Attica Blues, une musique et un film

Attica Blues, une musique et un film

Attica Blues : la musique, le film, le cédé.

La veille de son concert au Palais des Congrès de Liège, Archie Shepp était invité par l’Université de Liège à une table ronde après la projection du long métrage réalisé par Lola Frederich et Martin Sarrazac « The Sound Before The Fury ».

Claudine Amina Myers & Archie Shepp (ULg auditoire Opéra)

Le film

Les premières images sont anodines, celles d’une bande de musiciens qui se préparent à un concert, ou à une répétition. Puis viennent les images du pénitencier d’Attica en noir et blanc avec le témoignage d’Archie Shepp développant le sentiment de peur que les images ont provoqué. La peur, on la lit aussi dans les yeux de ce reporter noir qui couvre les événements. Ce 13 septembre 1971, le gouverneur Nelson Rockfeller ordonne l’assaut provoquant la mort de 29 prisonniers et dix otages. Quarante ans plus tard, Archie Shepp avoue être toujours bouleversé et inspiré par ce massacre. Quarante ans après l’album « Attica Blues », il réunit 29 musiciens, pour la plupart français, qui recréent cette musique. L’enchaînement de séquences de répétition, de témoignages, d’images de caméras de surveillance, donne au film une force peu commune, comme si petit à petit, au fur et à mesure des répétitions, les musiciens pénétraient l’horreur et la traduisaient dans la musique, le blues.

Réalisé par Lola Frederich et Martin Sarrazac, « The Sound Before the Fury » est l’histoire d’une transmission à travers la musique. L’histoire d’une rébellion et non d’une émeute, insiste Archie Shepp, provoquée par des hommes qui en avaient marre d’être traités comme des animaux. Dans cette cour du bloc A naquit une incroyable force de fraternité et de communauté entre les races que la musique d’Archie Shepp a voulu traduire. Transmission de la force du blues  vers les musiciens blancs de l’orchestre….

Le débat

Genèse du film

La naissance de ce projet  se présente en deux temps : nous avions au départ l’idée de  réaliser un film sur Archie Shepp avec l’intention d’exprimer à la fois la radicalité politique et la radicalité esthétique de sa musique. Ce projet n’a en réalité jamais été mis en route, mais suite à la proposition de Samuel Thibaut d’Oleo Films de réaliser un documentaire sur la constitution d’un nouveau big band d’Archie Shepp reprenant la thématique d’  « Attica Blues » qu’il avait créé en 1972, puis celle de « The Cry of My People », nous avons repris notre travail à partir de ce projet. En fait, il s’agissait au départ de filmer les répétitions de ce big band de 29 musiciens qui préparaient les concerts de La Villette, Chateauvallon et Lyon. Nous avions reçu une bourse de la Fondation Louis Lumière pour la réalisation. Nous nous sommes rendus compte rapidement que le film ne pouvait se limiter à un simple reportage sur une répétition d’orchestre et que l’enjeu dépassait largement cet aspect des choses. L’émotion et l’énergie que transmettaient Archie Shepp et Don Moye à l’orchestre,  nous dévoilaient l’importance de la transmission d’un événement dramatique aux musiciens pour qu’ils l’intègrent à leur musique. Nous connaissions l’histoire d’Attica, mais le témoignage apporté par les figures de la Great Black Music permettait une nouvelle vision des choses.  (Martin Sarrazac et Lola Frederich)

Attica Prison Riot (1971)

Le contexte

A l’époque des événements d’Attica, je donnais cours et chaque jour quand je rentrais, je suivais l’évolution à la télévision. Nous étions à une période où les rebellions raciales étaient nombreuses. Quelques semaines avant les événements d’Attica, en Californie, George Jackson, militant des Black Panthers était tué. (Archie Shepp)

« Attica Blues » 1972 : un tournant ?

(La sortie d’ »Attica Blues », qui apparaissait comme un “tournant” dans la carrière d’Archie Shepp, le voit s’éloigner du free et opter pour les rythmes et tonalités plus “accessibles” du blues et du funk.) « Je n’ai jamais ressenti ça comme une rupture dans la mesure où, d’une part, je ne me reconnais pas dans le mot “free” (le degré de liberté dans la musique est toujours difficile à apprécier) et, d’autre part, le blues est à l’origine de toutes les musiques que j’ai pratiquées jusqu’à présent, et sans me préoccuper des étiquettes – c’est devenu pus difficile de nos jours car les tourneurs et les maisons de disques veulent que leur public reconnaisse immédiatement et sans ambiguïté le type de musique qu’ils s’apprêtent à consommer: il faut tout mettre dans des cases parce que le packaging est imposé par l’industrie musicale. »(Archie Shepp)

Free or not free ?

« Le free jazz n’existe pas pour moi ; même quand je jouais cette musique que vous appelez free jazz, je n’arrêtais pas d’y insuffler le blues qui est notre musique. Le mot « jazz » est d’ailleurs un mot français, c’est le mot « jaser », « to chat » en anglais, ce sont les blancs qui ont donné ce nom à notre musique qui pour nous est la Great Black Music. Nous les noirs jouons le blues et ce sont les blancs qui nous ont donné le blues… mais le jazz est une musique qui n’existe pas pour nous. Le blues repose sur la voix  et le cri des noirs, le jazz est une musique où les harmonies sont plus complexes et ne correspond pas à ce que nous les noirs ressentons. Le jazz est basé sur la musique venue d’Afrique, à laquelle on a ajouté des harmonies européennes,  il  s’est complexifié avec le temps et beaucoup de noirs ne s’y reconnaissent plus. La musique des noirs est une musique de révolte de rébellion dont nous ressentons la profondeur comme un blanc ne pourrait le faire. Quand j’étais enfant, je jouais du banjo, j’étais plongé très jeune dans cette musique qu’on appelle le blues. » (Archie Shepp)

« Attica Blues » 2012 et les musiciens européens.

« Je n’ai pas beaucoup parlé de l’histoire d’Attica aux musiciens européens, ils connaissaient pour la plupart ce drame, mais j’y ai fait  parfois allusion. Il fallait leur montrer comment entrer dans cette musique, sentir le feeling nécessaire pour jouer le blues, mordre dans la musique, y mettre de la force ; petit à petit ils se sont libérés… » (Archie Shepp)

« Attica Blues »2012 : encore un contenu politique ?

« Les commentaires et la mise en rapport entre la prison d’Attica et la situation des ghettos sociaux dans les banlieues prolonge l’image d’emprisonnement d’Attica ; elle nous implique (cf le texte d’introduction du concert : « Certainly some gave their lives hoping to change the world. Unfortunately not much has changed. In some way, we are all prisoners. »)  dans une réalité qui n’est pas datée et est, au contraire, ancrée dans notre réalité. Par contre, il aurait été vain de tenter de moderniser à outrance le son de l’album – d’où la décision de conserver des sons liés à l’ambiance musicale de la fin des années 60 et du début des années 70 comme la wah-wah, par exemple. » (Archie Shepp)

Témoignages et lettres de prisonniers.

 « Nous n’avions pas les droits pour reprendre les textes originaux dits par les acteurs de l’époque. Mike Ladd est venu pendant trois heures pour enregistrer ces textes. Il a une oreille exceptionnelle pour reproduire les accents, les intonations, les émotions des prisonniers dont il lisait les textes avec un  incroyable sens des respirations et articulations des phrases. » (Martin Sarrazac)

Le cédé

« Attica Blues Orchestra Live : I Hear The Sound »

WWW.ARCHIEBALL.COM

 

Sorti il y a déjà quelques mois, ce cédé devenait une urgence alors qu’Archie Shepp venait présenter le projet au « Mithra Jazz à Liège ». Anciens de la Great Black Music (Archie, Don Moye, Amina Claudine Myers), musiciens noirs de plus jeune génération (Reggie Washington, Ambrose Akinmusire, Cecile McLorin Salvant), musiciens français confirmés (Stéphane Belmondo, Raphaël Imbert, François Théberge) et une étonnante équipe de jeunes issus de collectifs ou de structures pédagogiques se retrouvent pour trois concerts en public autour des albums mythiques « Attica Blues », « The Cry of My People » et « Mama Too Tight ». Ni frontières géographiques, ni limite d’âge, mais une unité forte ressort de cette musique qui n’a rien perdu de son pouvoir d’actualité : appliquez-la aux Roms, aux Juifs, aux Palestiniens, aux jeunes des banlieues, la force du cri de révolte est tristement le même. Sans doute – et le film en témoigne – a-t-il fallu pour de jeunes musiciens occidentaux intégrer des notions de souffrance, de peine et de révolte pour rendre le blues comme Archie Shepp le souhaitait, mais le résultat est prenant. La basse funk de Reggie Washington qui ouvre « Attica Blues », la voix magnifique de Cecile McLorin Salvant, celle tout aussi étonnante et prenante de Marion Rampal sur « Quiet Dawn », l’époustouflant solo d’Ambrose Akinmusire sur « The Cry of My People », faut-il aussi citer le cri du sax d’Archie Shepp ? Si « Attica Blues 1972 » a marqué, « Attica Blues 2012 » fait office d’œuvre de mémoire et ravive les couleurs du son des années 70 avec éclat. On se demanderait bien pour quelle raison la sortie de cette production Archieball s’est faite si discrètement.

Le Bémol

A cause du montant prohibitif des droits sur certaines images, le film de Lola Frederich et Martin Sarrazac ne peut pour le moment être diffusé sur le circuit public.

Jean-Pierre Goffin avec la collaboration de Michel Delville pour le compte-rendu du débat.