Susana Santos Silva
SUSANA SANTOS SILVA
Susana Santos Silva, à peine quarantenaire, a déjà une petite quinzaine de disques et de projets à son actif. Très active sur les scènes d’Europe – Portugal, Bénélux et Scandinavie en particulier, elle fait partie des meilleurs improvisateurs actuels. Une sonorité identifiable, des choix artistiques tranchés, un caractère déterminé, la musicienne est une personnalité à découvrir. Elle se livre ici.
Susana, vous avez un parcours artistique déjà long, mais on ne vous connaît pas encore en France. Alors, qui êtes-vous, d’où venez-vous ?
Je suis née à Porto et j’y ai presque toujours vécu sauf à deux périodes de ma vie : lors de ma dernière année d’études classiques, que j’ai faite à Karlsruhe, en Allemagne, pour étudier avec le grand Reinhold Friedrich. Une très grande inspiration pour moi. Puis, j’ai vécu à Rotterdam pour finir mon Master d’Interprétation Jazz au Codarts. Désormais, je m’installe à Stockholm où j’ai beaucoup séjourné ces trois ou quatre dernières années.
Pour faire très court, j’ai commencé la trompette à 7 ans dans la fanfare — où mon grand-père jouait également — fondée par mon arrière-arrière-grand-père. Mon grand-père a été mon premier professeur et un grand soutien toute mon enfance et mon adolescence. J’ai commencé l’école de musique à 10 ans et j’ai intégré l’Orquestra Jazz de Matosinhos à 17. Puis j’ai commencé des études de génie civil, que j’ai arrêtées pour entreprendre des études classiques au Collège de Musique de Porto (ESMAE). À 24 ans, je les ai donc terminées à Karlsruhe et à mon retour, encore indécise sur mon avenir musical, j’ai décidé de retourner à l’ESMAE, mais cette fois au département Jazz. J’ai achevé mon cursus 3 ans plus tard et je suis partie pour Rotterdam, où j’ai fait mon Master.
C’est à cette période que Gonçalo Almeida a monté le groupe LAMA, avec Greg Smith et moi. Il s’agit de l’une des choses les plus importantes qui me soient arrivées à cette époque. J’ai découvert de plus en plus de musiques avec lesquelles je m’identifiais et, lentement, j’ai commencé à expérimenter de nouvelles choses et à trouver le courage de délaisser les sentiers battus pour trouver mes propres et magnifiques mondes intérieurs ! Ce groupe est devenu mon premier laboratoire expérimental et c’est de là qu’est parti ce long voyage de découvertes et d’explorations musicales. Après avoir terminé mes études de jazz à Porto, j’ai mis sur pied un quintette qui a joué au Festival 12 Points ! en 2011. C’était mon premier groupe et une première pour moi en tant que compositrice.
En 2007, j’ai rencontré Kaja Draksler au sein du European Movement Jazz Orchestra. Cet ensemble, qui réunissait des musiciens du Portugal, de Slovénie et d’Allemagne, n’a existé que peu de temps, mais a été une très grande expérience pour moi. J’ai continué de travailler avec Kaja dans différentes formations, puis principalement en duo après la sortie de notre album This Love en 2012 (sur Clean Feed Records). La même année, j’ai rencontré Torbjörn Zetterberg, contrebassiste suédois, et notre collaboration m’a amenée très régulièrement en Suède.
IL FAUT « INVENTER » L’ARGENT … OU CRÉER SANS !
Comme beaucoup de musiciens français, vous êtes également membre d’un collectif, Porta-Jazz. Est-ce utile pour les musiciens au Portugal ? Marcelo Dos Reis a déclaré dans nos colonnes, à propos du Portugal : « Personne ne reçoit de soutien public ou privé, et cela devient vraiment compliqué, ce qui explique probablement pourquoi nous nous motivons pour être extrêmement productifs et créatifs ». Êtes-vous d’accord ?
Oui, parfois la créativité et l’innovation naissent de situations extrêmes. Nous devons lutter tout le temps pour vivre en tant que musicien et devons « inventer » des façons de réaliser les choses avec peu ou pas de moyens. Et c’est très dur au Portugal parce que nous disposons de peu de soutien, voire pas du tout. Donc il faut « inventer » l’argent … ou créer sans ! De plus, il y a peu d’endroits où jouer, ce qui complique encore les choses. Voilà les raisons qui ont poussé plusieurs musiciens de Porto, dont je suis, à se regrouper pour avoir du poids. L’association existe depuis 5 ans et de belles choses ont été créées. Nous avons organisé des centaines de concerts et un festival annuel, elle permet la diffusion de nos musiques grâce à notre label Carimbo (sur lequel j’ai sorti l’album Impermanence). En tant que collectif, nous avons eu un peu de soutien ici et là. Mais, là encore, le gros du travail se fait par passion pour la musique. Très souvent, les musiciens doivent enseigner pour gagner de l’argent et pouvoir vivre leur vie de musiciens. C’est vraiment difficile à changer.
Vous êtes vraiment une musicienne européenne, travaillant dans différents pays avec beaucoup de musiciens réguliers. Que pouvez-vous nous nous dire à ce sujet, sur vos voyages, vos rencontres. Quel est l’endroit qui vous convient le mieux ? Où travaillez-vous le plus souvent ?
Ces dernières années, mes compagnons de route viennent de pays avec lesquels j’ai un lien fort, naturel. Les Pays-Bas, avec Kaja, Gonçalo et Greg (LAMA), la Belgique avec De Beren Gieren, la Suède (et par extension la Scandinavie) avec Torbjörn Zetterberg. Actuellement, j’ai un groupe avec Christian Meeas Svendsen, Hakon Berre et Christine Wodrascka, nous avons joué plusieurs fois en Norvège et à Copenhague. Il s’est monté tout naturellement. J’étais arrivée à un point où je ressentais le besoin impérieux de partir, d’un coup. Il y a 4 ans (quand tout a vraiment commencé), après une grande remise en question personnelle, j’ai quitté Porto pour 5 semaines de voyage. Je suis allée en France pour une résidence d’une semaine avec De Beren Gieren dans un moulin à eau, à Champs-Sur-Tarentaine en Auvergne.
Un endroit magnifique ! Nous avons écrit une musique inspirée du Quintet « La truite » de Schubert et répété dans le grenier du moulin au milieu de la vieille machinerie qui est toujours là. Ensuite, je suis partie trois semaines à Berlin, j’ai un peu traîné avec des amis, j’ai joué à droite à gauche, j’ai rencontré des gens, joué avec des musiciens que je ne connaissais pas puis je suis retournée à Lisbonne et enfin Porto. C’était la première fois que je faisais un long voyage seule, que je partageais la vie et la musique avec de parfaits inconnus, et je suis devenue accro à ce genre d’expérience. Je suis prête à recommencer aussi souvent que possible. C’est vraiment extraordinaire de voyager et de rencontrer des gens partout dans le monde, jouer de la musique et laisser la vie suivre son cours…
IL Y A BEAUCOUP DE GRANDS MUSICIENS EN FRANCE AVEC QUI JE VOUDRAIS JOUER
En dépit de ces voyages en Europe, vous ne jouez pas – au moins sous votre nom – en France. Savez-vous pourquoi ? Que pensez-vous des musiciens français et du milieu professionnel ?
Je n’ai pas vraiment de connexion avec la France, sauf peut-être avec Hampus Lindwall, un organiste suédois qui vit à Paris et qui est titulaire de l’orgue de l’église Saint-Esprit, avec qui Torbjörn et moi avons enregistré l’album If Nothing Else. Sinon, j’ai rencontré et joué une fois avec Théo Ceccaldi et quelques fois avec Federico Casagrande (il est italien mais basé à Paris) et une fois cet été avec Eve Risser dans son White Desert Orchestra, en remplacement d’Eivind Lønning, ainsi qu’avec Julien Desprez et le Fire Orchestra.
Il y a beaucoup de grands musiciens en France avec qui je voudrais jouer et je pense que ça arrivera tôt ou tard. La scène des musiques improvisées est connectée partout dans le monde. On se croise tous tout le temps. La France a beaucoup de bons festivals et de lieux mais je pense que si cela fonctionne fantastiquement pour les musiciens français, c’est plus difficile pour les musiciens européens, à moins d’avoir un groupe avec des musiciens français. C’est ainsi et c’est partout pareil.
Vous jouez de la musique improvisée. Vous avez parlé de risque et de l’abîme au bord duquel vous marchez lorsque vous jouez. Je suis d’accord avec cette image et je ressens la même chose comme auditeur. Est-ce que pour vous, jouer des standards, c’est ennuyeux à mourir ?
C’est surtout que je me sens emprisonnée par les lieux communs, les changements d’accords et les structures rigides… mais cela peut aussi être une bonne chose, pas forcément ennuyeux. Il existe tant de belle musique, que j’aimerais jouer. Mais j’ai un problème avec ce qui est attendu d’un standard ? Avec les standards, dans une certaine mesure, on doit « suivre les règles » et c’est difficile à gérer pour moi. Pendant des années, j’ai essayé d’être quelqu’un que je n’étais pas, j’ai tenté de suivre les règles et d’être ce que les gens attendaient de moi et cela ne m’a apporté que douleur et peur.
Quand je suis préoccupée par autre chose que le seul instant précis où se joue la musique, sans restriction, je n’y arrive pas et il ne se passe rien. Je suis perfectionniste de nature et j’ai passé des années à essayer d’avoir un contrôle total sur tout ce que je faisais… lourde erreur ! Je me suis rendu compte que je devais lâcher prise, pour que la musique arrive par elle-même.
Quand je cesse de penser et que je laisse aller mes désirs et mes ambitions, alors tout s’arrête, sauf la musique qui coule de source. Il faut juste se laisser porter. Parvenir à cet état d’esprit n’est pas toujours simple, il ne faut en aucun cas se forcer car plus on essaie plus on échoue. Il faut être là pour la musique et faire seulement ce qu’on ressent. Même s’il faut prendre un risque énorme et échouer. Si c’est le prix à payer pour être dans la musique, je le fais !
CE QUI M’INTÉRESSE, C’EST DE TROUVER DE NOUVELLES FAÇONS DE SONNER À PARTIR D’UN SON PUR
Avec votre bagage musical et technique, pensez-vous que vous jouez une improvisation pensée (liée à la temporalité, à la structure et à l’interaction dans un morceau) plus qu’une improvisation libre (liée à la texture sonore, à l’importance du silence comme espace solide, à la large gamme des possibilités sonores que permet la technologie…)
J’avais tendance (j’y travaille encore parce qu’il faut du temps pour « résoudre » des problèmes de ce type) à penser tout le temps à ce que je fais, et pire encore, à penser à ce que les autres pensent de ce que je fais ! Des choses auxquelles il ne faut absolument pas penser quand on joue de la musique. C’est aussi pour cela que les standards ne me conviennent pas, car j’ai tendance à penser tout le temps, aux accords, aux gammes, à la mélodie, aux substitutions harmoniques. C’est un monde très différent de celui dont je veux faire partie et de la façon dont je veux vivre la musique.
Vous utilisez des traitements électroniques pour modifier ou jouer avec le son de votre instrument. Dans quel but ?
Avec LAMA nous utilisons certains effets, mais ce n’est pas moi qui les contrôle, je ne touche pas trop à ça. Je ne me sers pas vraiment d’électronique. Il s’agit souvent d’une demande d’un compositeur. Cependant, je pense que je vais approfondir un jour la recherche des possibilités et selon ce qui en sortira – qui sait – si ça me plaît vraiment, je pourrai intégrer ces techniques. Ce qui m’intéresse, c’est d’utiliser la trompette, telle qu’elle est, de trouver de nouvelles façons de la faire sonner, aussi différemment que possible à partir d’un son pur. C’est beaucoup plus amusant pour moi.
A côté de cela, je travaille aussi en duo avec Alexandra Nilsson, une compositrice électro-acoustique de Stockholm. Je joue de la trompette, et elle retraite ce que je joue, entre autres choses. Or récemment nous avons parlé de la possibilité qu’à mon tour je me mette à l’électronique. On verra, ça peut être amusant.
J’AIME LE FORMAT DUO. C’EST UNE CONVERSATION EN TÊTE-À-TÊTE. IL N’Y A PAS D’ÉCHAPPATOIRE ET PAS DE DISTRACTIONS
Vous ne composez effectivement que pour votre quintet (Impermanence), la moitié du duo avec Kaja Draksler et quelques morceaux avec De Beren Gieren et Lama. Le reste est de l’improvisation collective. Est-il facile pour vous de composer ? Vous écrivez beaucoup de musique avant de jouer ou utilisez-vous juste quelques éléments pour construire la pièce tout en jouant ? Comment travaillez-vous ?
Oui, Impermanence est mon principal « terrain de jeu » en tant que compositrice ! J’ai eu l’occasion d’écrire de la musique pour ce groupe de musiciens de Porto (João Pedro Brandão, Hugo Raro et Marcos Cavaleiro, plus Torbjörn Zetterberg à la basse, Maile Colbert et Ana Carvalho à l’électronique et à la vidéo en temps réel). C’est une commande du festival de jazz de Guimarães, dont l’Association Porta-Jazz est partenaire. C’était un défi parce que je voulais que la musique reste à la fois ouverte et structurée. Il fallait trouver un chemin à travers la musique que j’avais écrite, inspirée de l’idée d’impermanence. Cette idée que les choses changent tout le temps et qu’il nous faut simplement les accepter comme elles viennent. Si nous parvenons à le faire, nous sommes libres et en paix. C’est difficile à atteindre mais c’est une très bonne école de la vie ! Même si écrire la musique reste un processus douloureux pour moi, je suis très contente du résultat. Cela relève de la prise de décisions et j’ai du mal à prendre des décisions qui ne sont pas claires pour moi. Quand j’écris, ce doit être très intuitif. Quand je suis coincée, je préfère attendre plutôt que de perdre du temps à essayer.
Pour le duo avec Kaja, par contre, j’ai écrit quelques petites idées que nous développons ensemble ou qui apparaissent dans et hors de l’improvisation. J’aime ça. Mais parfois, j’ai vraiment envie d’écrire de la musique… souvent, l’envie disparaît avant même d’essayer, puis elle revient à nouveau… et à un moment donné, ça marche !
Vous jouez dans de nombreux duos (avec piano, basse, trompette, batterie…). Est-ce parce que le « format conversation » vous convient mieux ? Est-il plus facile de construire un son avec seulement deux musiciens ?
J’aime le format duo. C’est une conversation en tête-à-tête, c’est ce que je préfère car vous pouvez vraiment rentrer en profondeur dans un sujet. Il n’y a pas d’échappatoire et pas de distractions. C’est parfois difficile, mais je suis toujours attirée par le défi. C’est une exploration intime, belle et personnelle, de l’autre et de soi-même aussi. Surtout en improvisation totalement libre. Le frisson de ces secondes juste avant de sortir le premier son ensemble et la façon mystérieuse dont la musique jaillit de ce premier son. Pour la perfectionniste que je suis cela a été une belle expérience, celle de croire en l’inconnu, de faire complètement confiance à l’autre (même si vous l’avez rencontré seulement quelques secondes auparavant), d’accepter tout ce qui vient sans découragement. Ce n’est pas facile, mais c’est fascinant !
Votre collaboration avec le bassiste Torbjörn Zetterberg est très régulière. Comment l’avez-vous rencontré ? Pouvez-vous nous parler de cette longue et multiforme collaboration ?
J’ai rencontré Torbjörn il y a près de 4 ans au festival de jazz Portalegre au Portugal. On enregistrait l’album live de LAMA avec Chris Speed, il jouait avec The Basement Sessions. Juste après, nous avons enregistré Almost Tomorrow dans une cabane isolée couverte de neige dans les montagnes suédoises ! Nous parlons toujours du processus de découverte musicale de l’autre dans le cadre d’un duo… même si, ici, cela a dépassé la seule découverte musicale…
Ce fut une session d’enregistrement très spéciale, c’était ma première fois en Suède et ma première expérience avec la neige, profonde et extravagante. Et cela se retrouve dans la musique que nous y avons enregistrée. La dureté, la tranquillité et la beauté de la neige des montagnes suédoises au cœur de l’hiver ! Nous sommes facilement connectés quand nous jouons de la musique. Nous jouons dans différents projets depuis, c’est vraiment un grand musicien !
Votre trio LAMA est toujours actif (avec 3 enregistrements parus). Pouvez-vous en parler ? Que pensez-vous de Gonçalo Almeida, comme musicien, en tant que producteur, comme sideman ?
Gonçalo est un ami cher et un grand musicien. Il est impliqué dans de nombreux projets et travaille beaucoup. Il est pleinement engagé dans la musique. Il a monté LAMA il y a 8 ans et a créé un petit monde où cette musique naît et vit. Très ouvert d’esprit, nous travaillons de manière collaborative, en apportant des compositions et en transformant ces apports individuels avec l’esprit collectif.
Quel genre de collaboration avez-vous avec De Beren Gieren ?
J’ai rencontré Fulco, Simon et Lieven à Porto au Festival 12 Points ! en 2012. Dans le même temps, j’ai rencontré Wim Wabbes, alors programmeur artistique du De Vooruit, où De Beren Gieren était en résidence cette année. Un soir que nous mangions un délicieux poisson grillé, on a parlé de ce moulin à eau en Auvergne, des truites qui remontent la rivière pour frayer, du quintette « La Truite » de Schubert… ainsi est née l’idée de faire une résidence là-bas. Fulco et moi devions alors écrire une musique inspirée de « La Truite » de Schubert et la répéter pendant une semaine au moulin.
Ainsi, tous les jours, nous allions explorer la région pour trouver l’inspiration, découvrir la rivière, les montagnes et les champs, puis nous revenions au grenier pour travailler la musique. Quelques mois plus tard, nous avons présenté la première à De Vooruit à Gand sur un double plateau avec un grand ensemble qui jouait le vrai Quintette de Schubert avant notre version. Enfin, nous avons enregistré un album live inspiré de cette expérience musicale au Festival de Jazz de Ljubljana ; il est sorti chez Clean Feed (lien). J’ai vraiment aimé jouer avec eux, nous nous sommes bien amusés.
LE PUBLIC FRANÇAIS M’A L’AIR OUVERT ET CHALEUREUX
Comment s’est passé votre voyage à New York en mai dernier ? Vous y avez fait une sorte de mini-tournée des clubs, jouant avec Pascal Niggenkemper, Carlo Costa, Thomas Morgan, Craig Taborn, Ingrid Laubrock en duo et en trio avec Kris Davis et Mat Maneri.
Tout à fait exceptionnel, je dois dire. Un grand moment et des rencontres inspirantes. J’avais déjà joué avec Mat Maneri qui est incroyable et je voulais vraiment rejouer avec lui. Pour les autres, c’était une première, et ce fut un privilège de jouer avec eux ! Toutes ces constellations de musiciens ont pris des directions musicales très différentes, c’était très intéressant pour moi, je me suis sentie poussée à jouer différemment à chaque fois, à prendre de nouveaux chemins.
Parlons de votre remplacement dans le White Desert Orchestra au Festival Vague de Jazz cet été ? Connaissiez-vous Eve Risser ? Que pensez-vous de sa musique ? De l’orchestre ? Du public français ?
Je l’ai rencontrée pour la première fois à Porto, il y a quelques années, quand elle est venue jouer son solo. J’ai vraiment aimé son jeu. Puis nous nous sommes rencontrées de nouveau à Jazztopad en Pologne. Nous avons joué la même nuit, moi avec Kaja et Torbjörn et elle avec Donkey Monkey. J’avais déjà écouté sa musique, il fallait qu’on finisse par jouer ensemble, je suppose. Ce fut notre première occasion. J’espère que d’autres suivront. J’aime vraiment sa musique et c’était vraiment super de jouer avec le White Desert Orchestra. Je suis très intuitive et passionnée, plutôt que cérébrale, et je m’identifie beaucoup à sa musique et à sa façon de jouer. Et le groupe est incroyable : des musiciens formidables, qui dégagent une bonne énergie ! Quant au public français, il m’a l’air ouvert et chaleureux, je me trompe ?
Que pensez-vous de votre vie de musicienne ? Êtes-vous heureuse ? Est-il difficile de vivre uniquement de votre métier ?
Il est très difficile de vivre seulement en jouant… et spécialement la musique que je veux jouer, sans compromis. Mais je sais vivre de peu. Je n’ai pas besoin de grand-chose, tant que j’ai la liberté et la paix intérieure. Je veux faire ce que j’aime, cette musique qui me rend meilleure. Je suis très heureuse, plus que je ne l’ai jamais été. Je me suis trouvée et j’ai trouvé un sens à ma vie de musicienne, ma place dans ce monde où nous vivons. Mais cela ne veut pas dire que tout est génial et facile. Ça reste dur, je me construis sur mes doutes, je réagis face à toutes les conneries qui se passent dans le monde et je dois me convaincre chaque jour que ce que je fais en vaut la peine. Que cela fait sens, pour moi, de jouer de la musique et que, malgré la laideur de ce monde, nous pouvons le rendre meilleur si nous croyons en ce que nous faisons et si nous le faisons sincèrement.
Comment voyez-vous l’avenir de la musique improvisée ?
Je ne sais pas vraiment… je crois qu’elle a un avenir, parce que cette musique est inventée par des gens qui s’intéressent, qui y croient, qui la font parce qu’ils ne savent pas faire autrement, pour qui l’argent et le succès n’ont pas d’importance, pour qui rien n’a d’importance que faire et partager la musique. C’est une musique faite de passion et d’urgence. Elle sera toujours là pour communiquer avec ceux qui sont assez ouverts d’esprit pour recevoir cette énergie et la partager avec les musiciens.
JE SUIS TRÈS FIÈRE D’ÊTRE UNE FEMME
Airelle Besson, la trompettiste française, refuse de parler « en tant que femme » mais seulement « en tant que musicienne ». Quelle est votre opinion sur le sujet de la place des femmes dans le jazz ? Avez-vous rencontré des problèmes en tant que femme musicienne ? Y a-t-il un rapport avec le fait que vous jouez avec plus de femmes que le font en général les musiciens hommes ?
Eh bien, c’est un problème culturel et il est important d’en parler car il faut rappeler à nos contemporains que les femmes n’ont pas vocation à rester à la maison et à prendre soin de leurs enfants et de leur mari. Elles n’ont pas à renoncer à leurs rêves, sous prétexte que « c’est comme ça ». Cela peut nous sembler moyenâgeux mais cela se passe encore de cette manière en de nombreux endroits. Un peu moins en Europe, peut-être, mais je sais que cette façon de penser est encore bien ancrée dans nos sociétés modernes. On l’a dans la peau, personne n’y pense plus, mais c’est toujours là, fruit de siècles d’histoire. Et il faudra encore beaucoup de générations pour arriver à ce que l’égalité soit la règle, sans avoir à l’imposer. Je suis très fière d’être une femme. Les femmes sont des êtres humains formidables, super forts, et je pense que nous aurions besoin de plus de femmes à la tête de nos sociétés.
J’ai toujours considéré cette question d’être la seule femme dans un milieu d’hommes comme une chose naturelle, parce que j’ai grandi comme ça et je ne pense pas avoir été traitée différemment parce que je suis une femme. Au contraire, je pense même que je suis mieux traitée pour cette raison. C’est seulement récemment que j’ai compris que je percevais les choses différemment de ce qu’elles sont vraiment… mais comme je l’ai dit, c’est dans nos gènes et la plupart du temps, nous ne voyons pas les choses comme elles sont. Plutôt comme on les ressent.
Dans vos projets, vous jouez toujours « avec » et non « devant », vous fondez toujours votre voix dans un son collectif. Cela est évident dans plusieurs de vos enregistrements (SSS-Q, Life and Other Transient Storms, almost Tomorow, The Paradox of Hedonism…). Vous jouez « collectivement » plutôt qu’au premier plan. Est-ce un signe des temps ? Est-ce votre tempérament ? Comment l’expliquez-vous ?
J’aime les gens, j’aime me connecter à des musiciens qui partagent mon état d’esprit et je ne veux pas être devant qui que ce soit. En musique, il ne s’agit pas d’être une star, de diriger, mais plutôt de partager, de trouver un terrain d’entente pour construire quelque chose ensemble. Il s’agit de respect entre les gens et d’engagement. Je ne veux pas jouer le meilleur ou le plus long chorus, je veux seulement jouer ce qui sert au mieux la musique. Et si ce doit être le silence, eh bien soit. Et si cela veut dire jouer derrière tout le temps, ça me va aussi. J’ai toujours eu un problème avec l’autorité, le leadership, le pouvoir et les règlements. Je pense que la musique y gagne quand les egos sont mis de côté et que nous donnons sans rien attendre en retour. Tout finit par arriver, surtout si on ne demande rien.
LAMA “LAMAÇAL” from Susana Santos Silva on Vimeo.