C. & J. Aussems, Idegael

C. & J. Aussems, Idegael

Corentin et Jonathan Aussems, Idegael

Dessins : François Schuiten – Artwork : Corentin Aussems

HOMERECORDS

Ce disque d’une septantaine de minutes divisé en 6 compositions et une mini-suite, doit s’écouter comme si on accueillait «ce spectacle unique, fruit d’une grande entreprise collaborative rassemblant des compositions originales, les talents d’un orchestre symphonique, de deux chœurs (adultes et enfants) et de solistes, des jongleries techniques d’images et d’animations, ainsi que l’œuvre magistrale de François Schuiten au travers de planches projetées et dessinées en live sous les yeux des spectateurs.» comme l’indique un feuillet explicatif. La musique enregistrée en 2011 a été publiée en 2016 à l’occasion de la reprise de ce spectacle pour le Théâtre Saint-Michel. Le claviériste, claveciniste, accordéoniste et compositeur Jonathan Aussems, diplômé du Conservatoire de Musique de Liège a été attiré par l’improvisation et a créé l’ADIKAN School of music, tandis que son guitariste de frère Corentin, diplômé en musicologie et ayant suivi un cursus de composition, constitue l’ancrage primordial pour ce qui concerne les enregistrements  du label Homerecords, en ayant supervisé plus de 150.

Notons que pour les spectacles comme pour l’enregistrement, il y avait, outre un sextette de musiciens de base dont les frères Aussems, des chanteurs lyriques, un grand orchestre symphonique d’étudiants et le chœur i Quattro Elementi ainsi que des musiciens professionnels de studio. Et, comme me l’expliquait au préalable Corentin Aussems, ces compositions sont à considérer comme un univers global dont la part d’onirisme et d’airs parfois fleur bleue n’est pas à dédaigner. Qui dit concept global et qui dit spectacle pour la scène sur des dessins et planches dessinés live implique évidemment que certains aspects purement auditifs de la musique qui passent bien sur scène seront parfois d’appréhension plus ardue les seuls écouteurs aux oreilles

C’est le cas notamment du tout début d’EMLIL (sixième morceau) qui jusqu’à 01:17 fait entendre un toussotement de départ suivi d’onomatopées qui sont censés dépeindre des gens aigris; par la suite, le morceau se décline d’une manière plus traditionnelle avec voix mixtes, parties orchestrales, dont quelques coups d’œil au chant grégorien et à Orff (Carmina Burana). Mais à 03:51, on entend au piano des accords déclinés d’une manière originale : quatre temps par mesure bien marqués de la main gauche et la main droite qui aborde une note une fraction avant le temps, la prolonge pour l’étendre à une autre pile sur le temps suivant, procédé itératif qui sonne bien et, par glissement imperceptible (sauf au minutage), sur ce rythme de musique pop très plaisant et entraînant, on entame la mini-suite MAIANA (morceaux 6 à 9 inclus). Alors, par une espèce de miracle céleste mais de la main des concepteurs et compositeurs, à 00:10 (morceau 6), une superbe sonorité de violoncelle, chaude, boisée, retentit, qui dessine une superbe mélodie lyrique, chantante, facile à retenir et à rechanter, à laquelle s’ajoutent ensuite des cordes en contrechant. Puis, des voix, très belles, très amples (qui m’ont rappelé certains morceaux lents d’Urban Trad, groupe maintenant défunt) reprennent cet ait beau et simple avec toujours des cordes à l’arrière-plan et, par la suite, les chœurs d’hommes interviennent. Changement de climat à 01:57, quand la guitare reprend la mélodie sur un mode faussement pompeux, ce premier mouvement se terminant par un accord sépulcral au piano.

Le deuxième mouvement (morceau 7) commence par des alternances de single notes au piano de la main droite répondant à un accord sombre de la gauche. 00:40, des voix s’additionnent selon le même canevas de réponses. Suit un intermède d’exclamations vocales mixtes. Entre 01:53 et 02:29, Jonathan Aussems nous joue une brillante performance pianistique de type classique avec tour à tour une voix de femme à l’arrière-plan et des ajouts instrumentaux. 02:30, modification de climat, une voix de femme interprète une mélodie mélancolique avec une surabondance orchestrale à l’arrière-plan. On peut noter (un clin d’œil au jazz ?) que la chanteuse produit des blue notes (03:25/03:30) sur fond d’exclamations robotiques des chœurs. > 03:57, à nouveau du piano de style rhapsodique avec (04:20/04:41) une cadence faisant penser à celles des œuvres de Chopin/Liszt. On est frappé par la brillante diversité de ce mouvement; ainsi, on entend des riffs presque hiératiques par les cuivres (04:42/05:10 et 05:12/05:14), une nouvelle cadence au piano avec contrechants vocaux ascendants et decrescendo (05:14/06:07) et roulements de batterie sur le tom basse, des exclamations espacées des chœurs (> 06 :08), des chants rythmés robotisés (06:38; Orff ? Holst ?), à nouveau du piano jouant seul avec effets marqués de pédale de résonance (> 07:06). Et, à 07:42, on retrouve les motifs de réponse de la main droite en single notes à un accord sombre de la gauche, la coda (> 08:33) faisant entendre un hautbois et d’autres instruments decrescendo, puis morendo après un ralentissement.

Le troisième mouvement (morceau 8), un peu moins long que le précédent, offre la même diversité d’approches instrumentales et vocales : pour l’entame, le même procédé pianistique que pour le début du premier mouvement avec cet intéressant décalage rythmique avant le premier temps (fort) de chaque mesure et bientôt une voix mâle chantant dans un langage sonnant kobaïen (Magma) à mes oreilles, le tout dégénérant ensuite en tohu-bohu généralisé; par après des voix de femmes entonnent (> 01:29) un chant un rien enfantin sur rythme soutenu avec chœurs en contrechants; puis (02:26) des trompettes et cuivres interprètent une mélodie du type de musique de cour d’antan, mélodie bientôt reprise par les femmes sur un rythme guilleret, visiblement une parodie de baroqueux; la clarinette puis le hautbois reprennent cet air (> 03:47) qui sonne un peu ternaire alors que le tempo de base est bien binaire; air que déclinent ensuite les cordes suivi par une voix de femme produisant des vocalises aux effets baroqueux plutôt chargés (> 05:18) avec parfois des changements de tons amusants à écouter (ex. 05:35/05:40, 05:41/05:54). Une accalmie (> 05:54), telle une longue inspiration, compte tenu de l’abondance de climats différents. La vocalise se métamorphose par après en plus agréable mélodie, moins chargée d’ironie pour évoluer vers une coda où chœurs se joignent à la fête sur un rythme toujours soutenu. > 06:55, les chants, la prosodie et le climat m’ont fait penser à un des succès de Khalil Chahine (album turkoise) du temps de Radio-Cité. Le quatrième mouvement (morceau 9, écrit IIII !) fait à nouveau entendre le piano puis le violoncelle pour reprendre le thème du premier mouvement auxquels s’ajoutent une voix avec contrechants des chœurs/instrumentaux, air que reprend par après la guitare également avec des contrechants divers puis, à nouveau, survient une parodie de chant grégorien/Orff (03:00). 03:54, le violon interprète l’air avec le piano seul en accompagnement, diminuendo. > 04:50, on entend les cordes morendo sur des accords de plus en plus sombres et une agitation sotto voce en aigus aux cordes en finale (05:20). Ce MAIANA est une œuvre ambitieuse, brillante, superbement interprétée et, pour ceux que cela intéresse, l’enregistrement de cette mini-suite fut réalisé couche par couche, les compositeurs s’étant rendu compte qu’un enregistrement des différentes moutures orchestrales et vocales en une seule fois était impossible. Cette mini-suite est d’autant plus la bienvenue dans un univers musical où les goûts en musique ont tendance à évoluer vers le plus petit commun dénominateur et où entendre de la musique bien conçue et bien interprétée devient bien encore plus qu’auparavant le fait d’une élite cultivée et parfois érudite.

Le premier morceau du disque est ADIKAN, du nom de l’école  créée et animée par Jonathan Aussems. D’agréables sons de cloches d’église se font tout d’abord entendre (rappelant Suor Angelica, de Puccini), ensuite des accords distillés sur un mode agréable au piano (> 00:15), modulés par après avec une instrumentation en background. 01:53, changement de climat devenant plus sombre avec chœurs en contrechant allant crescendo par crêtes, puis les cuivres intervenant, toujours sur le tempo de piano initial. Par après, on évolue vers une espèce de musique de chambre avec des voix féminines (> 03:23) qui sonnent de manière presque surnaturelle ou d’outre-tombe, les voix d’hommes prenant ensuite le dessus puis s’éteignant. 03:58, des single notes mélancoliques au piano avec effets de pédales. Survient par après le violoncelle (04:19), signifiant un nouveau changement de climat, déclinant une mélodie mélancolique sur un tempo assez marqué. Les chœurs à nouveau (> 04:56) en crescendo et au rythme lourdement scandé; puis un creux avec quelques instruments crescendo/decrescendo, comme des vagues. > 06:31, un thème au saxophone soprano avec des contrechants instrumentaux toujours sur rythme bien marqué et somme toute agréable avec un solide accompagnement de piano, répété à la fin. Pour terminer les cloches sur un son de drone. Une œuvre agréablement diversifiée et interprétée.

UHB (deuxième morceau) commence par un drone, puis il y a ajout progressif de voix mixtes, dans un climat éthéré rappelant un rien la musique du film “Der Himmel über Berlin”; d’autres instruments entrent en jeu (> 01:42) aboutissant bientôt à un paroxysme (02:03/02:11) un peu dans le style du loop. Qui se résout par un passage orchestral de chaos contrôlé avant une nouvelle éruption sonore (02:30/02:35) et j’ai remarqué par moments des similitudes avec certains passages chez Debussy (02:15/02:25) et Ravel (02:45/02:50). Puis, un crescendo (02:52/03:01) de type industriel, écrasant, haletant, évoquant entre autres, l’implacable métronomique des groupes Magma et Univers Zéro. S’ensuit une accalmie puis un violoncelle en staccato et un contrechant au violon, les sonorités rêches sur tempo très rapide (± 300) pouvant symboliser la déshumanisation de notre monde industrialisé et robotisé; d’autres instruments s’y ajoutent poussant à l’extrême ce climat troublant, anxiogène. La finale aux cuivres (> 05:23) déroule un air pompeux, faussement héroïque, comme certaines musiques dans les films d’action de série B des années 1950.

Pour SAMAKURA (troisième morceau), c’est tout d’abord le piano distillant des accords puis des instruments à vent jouant un thème assez intéressant sur bel accompagnement un peu comme de la musique pop au clavier, évoluant par une progression harmonique lente alors que par après, ce thème initial est répété (>01:48), amplifié de façon presque hiératique, une musique qui pourrait être celle d’un film où un travelling de droite à gauche nous montrerait une immense plaine à perte de vue. Et, justement (> 02:52), on écoute un autre air, plus orientalisant joué en aigus par les cordes (avec toujours cet accompagnement pop au piano qui fait penser au Let It Be de Paul McCartney ou à certains accompagnements au piano de Freddie Mercury). Par la suite (> 03:29), des voix mâles reprennent l’air rejoints par les femmes. Notons un passage avec une très vilaine sonorité de tuba ou de trombone (04:30/04:39). La coda voit une reprise du leitmotiv par la trompette notamment et j’ai pensé à la similitude de climat avec une œuvre d’Akira Ifukube consacrée à la vie du Bouddha. Et, si je fais cette comparaison avec un compositeur que j’apprécie, c’est que la qualité de ce morceau-ci est appréciable. La coda est en effet miroir, un procédé rare mais efficace – pour ceux qui l’identifient.

SAKURIEB (quatrième morceau) est un long morceau, de plus de 10 minutes dans lequel en introduction on entend du brillant piano jazzy mâtiné de classique (a touch of Gershwin ?) qui dégénère sciemment en rythme lourdaud de brouhaha et d’effets instrumentaux du genre de heavy metal (> 01:37), devenant par la suite une cavalcade (musique de cirque ?) avec chœurs paroxystiques par moments, les instruments à vent jouant staccato. > 03:18, des exclamations et cordes en contrechants sur un modus très contemporain, avec des jets instrumentaux et chœurs. > 04:06, on entend un beat régulier sur les rims de caisse claire, jazzy, et un sax alto staccato répétant des riffs plutôt enfantins (et toujours des paroxysmes de chœurs). > 04:56, des voix éplorées discontinues et un beat à la guitare électrique tandis que l’alto (ou soprano, parfois difficile vu la masse orchestrale compacte et la sonorité plutôt classique de l’interprète, de déterminer lequel) interjette des jets staccatos sur contrechants choraux/instrumentaux. > 06:27, le soprano en exergue toujours avec contrechants et/ou exclamations. 06:54, un crescendo par vagues aux cordes/voix, suivi (> 07:36) de trilles de soprano toujours avec contrechants, le sax produisant une musique délibérément agaçante puis un decrescendo et des notes de clavecin qui – curieusement – évoquent Debussy. > 09:19, un sax (alto je pense) en exergue avec contrechants vocaux/instrumentaux par vagues et crêtes. 09:47, des roulements de batterie et un rythme robotique de même que des vocalises orgasmiques en contrechants crescendo. 10:41, le silence. Une œuvre très diversifiée, très intéressante.

Pour terminer, je passerai sous silence le dixième morceau, SO D’ARKADIA. Une œuvre, qui comme le soulignait Corentin Aussems dans un échange de courriels, suivait les règles d’harmonie classique, et qu’il faut écouter sur un mode onirique, comme, au fond, Mozart aurait pu l’écrire. Mais, franchement, je déteste Mozart et du Mozart au second degré me chagrine autant que l’écouter pur jus, même si par-ci, par-là, on entendait du Bach et de l’Orff voire du chant grégorien. Sorry, c’est pas personnel, Corentin, c’est la faute à Mozart! IDEGAEL est une œuvre magistrale et le fruit de concepts de composition, de mises en place et d’interprétation orchestrale et scénique globale, qu’il faut applaudir des deux mains et recommander à ceux qui ont conservé un intérêt pour l’inédit, l’original et la vraie créativité artistique. Corentin et Jonathan Aussems ont de l’excellente graine de compositeurs en eux. Quand ils se seront débarrassés des clins d’œil et des nombreuses références à d’autres types de musique et composition – que je prends comme ce qu’ils étaient, des hommages à des musiques et compositeurs qu’ils aiment -, ce qu’ils auront à nous offre – maturé – vaudra certainement l’écoute et je m’en réjouis à l’avance.

Roland BINET