Aka Moon ‐ le jour et la lune
« Quality of Joy » est le vingt-quatrième album d’Aka Moon, une création inédite où le trio révèle de nouvelles émotions, entouré d’une pléiade de musiciens. Entretien avec Fabrizio Cassol.
«Pendant le confinement, j’ai retravaillé des heures et des heures pour reprendre une nouvelle technique à zéro, ce qui me permet d’accéder à des sons que je ne peux pas normalement atteindre.»
Les invités sur ce nouvel album sont des musiciens qui ont déjà joué avec toi sur différents projets.
Fabrizio Cassol : Amir (ElSaffar – NDLR) était déjà dans « Alefba » en 2014, depuis on a tissé des relations très intenses. Joao Barradas, je le connais depuis le projet « Medinea » au Festival d’Aix-en-Provence et il est ensuite entré dans toutes sortes de projets. Clare McFadden a travaillé sur les « Vêpres » de Monteverdi en 2006, Bert Cools sur « Conference of the Birds » et le guitariste Miles Okasaki, je l’ai rencontré en même temps qu’Amir à New York. Rodriguez Vangama a fait « Coup Fatal » et « Opus 111 », Adèle Viret fait partie de la communauté « Medinea ». Elle est arrivée plus tard, elle a à peine vingt-quatre ans. Et puis il y a tous les cuivres avec qui j’ai déjà travaillé. Le fait est que ce disque a été fait d’une façon particulière parce que j’ai recommencé ma technique d’instrument pour, sur pas mal de morceaux, utiliser des fréquences que je ne pouvais utiliser avec la technique traditionnelle du saxophone. Pendant le confinement, j’ai retravaillé des heures et des heures pour reprendre une nouvelle technique à zéro, qui me permet d’accéder à des sons que normalement je ne peux pas atteindre. Cet album, c’était impossible de le réaliser en quelques jours parce que je ne savais pas si je pourrais y arriver. Il a fallu étaler les sessions pour que je sois focus sur certains aspects de cette technique. Le principe est que je divise mon octave au minimum par 24, entre 24 et 36, alors que normalement on divise l’octave par douze. Pour que les partenaires comprennent ce que j’étais exactement en train de faire, il était préférable d’être avec des gens en qui on a toute confiance. C’est le cas avec Amir car il est familiarisé avec de telles choses par sa culture, avec la musique irakienne. Joao Barradas, avec l’accordéon électronique, a dû inventer un système pour jouer ces mélodies avec moi. Avec Clare McFadden, on a travaillé sur beaucoup d’aspects. Elle a une super oreille. Avec moi, il faut qu’elle chante des choses qui ne sont pas tempérées, et elle le fait. Miles et Adèle peuvent aussi jouer ces mélodies. Il faut des partenaires qui puissent jouer ces compositions à la fois mélodiques et harmoniques.
On a donc ajouté une clé sur ton instrument.
F.C. : Oui, pour avoir une fréquence particulière. Je ne pouvais y arriver et il me fallait une clé qui me permette de le faire : c’est Xavier Hoffait qui a trouvé le moyen de la construire.
«Sans la période de lockdown, cet album n’aurait pas pu être composé.»
Il a donc fallu un travail d’adaptation avant de l’apprivoiser avec d’autres musiciens.
F.C. : Oui, ceci est le premier enregistrement où je l’utilise. Maintenant, je développe ça jour et nuit pour être de plus en plus précis avec ce système. Je me suis vite rendu compte qu’avec les compositions, d’une part il fallait étoffer l’orchestration, et d’un autre côté, il fallait travailler avec quelqu’un qui s’occupait du son. J’ai donc demandé à Bert Cools de participer à cette expérience. Il a tenu un peu le rôle de producteur au niveau sonore. On a retravaillé des couleurs, toutes sortes de sons pour l’album. Donc, cette histoire de vibrations, c’est mon histoire. Il y a beaucoup de complicité, de raisons pour lesquelles il a été nécessaire de passer par là. Mais pour que les gens jouent, il fallait qu’ils comprennent toutes ces choses. Ça demande de la confiance, du temps, et sur le traitement sonore, c’est la complicité avec Bert qui m’a permis d’être le plus proche de l’objectif.
Pas mal de tes projets précédents ont été inspirés par des compositeurs comme Beethoven, Scarlatti, Monteverdi… Ici, on a l’impression, en lisant les notes du livret, que l’inspiration est venue plus de lectures que de musiques.
F.C. : Je crois qu’elle est née… (silence) Je vais peut-être dire quelque chose de banal, mais pour que l’album soit composé, et ça surtout avec la transformation de l’instrument, il fallait qu’il le soit pendant la période de lockdown. Le fait de revoir toute la technique du saxophone et de faire des premiers enregistrements avec lui, c’était après dix années de tournées intenses, dix ou onze mois par an, sur toute la planète. On vit dans un tourbillon qui ne s’arrête jamais. Et puis avec ce confinement, j’ai pu consacrer cinq mille heures de travail intensif pour pouvoir le faire. En même temps, pendant le confinement, qu’est ce qui nous restait à part la composition ? Pour moi, c’était la lecture, peut-être que pour d’autres, c’étaient les séries télé… Il y a plein de choses qui m’ont nourri. Toni Morrisson, elle me nourrit tout le temps. Beaucoup de gens ont sans doute vécu ça, des moments où on a une attention particulière sur des choses. Parfois, c’est une seule phrase qui résonne… Delphine Horvilleur, c’est sûr que tout ce qui a à voir avec la mort, comprendre le monde… Cette femme est extraordinaire, c’est une rabbin qui dit des mots tellement forts, qu’ils accompagnent le reste des pensées au moment où on est en train de composer. La période de confinement a été une période très mystérieuse, tout le monde a vécu la même chose, mais personne ne l’a vécu de la même manière. C’est tout à fait personnel, mais j’ai l’impression que le monde a changé de vibration… Je veux dire que la planète a changé de vibration, c’est comme un ado qui change d’état vibratoire, comme un bébé, comme un adulte, comme une vieille personne qui passe par des étapes vibratoires différentes. De la même façon, je pense que la planète a changé d’état vibratoire. Je ne sais pas d’où à où, de quoi à quoi, mais je pense que la planète est arrivée, comme un autre être vivant, à un autre état. Forcément tous ceux qui vivent dessus reçoivent cette chose. Pour exprimer les vibrations de la musique, on doit introduire d’autres taux vibratoires. La vie est faite de cycles, on parle des décennies marquées par des fêtes, par des genres musicaux… On a commencé les années 2020 avec cette pandémie qui, je pense, va marquer par des taux vibratoires différents.
«Je me suis demandé si on n’allait pas croire que c’était un album juste joyeux…»
Le titre de l’album « Quality of Joy », exprime aussi quelque chose de nouveau qui arrive dans votre musique.
F.C. : Oui la joie, elle peut être interprétée de façons différentes. C’est une autre façon de vibrer, ce sont toutes les fréquences de la joie. On peut avoir une joie extrême, une joie conventionnelle entre amis, par une phrase qui nous touche dans un livre, parce qu’on est ému par un acte compassionnel de quelqu’un, des qualités de joie qui sont moins expressives. Stéphane et Michel ont aimé ce titre. Il y a ce morceau qui entame l’album. Je me suis demandé si on n’allait pas croire que c’était un album juste joyeux… Je me pose la question.
J’ai l’impression qu’il y a plus de légèreté dans cet album, plus de douceur aussi.
F.C. : J’espère, oui, il y aussi la puissance de la douceur… Comment tu le perçois, toi, cet album? Il est différent dans notre histoire.
Il y a d’abord une orchestration différente. Vous avez joué avec des formations élargies mais sur des thématiques, des cultures musicales particulières, l’Afrique, l’Inde, les Balkans, l’Opus 111… Ici, j’y trouve une thématique plus personnelle. Vous donnez des couleurs, des expressions et des émotions différentes sur cet album…
F.C. : Je trouve ça très juste ce que tu dis, je le ressens aussi comme ça : être dans l’homogénéité musicale qui démultiplie des expressions émotionnelles. On a une longue histoire, 24 albums, rien que pour Aka Moon !
«J’ai préparé ces sessions comme jamais je ne l’avais fait. La procédure a pris 9 mois… pour 57 minutes de musique.»
Il n’y pas des moments où tu dis que c’est un peu long ?
F.C. : Non parce que on est dans un travail musical qui va toujours de l’avant. Chacun doit prendre le temps de l’aborder. Depuis le trio aux expériences indiennes, les Balkans…, pour toucher le fond des choses, ça prend du temps, il y a du savoir, de la fête, de la nourriture dans toutes ces époques. Maintenant, je pense qu’on a eu différents tournants musicaux. Il y a eu des périodes où on n’a pas utilisé le même langage musical. Le langage a été reconsidéré à plusieurs reprises, que ce soit harmoniquement, rythmiquement. Et chaque fois, il faut se réapproprier ce nouveau langage. Et la plupart du temps, en ce qui nous concerne, il fallait l’inventer : un vocabulaire, la grammaire, la conjugaison, ça n’a de sens que si on doit exprimer des choses. Il y a la bouteille et le contenu de la bouteille et tout ça n’a de sens que si ça aide à appréhender un nouveau vocabulaire. C’est un apprentissage qui a été très challenging : j’ai préparé ces sessions comme jamais je ne l’avais fait. La procédure a pris neuf mois, je crois, pour 57 minutes de musique. J’expliquais quelque chose à Michel et Stéphane, puis ils faisaient une autre proposition, on retournait les choses dans tous les sens, quelque chose se passait. Je réécrivais sur la composition… Il ne fallait pas que ça devienne ésotérique ou expérimental, mais en même temps ce qui est dans l’album est expérimental.
L’exigence a toujours existé dans la musique d’Aka Moon, il y a peut-être et certainement ici de l’émotion en plus.
F.C. : Après le confinement, on ne pouvait pas faire de la musique comme si rien ne s’était passé.
«Le Brussels Jazz Orchestra, c’est plutôt le mainstream et nous les pirates !»
Prochainement vous allez vous joindre au Brussels Jazz Orchestra pour célébrer vos trente années d’existence à chacun.
F.C. : Oui, on a fait trois jours de répétition avec les sections rythmiques, comme un double quartet : Frank (Vaganée), Nathalie (Loriers), Bart (De Nolf), Toni (Vitacolonna), et nous avec Joao Barradas pour se familiariser. Le projet est intéressant, il vient du BJO. Ils ont sollicité cinq ou six arrangeurs de différents pays. On a choisi des compositions d’Aka Moon que l’orchestre joue et nous on est un peu comme des guests dans l’histoire. Parfois il y a nous trois, parfois il y a Michel, parfois Stéphane seul, parfois moi. Frank m’a demandé une nouvelle pièce que j’ai composée. C’est très intéressant et fascinant : ça fait un peu « Aka Moon cause classique » ! Il fallait travailler avec les deux sections rythmiques pour préparer les concerts qu’on va avoir. C’était très intéressant d’avoir ce projet : le BJO, c’est plutôt le mainstream et nous les pirates ! Je suis très heureux de cette collaboration. Je me réjouis de travailler avec le big band au complet.
Aka Moon
Quality of Joy
Outhere
Aka Moon présente « Opus 111 » le 3 février au Centre Culturel de Huy (Focus JazzMania).
Le Brussels Jazz Orchestra et Aka Moon soufflent leurs trente bougies à BOZAR (Bruxelles) le 16 février, au PBA de Charleroi le 17 et au Bijloke, à Gand le 19.