jazz.

Sidney Bechet

Jazz Magazine explique ce que fut la méthodologie choisie pour la liste des morceaux cultes de 100 ans de jazz : «Aussi notre sélection diversifie-t-elle les angles, des enregistrements qui révolutionnèrent les habitudes des musiciens à ceux qui changèrent le regard du public (…) quitte à redécouvrir par association d’idées, les pépites que nous n’avons pas retenues. Notamment, celles des vocalistes, souvent distingués dans nos précédentes sélections, auxquels nous avons préféré les instrumentistes à deux exceptions près.»

Cette méthodologie est à réfuter surtout pour un domaine artistique, qu’il fût musical ou littéraire voire théâtral. Comment et pourquoi réduire un pan entier de culture à quelques moments phonographiques ou œuvres clés ?  Le jazz est une musique qui fut enregistrée. Oui certes. Mais, principalement, elle fut jouée dans des clubs, sur scène ou en concerts publics, à des heures programmées et rétribuées ou dans un cadre informel, after hours. Restreindre cette musique aux seuls disques est déjà réducteur en soi. Il y eut des moments que transmit une histoire orale et que recopièrent des historiens du jazz, qui ne furent jamais captés par des micros. Les solos de Buddy Bolden par exemple, le solo de clarinette dans High Society attribué à Alphonse Picou, la tournée de Bechet en Europe après la première guerre mondiale, les innombrables soirées qu’animèrent Duke Ellington et son orchestre à Harlem au Cotton Club, la fameuse jam session d’une nuit entière à Kansas City entre saxophonistes à laquelle participa Lester Young et qu’il gagna haut la main à l’usure, les concerts de Count Basie, les jams ou after hours au Minton’s Playhouse qui engrangèrent le bebop, les soirées en club avec Art Tatum quand le pianiste s’apercevant que l’une ou l’autre note du clavier était fausse ou ne fonctionnait pas, changeait la tonalité de tous les morceaux qu’il jouait afin de les éviter, les tournées du Jazz At The Philharmonic qui ne furent pas enregistrées, des dizaines et dizaines de milliers d’heures de plaisir musical, perdues à tout jamais puisque les nouvelles générations ne liront jamais des livres d’histoire du jazz et n’attacheront aucune importance à ce que leurs oreilles n’auront pas entendu. Elles ne sauront jamais qui a été Buddy Bolden, qui fut Picou. Comment surtout et pourquoi réduire cette liste à un nom par année, alors que pour  Louis Armstrong, Billie Holiday, Duke Ellington, Basie, Charlie Parker, Miles Davis, John Coltrane, il faudrait à tout le moins une quinzaine d’entrées par artiste ?

Jazzmen essentiels, disques ou morceaux-clés, moments iconiques voire incontournables de l’histoire du jazz, manquants.

J’estime que si on veut dresser une liste des incontournables du jazz, il faut remonter à sa préhistoire et à ses débuts, qui furent essentiellement vocaux puisqu’il y eut les work songs, holler songs, sans compter les mélopées d’entrain que chantonnaient les détenus de chain gangs. Parallèlement, il y eut les ébauches individuelles de Noirs qui s’essayèrent à la musique instrumentale, s’accompagnant à la guitare ou formant des bands itinérants ou à ancrage fixe, mêlant chant, guitare ou banjo, violon, kazoo, washboard, et des instruments à percussions rudimentaires.  N’y a-t-il aucun enregistrement disponible de ces formations certes d’évocation d’amateurs enthousiastes, qui pourraient restituer ce que fut la ferveur originelle de ceux qui, au fond, furent les pionniers et défricheurs du jazz ?

Dans la liste de Jazz Magazine ne sont repris que deux vocalistes : Chet Baker dans But Not For Me et Nat King Cole dans Sweet Lorraine. Donc, on n’y retrouve pas le fabuleux Saint Louis Blues qu’enregistra Bessie Smith avec Louis Armstrong en 1925. Un morceau chanté qui aurait tout de même honoré la tradition du chant blues en jazz. Ni le tout aussi fabuleux Old Man River ou l’un des plus beaux airs jamais écrits et chantés en jazz, le Summertime dont Paul Robeson donna des interprétations de légende en 1936; ici le choix de l’un de ces deux airs s’imposait compte tenu des qualités vocales et du timbre de voix de basse, exceptionnels, de son interprète, mais aussi parce que ces deux chants (le premier de Jerome Kern, le second des frères Gershwin) mettaient en exergue et sur scènes de music halls des artistes, des histoires, des sensibilités noires.

Et, si on parle de l’histoire, souvent tragique des Noirs (qui, à cette époque s’appelaient encore des Negroes voire des Niggers et qui ne pouvaient, dans certains états du Sud, ni utiliser les mêmes restos, hôtels, toilettes, que les Blancs), pourquoi avoir manqué d’inclure l’incontournable Strange Fruit interprété par Billie Holiday pour la première fois en 1939 et dont personne ne peut ignorer la signification des premières paroles : «Southern trees bear strange fruit, blood on the leaves, blood at the root…»  Un political and social statement quasi unique dans les anales de la musique de jazz, puisque ce morceau fondé sur un poème d’un gauchiste, Abel Meeropol un Juif d’origine russe, tout comme nombre de compositeurs de standards de jazz), critique l’habitude sudiste du lynchage de Noirs pratiquée par des membres du Ku Klux Klan et, il ne fallait parfois que le regard d’un Noir sur une Blanche pour déclencher l’opprobre et le meurtre rituel.

Et, si on parle de Billie Holiday, pourquoi ne pas avoir inclus la célèbre session – également filmée – où Billie chanta Fine and Mellow accompagnée par le gratin des stars de l’époque: Coleman Hawkins, Ben Webster, Lester Young au ténor, Gerry Mulligan au baryton, Roy Eldridge à la trompette. Et quand on a vu quel profond sentiment d’admiration frisant l’amour incommensurable voile et éloigne vers l’intérieur le regard de Billie durant le solo du Pres (Lester Young), on ne peut – en toute honnêteté intellectuelle et artistique – biffer cette image sublime de l’histoire du jazz sans la trahir. Et, pour ceux qui douteraient de la pérennité artistique de Billie Holiday – qui je l’avoue avait une moins belle voix que Sarah Vaughan, Dinah Washington, Ella Fitzgerald, mais qui compensait par une expressivité à fleur de peau -, il suffit pour chaque morceau repris par la suite par une autre chanteuse, d’écouter la différence d’interprétation de Billie au niveau du phrasé, des accents rythmiques qu’elle déplace parfois de manière subtile et des accentuations de voix ou d’intonation qu’elle place sur certaines syllabes. Ça c’est l’essence même du jazz.

Et, pourquoi avoir passé sous silence Ella Fitzgerald, Dinah Washington, Sarah Vaughan, Lena Horne, Abbey Lincoln, Nina Simone, qui, toutes, furent incontestablement des gloires de la musique vocale en jazz ? Si, d’ailleurs, on parle de jam sessions, on a peut-être aussi oublié que l’histoire du jazz fut à une certaine époque fondée sur les jam sessions, cutting contests et autres joutes instrumentales qui mettaient souvent à l’avant-plan des souffleurs, saxophonistes ou trompettistes. On aurait pu à tout le moins faire référence à cet aspect historique important et essentiel d’une époque malheureusement révolue.

Citons sans que ce soit là exhaustif : Battle of the Saxes par le Coleman Hawkins and his Sax Ensemble (incluant Tab Smith, Harry Carney, Don Byas), Embraceable You de 1949 avec Charlie Parker, Lester Young, Flip Phillips, Roy Eldridge, What is this Thing Called Love du 14 août 1954 qui vit s’affronter Clifford Brown, Clark Terry et Maynard Ferguson, ou la jam de 1957 sur The Way You Look Tonight (avec Hawkins, Gonsalves, Getz, Gillespie).  Et puis, le jazz, ce n’est pas que du produit de studio d’enregistrement. Je me souviens d’une soirée au Ronnie Scott’s, à Londres, début des années 1970 quand je vis et entendis Johnny Griffin, Griffin qui était véritablement une bête de scène, absolument remarquable en concert public. L’un ou l’autre titre des années post-bop révélant cette extraordinaire vitalité prise sur le vif de lui ou de l’un ou l’autre de ces bêtes de scène aurait pu figurer en bonne place dans la liste des morceaux cultes. Ou l’un des titres en concert ou studio de Thelonious Monk avec Charlie Rouse au ténor, parce que quand je les entendis sur scène vers 1964, leur musique était d’une vitalité époustouflante

Louis Armstrong

Et, si je suis plus ou moins d’accord avec les choix relatifs à la musique originelle (New Orleans / Dixieland  /Revival) pour les deux premières décennies, j’aurais à tout le moins – s’il n’y avait pas cette manie actuelle désastreuse de tout mettre en chiffres accrocheurs (100 ans! 100 morceaux cultes) – inclus le Star Dust qu’Armstrong enregistra avec une phalange d’instruments à vent aux riffs déterminés, dans laquelle ce génie du jazz, à un certain moment, dédouble le tempo par des embellissements, sur riffs des souffleurs relanceurs de swing, que je considère comme l’un des highlights de l’histoire du jazz. Et, chaque fois que j’écoute ce morceau, je me dis qu’il y eut à cette époque non seulement un swing mais un beat et une joie rythmique qu’on n’a presque jamais plus retrouvés un demi-siècle plus tard. Mais, écoutant récemment un Armstrong des Hot Five et Seven des années de gloire, j’aurais pu choisir à tout le moins une dizaine de morceaux tout aussi bons que celui retenu par la revue. Rien que pour un disque ! J’aurais aussi inclus dans une hypothétique liste l’un des clarinettistes les plus célèbres, mon choix personnel se portant sur Johnny Dodds, l’un des piliers des Hot Five & Seven, dont peut-être son extraordinaire Perdido Street Blues enregistré en 1926 avec des membres du Hot Five, sans Armstrong, ou le Too Tight de la même session. J’aurais aussi repris en tant que morceau culte High Society, un morceau qui ne se distingue que par le solo attribué au clarinettiste Alphonse Picou mais que tout clarinettiste qui se respectait était tenu d’apprendre par cœur et de reproduire en solo au premier chorus, un classique s’il en est.

J’aurais aussi inclus dans cette liste l’un ou l’autre morceau de blues instrumental ou instrumental et vocal car si la revue se réfère souvent à la note bleue (cf. par exemple le fragment de commentaire «Exploration de la note bleue» cité dans l’article au sujet de Stolen Moments d’Oliver Nelson pour l’année 1961), il n’y figure aucun morceau de blues pur et profond. Et, si on tient compte de l’importance historique voire symbolique de certaines œuvres, pourquoi ne pas avoir inclus le Birth of the Cool de Miles Davis – que je n’aime décidément pas mais dont je reconnais l’importance historique – voire la musique culte du film Ascenseur pour l’Échafaud, voire Sketches of Spain, toujours de Miles Davis, des moments clés dans l’histoire de cette musique que nous aimons.

Et dans les immanquables et incontournables, pourquoi avoir passé sous silence Free Jazz – A collective improvisation by the Ornette Coleman double quartet, paru en 1961. Deux improvisations pures à l’exception de quelques passages pré-convenus, l’une de 37 minutes, l’autre de 17 minutes, par huit musiciens enragés: Coleman, Dolphy, Hubbard, Charlie Haden, Scott La Faro, Don Cherry, Billy Higgins et Ed Blackwell. Que l’on aime ou n’aime pas cette musique ne change rien au fait que ce fut là quelque chose d’unique dans l’histoire de cette musique d’improvisation sortie du tréfonds de l’esclavage et qui au fil des décennies se transforma en forme d’art, au fond la seule et véritable forme d’art authentiquement américaine. Dolphy {qu’admirèrent Mingus et Coltrane} est également un grand absent (il est cité en passant dans le disque d’Oliver Nelson, année 1961). On aurait pu citer son album Out to Lunch ou Last Date ou, au moins, reprendre l’une ou l’autre des versions emblématiques et iconiques qu’il interpréta a cappella à la clarinette basse sur God Bless the Child.

Ce qui me frappe aussi, c’est que la couverture et la photo de composition reprise à la page 12 de la revue montrent 18 jazzmen, où manquent notamment John Coltrane et Miles Davis, deux des figures les plus importantes du jazz moderne. Mais où figurent Jimmy Giuffre et Gerry Mulligan ! Quand je pense à Miles Davis, et, outre les titres d’albums cités plus haut, enregistrés sous son nom ou avec lui comme grosse pointure, je me demande pourquoi ne pas avoir inclus également dans la liste culte – même sous le nom de Parker – l’une des formidables ballades au cours desquelles le tout jeune Miles nous fit découvrir avec stupéfaction certains de ses meilleurs solos, d’une mélancolie, d’un lyrisme à fleur de peau, et expressivité à fendre l’âme, tels par exemple Bird of Paradise et Embraceable you du quintette de Charlie Parker. Mes préférés, toutes affaires cessantes, et où on remarque déjà avec quelle incroyable assurance Miles conduisait la teneur de ses solos. Et, pour Charlie Parker, pourquoi ne pas avoir inclus Koko, de 1945, l’un des sommets esthétiques d’un musicien au faîte de son art, un solo bourré de créativité, au style tout à la fois débridé, passionné et complètement maîtrisé, avec, par moments, des giclées de notes pareilles à des tirs de mitraillette. Ou sa phénoménale introduction et solo dans Embraceable You ?

Quant à Coltrane, n’y inclure qu’un morceau – partie de A Love Supreme – c’est privilégier le maniérisme, d’un jazzman par année et un seul, au détriment de son importance.  S’il y a un morceau emblématique qui caractérise Coltrane c’est My Favorite Things, l’original d’octobre 1960, mais aussi l’une ou l’autre version en concert, puisqu’elles devenaient de plus en plus démentes – au sens positif – à mesure que son style évolua, pensons à celles de Comblain, du Village Vanguard avec son nouveau quintette en 1965 ou à celle de 50 minutes jouée au Japon en août 1966. Mais que dire de l’incomparable Naima qu’il déstructura par la suite, notamment à Comblain et au Village Vanguard en 1965 ? Pour moi, il y a également un grand absent dans cette liste, surtout si on la dresse du point de vue de l’originalité d’œuvres ou de jazzmen.  Keith Jarrett. Un morceau en trio figure dans la liste (cf. année 1983), mais le Keith Jarrett que j’adule c’est celui de l’exercice solo (que je vis à Paris ainsi qu’aux Beaux-Arts). Pensons à la Part 1 de ses concerts à Vienne en 1977 ou Cologne en 1975. Certains puristes n’aiment pas Keith Jarrett en piano solo. Pourtant, ce sont là deux disques fondamentaux de l’histoire moderne du jazz puisque le pianiste y déploie (outre ses cris d’auto-encouragement ou d’auto-admiration) une fascinante diversité, capable d’un  lyrisme étourdissant mais aussi capable d’envolées où ne sont épargnées ni dissonances, allusions à la musique contemporaine, voire à certains courants de musiques faciles des States. Et, dans le même ordre d’idée de piano solo, j’ai en tête un Caravan d’un certain Michel Petrucciani qui, des points de vue du suspense et de force rythmiques, d’inventivité et de swing, demeurent un classique essentiel de la vigueur, inventivité et perfection de maîtrise d’improvisation, que le jazz est capable de nous offrir.

Roland Binet