Bruno Letort : d’Ars Musica à SOOND
En reprenant, en 2013, la direction d’Ars Musica fondé en 1989, Bruno Letort ouvre plus largement ce grand festival de musique classique contemporaine à la diversité de la création musicale d’aujourd’hui.
On a longtemps aussi apprécié sa voix (notamment dans l’émission Tapage nocturne consacrée aux musiques inventives qu’il a créée en 1995) et ses choix comme producteur sur France Musique. Ces multiples activités font parfois oublier que ce gourmand de vie et de rencontres est d’abord un infatigable trans musicien/compositeur passant, avec aisance, du jazz contemporain aux musiques écrites, en intégrant aussi l’électronique et en collaborant volontiers avec des artistes d’autres disciplines (notamment François Schuiten pour la BD).
A l’occasion de l’ouverture de la nouvelle édition (placée sous le signe de la voix) du festival Ars Musica (couvrant une vingtaine de lieux bruxellois mais aussi montois, carolo, namurois, liégeois et louviérois) avec une programmation foisonnante et variée, nous avons rencontré un directeur-créateur qui réussit à stimuler l’écoute voyageuse.
«Les compositeurs se sont plus facilement libérés de l’héritage et de l’image quelque peu encombrante de la «musique contemporaine».»
Depuis que vous avez repris la direction d’Ars Musica, son ouverture déjà amorcée par la direction précédente s’est remarquablement élargie, laissant au passé une certaine vision parfois austère ou dogmatique des musiques classiques contemporaines. Quelles principales lignes y avez-vous apportées et quels sont les futurs développements que vous préparez ?
Bruno Letort : La musique n’a jamais été aussi riche et aussi plurielle. Les instrumentistes ont fait évoluer les techniques et maîtrises instrumentales, permettant au langage musical d’explorer des voies nouvelles, notamment dans le domaine des timbres, de la texture. Par ailleurs, les compositeurs se sont plus facilement libérés du poids de l’héritage et de l’image quelque peu encombrante de la « musique contemporaine », deux mots qui sont souvent connotés pour un large public. Aujourd’hui, être un compositeur tourné vers la création ne répond plus systématiquement à une esthétique figée mais à une quête, à une nouvelle approche, notamment dans le domaine du croisement des disciplines. Enfin les champs d’expression se sont élargis, l’installation sonore, l’improvisation, les musiques électroniques, entre autres, ont permis de développer une pluralité décomplexée. Notre volonté dans la métamorphose du festival Ars Musica est de présenter un regard sur ces mondes de la création musicale. Dans les années à venir, nous allons créer un événement sous forme de biennale, en plus du festival bien entendu, consacré à l’opéra.
Comment situeriez-vous aujourd’hui Ars Musica dans le panorama des grands festivals de musiques contemporaines internationaux ?
B.L. : Nous avons un bien maigre budget au regard des festivals importants comme Musica à Strasbourg ou Acht Brûcken à Cologne. Néanmoins, avec la bonne volonté des ensembles et orchestres belges notamment, nous avons réussi à maintenir un programme constitué de 35 à 60 concerts par édition, ce qui est plus que la moyenne des festivals. Nous avons des « affiches » tournées vers un large public, je pense notamment au concert d’ouverture ou à la venue d’ensembles comme le Quatuor Kronos ou l’artiste sonore et visuel japonais Ryoji Ikeda, mais aussi des musiques que j’appelle de « laboratoire », fruit de la recherche dans le domaine du langage musical. Ces deux axes ont leur place dans un festival comme le nôtre.
«La voix reste un instrument hors-norme, inventée ou réinventée selon les latitudes.»
Cette 32ème édition très riche, intitulée « Vox », explore les multiples formes et géographies de la voix. Qu’est-ce qui a motivé ce choix dans cet « ici et maintenant » et quelles en sont les principales figures de création ?
B. L. : La voix reste un « instrument » hors-norme. Commune à tous les hommes, elle est « inventée » et réinventée selon les latitudes. Des pygmées AKA au chants diphoniques, en passant par les yodels, les voix du théâtre Nô, chaque culture a développé sa propre timbralité. Il était intéressant de faire entrer ces musiques traditionnelles dans un festival de musique contemporaine, pour montrer que des passerelles étaient possibles entre tradition et modernité. On pourra ainsi entendre les chanteurs du Burkina Elektric en rencontre avec l’orchestre symphonique, la voix du théâtre Nô en résonance avec un quatuor à cordes ou encore la tradition vocale éthiopienne revisitée par Etenesh Wassié et l’ensemble Hopper.
Dans votre carrière de compositeur et de musicien (guitariste), vous avez très régulièrement travaillé avec le monde de la BD, notamment avec François Schuiten (y compris pour une scénographie de ce dernier « Trainworld » pour laquelle vous avez proposé une intéressante sonographie en 2016) et son complice Benoît Peeters, mais également Denis Deprez pour le spectacle « Lignes », (d’après le roman éponyme de Murakami Ryu, un projet sorti d’abord sous forme de livre+DVD en 2008 chez Éditions! / Harmonia Mundi puis de CD chez Sub Rosa en 2010) avec l’ensemble Musiques Nouvelles, souvent de manière multimédiatique. D’où vous est venue cette passion et que tentez-vous d’apporter dans vos compositions « sur mesure » à la BD et en retour, qu’est-ce que celle-ci stimule chez vous au niveau musical-imaginaire ?
B. L. : La bande dessinée a toujours accompagné les différentes strates de ma vie. De Tintin au jeune auteur de romans graphiques français Bastien Vivés, du pionnier des comics américains Winsor McKay à l’auteur de BD argentin Alberto Breccia… Toutes ces lectures font partie intégrante de ma culture. J’évoquais précédemment les musiques populaires que l’on écoutait dans le monde de la musique contemporaine, mais que l’on n’assumait pas. Je pense que pour la bande dessinée, c’était un peu la même chose dans le monde de la littérature. Or c’est un art passionnant, qui a montré tellement de richesses, que l’on peut aujourd’hui dire qu’il a influencé les arts bien au-delà de son champ habituel. J’aime le dessin, l’image, le cache, l’éclairage…une sorte de cinéma qui stimule l’imagination, ce qui m’a amené à travailler sur des adaptations radiophoniques d’œuvres du 9eme art.
«Ce qui est parfois frustrant, c’est l’aspect éphémère d’une œuvre musicale créée pour une exposition. Hors de ce cadre, elle n’a plus de sens.»
Récemment, vous avez composé pour des expositions (je pense notamment à « Expérience Goya » au Palais des Beaux-Arts de Lille), ce que vous avez d’ailleurs souvent fait dans le passé. Comment avez-vous appréhendé ces récentes commandes, comme « Trainworld » à Bruxelles, « L’opéra pictural » pour le pavillon belge à l’Exposition universelle Aichi 2005 (Japon), « Les machines à dessiner » (pour lequel vous avez composé 23 trios à cordes) ou « Scientification, Blake et Mortimer » tous deux au musée des Arts et Métiers à Paris ? Comment considérez-vous ce type de créations « faites sur mesure » pour des lieux aux histoires, contenus et acoustiques très divers ?
B. L. : Ce qui est passionnant dans ce travail à destination des expositions, c’est la multiplicité des possibles, tant du point de vue des esthétiques que des expérimentations de spatialisations. J’ai développé pour ces projets une technique d’écriture singulière qui prend en compte la déambulation dans l’espace. Bien entendu, cette écriture prend également en compte l’acoustique des lieux et propose une spatialisation première fixée par la partition. Ce qui est parfois frustrant, c’est l’aspect éphémère de l’œuvre musicale, que seuls les visiteurs peuvent entendre, car sorties de ce cadre, les compositions n’ont plus de sens.
Vous composez aussi pour des formes instrumentales plus classiques dont votre vibrant « Requiem pour Tchernobyl » (pour chœur et orchestre – 2008) ou précédemment « Le continent obscur » (pour orchestre, une commande de l’Orchestre Philharmonique de Radio France – 1999). Comment ces œuvres et expériences multimédiatiques/transmusicales se complètent-elles ?
B. L. : Mon expression se veut plurielle, elle forme un tout. J’essaie de trouver un sens et un intérêt à tout ce que j’entreprends, y compris dans des domaines comme l’orchestration, l’arrangement. Je veux dire par là que le tout dessine mon itinéraire.
«L’idée de partager, de susciter, de cultiver, de titiller l’imagination est un acte primordial pour moi.»
Vous donnez aussi cours de Création sonore et d’Histoire de la musique à l’Académie Royale des Beaux-Arts de Bruxelles et travaillez beaucoup sur la question de la notation. D’où vient cet intérêt ? Comment, plus largement, considérez-vous ce travail de transmission/enseignement, comment s’intègre-t-il dans vos autres fonctions ?
B. L. : J’aime la notation et son cheminement, sa métamorphose au fil du temps. Elle est le reflet graphique de l’histoire, elle reste un moyen de transmission à un tiers de l’idée du compositeur, même si, aujourd’hui, elle prend des formes bien différentes. Quant à l’enseignement, j’avais commencé ma carrière par cela avant de me tourner exclusivement vers le métier de musicien. Mais transmettre reste pour moi quelque chose d’important : l’idée de partager, de susciter, de cultiver, de titiller l’imagination est un acte primordial pour moi.
Vous avez lancé en 2000 et dirigé le label Signature à Radio France, qui a enregistré des projets spécifiques (avec un design soigné) d’artistes aussi différents que Pierre Henry, Fred Frith, Hector Zazou, Elliott Sharp, Jean-Luc Godard, Luc Ferrari, Christian Fennesz, Mika Vainio ou encore Christian Zanési, et vous avez lancé récemment votre propre label discographique intitulé SOOND, pour continuer à explorer de « nouveaux horizons sonores »…
B. L. : J’ai toujours produit des disques. D’abord sur le label Cube Musique, fondé au milieu des années 90 puis à Radio France, avec l’aventure du label Signature. En quittant la maison de la radio, j’ai eu envie de garder ce lien à la production, envie de partager mes passions musicales avec d’autres. Malgré un marché en plein déclin, l’envie reste là, aussi présente, répondant aussi au désir de défendre des artistes, jeunes ou moins jeunes qui cultivent une originalité.
Dans la production récente de Bruno Letort, pointons 3 albums :
• « Cartography of sens / Cartographie des sens » (SOOND, 2020) regroupant des pièces récentes en solo (guitare, violoncelle, flûte) et pour cordes (avec la participation de Jean-Marie Le Clézio) et qui résume bien l’éclectisme dans la cohérence de l’inspiration du compositeur ;
• « Semelles de Vent » (Musicube, 2019) sur les traces – via sa correspondance – de Rimbaud en Éthiopie, avec le regretté poète/musicien français Ghédalia Tazarès ici narrateur, la chanteuse éthiopienne azmari Etenesh Wassié et le Cube Quartet ;
• « Trainworld » (Musicube, 2018) sonographie orchestrale pour une scénographie de François Schuiten, avec la participation du grand guitariste américain David Torn et du multi instrumentiste classique Renaud Pion.
Dans le programme d’Ars Musica (qui s’étend exceptionnellement du 9 novembre 2021 au 30 juin 2022, avec une concentration forte au mois de novembre), à ne pas rater :
• Le 9 novembre : « Ligeti(s) » (Bozar, Bruxelles) réunissant des pièces du grand compositeur d’origine hongroise Györgi Ligeti et de son talentueux fils Lukas avec son combo Burkina Electric ;
• Le 16 novembre : « Voix Boréales » (Botanique, Bruxelles) avec trois chanteuses/musiciennes singulières scandinaves (Maja Ratkje, Maarja Nuut et Fågelle) ;
• Le 22 novembre : Hommage à Frédéric Rzewski (Botanique, Bruxelles) avec une sélection de pièces pour piano de ce compositeur/virtuose engagé nord-américain, installé en Belgique et décédé cette année, fondateur du groupe électronique Musica Elettronica Viva qui a marqué tant de musiciens et de mélomanes ;
• Le 27 novembre : « Haunted Folklore » (Recyclart, Bruxelles), la rencontre entre le musicien électronique allemand Alva Noto et trois chanteurs traditionnels mongols ;
• Le 28 novembre : « No Lockdown Sonopoetics » (Mill, La Louvière), trois performances de poésie sonore réunissant la vocaliste multilingue Maja Jantar avec l’artiste multi sonore Paradise Now, que l’on retrouve dans les Ours Bipolaires avec l’auteur/agitateur/artiste visuel Werner Moron et les bols tibétains d’Isa*Belle, ainsi que le tandem VTGK (l’écrivain Vincent Tholomé et le créateur électro organique Gauthier Keyaerts).
Le Festival Ars Musica, à partir du 9 novembre : informations à l’adresse www.arsmusica.be