100 ans de jazz, 100 titres ?
Cent ans de jazz, cent morceaux cultes ? (2/2)
Le numéro 692 de la revue Jazz Magazine (mars 2017), titre «100 ANS DE JAZZ EN 100 MORCEAUX CULTES ».
… certain choix que j’estime frivoles voire conformes à une image grand public fondée sur la popularité ou les ventes plutôt que sur les valeurs esthétique et musicale intrinsèques de l’œuvre.
Le Shag (Bechet) 1932 ne me paraît pas le choix idéal pour illustrer Bechet (le chroniqueur connaît-il la signification argotique de ce mot ?) surtout à cause de cet effroyable passage en scat, je lui aurais préféré le formidable I’ve Found a New Baby de la même séance ou l’un de mes favoris, Weary Blues, dans lequel Bechet se fend d’un fantastique solo de clarinette. Et pourquoi pas l’un des enregistrements hot avec Claude Luter à Paris ou le fameux Royal Garden Blues donné à Cannes en 1958 aux côtés du peu connu mais très hot trompettiste Teddy Buckner ?
Art Tatum est l’un de mes jazzmen de prédilection, pourtant le Tiger Rag de 1933 est avant tout un crowd pleaser, un exercice de virtuosité pure tel qu’aimait le faire Oscar Peterson, mais, honnêtement, j’éprouve plus de plaisir à entendre la façon maîtresse dont ce pianiste presque aveugle savait remodeler de bêtes standards comme par exemple Tea for Two. Mon disque-phare de Tatum demeure celui qu’il enregistra en 1956 avec Ben Webster. Si on écoute All the Things You Are ou Gone With the Wind, tant pour ses solos que pour son remarquable travail d’accompagnement, on remarquera toute la finesse, la musicalité et l’immense stature de ce jazzman hors pair.
Si j’estime Nat King Cole, le Sweet Lorraine (1939) qui fut un succès est un morceau banal. S’il faut un Nat King Cole dans la liste, pourquoi ne pas avoir choisi son Nature Boy à l’arrangement un peu pompier mais avec un beau balancement de riff de guitare au début et, surtout, une expressivité maximale pour ce thème tout à fait unique dans les annales des standards de jazz.
Nuages de 1940 par Django Reinhardt est un morceau que j’aime beaucoup, mais dont la nature, le style, en font plus un morceau de variétés qu’un des morceaux cultes en jazz. N’oublions pas que le nom du groupe de Django était le Quintette du Hot Club de France, il suffit de prendre n’importe quel morceau up beat et hot, tels par exemple After You’ve Gone, Nagasaki, Georgia on My Mind, Honeysuckle Rose (d’un disque que j’ai sous la main), ou un classique moins connu comme I’se a Muggin’ pour se rendre compte de l’immense talent de Reinhardt et de son comparse Stephane Grappelli. Même constat amer pour le Misty de 1954 d’Erroll Garner. Garner a certes instauré un style personnel et Misty est un guilty pleasure que j’écoute en cachette, toutefois je serais honteux de l’inclure dans une liste des 100 incontournables en jazz.
1954 voit le But Not For Me par Chet Baker couronné. Chet Baker au chant ! J’écoutais récemment un disque intitulé The American Songbook et quand j’entendis les voix de Fred Astaire, Bing Crosby, Nat King Cole (dans Nature Boy), Tony Martin, Al Jolson, je frémis du choix de la revue. Chet Baker est un très bon trompettiste, souvent lyrique et mélancolique, doté d’une superbe sonorité. Au chant, il suffit de taper sur un moteur de recherche «Summertime – Paul Robeson» et de comparer. Mettre Chet Baker comme chanteur dans une liste de chanteurs de jazz, c’est comme si on incluait Vanessa Paradis dans une liste de vocalistes d’opéra où Maria Callas occuperait la première place.
Fallait-il inclure Bernie’s Tune (Gerry Mulligan – 1952), Jimmy Giuffre (The Train and the River – 1956) ou le Poinciana d’Ahmad Jamal (1958) ? Même, si j’ai beaucoup de respect pour ces musiciens, ils n’ont pas transcendé l’histoire du jazz, surtout si l’on considère que Parker n’a droit qu’à une entrée, tout comme Coltrane, tout comme Miles Davis. Et puis, si j’ai vu Ahmad Jamal en piano solo il y a une dizaine d’années et que je suis ébahi, le considérant comme l’un des tout grands techniciens du clavier, Poinciana c’est de la petite bière du genre cocktail piano.
Mais le pire est à venir : Stolen Moments par Oliver Nelson (1961), un morceau du disque «The Blues and the Abstract Truth», une production banale et guère novatrice et qui ne vaut que par la présence de Bill Evans, Eric Dolphy et Freddie Hubbard. Desafinado par Stan Getz en 1962 (heureusement qu’ils n’ont pas choisi The Girl from Ipanema avec l’affreuse chanteuse chantant faux Astrud Gilberto). Un morceau plus que banal alors que Getz a enregistré en 1991 l’incomparable joyau First Song avec Kenny Barron, un pur chef d’œuvre de sonorité, de lyrisme, à fleur de peau, presque un testament musical.
Pour le surplus, je n’ai pas de véritables critiques, mes choix personnels de la fin des sixties, beginning of the seventies allant vers le Liberation Music Orchestra (cité en 1969), les formations de Carla Bley, Centipede, Soft Machine, John McLaughlin, connaissant bien sûr et aimant certains des autres noms mentionnés, tels Chick Corea, Sun Ra, Garbarek, Donald Byrd, Braxton, Metheny, Sclavis, Zorn, Petrucciani, Truffaz, Mehldau, etc…
Faire des listes, pour quoi faire? Pour y inclure des crowd pleasers, des morceaux joués par des jazzmen qui ont connu des succès de vente ou d’adulation mais sans véritable signification historique tels Tiger Rag, Poinciana, Take Five, Desafinado, Watermelon Man, Besame Mucho, Looking Up ? Le jazz s’est toujours caractérisé par la diversité de ses approches, par des voies pionnières voire choquantes, par des joutes musicales épiques, par des moments de déchirement, par des beautés indicibles. Les chiffres, les cotes, les ventes, n’ont aucune incidence, importance, signification esthétique ou valeur historique, pour des œuvres d’un art américain à l’origine et qui a essaimé dans tous les coins du monde, suscitant vocations tout autant au Japon qu’au Luxembourg, en France qu’en Argentine ou en Afrique du Sud. À mon sens, la liste de 100 morceaux clés et cultes de Jazz Magazine ne reflète pas entièrement ceux et celles qui furent des figures marquantes du jazz, qui y imprimèrent leur empreinte indélébile, qui le moulèrent à leur façon, pour notre plus grand plaisir pérenne.
Roland Binet