Centipede, bon anniversaire !

Centipede, bon anniversaire !

Centipede, 45 ans, déjà.

Il y a quarante-cinq ans, en juin 1971 donc, alors que démarrait l’époque psychédélique, que Miles jouait dans des groupes “électriques”, que le free s’enlisait parfois dans des dédales et labyrinthes insondables, une bande d’une soixantaine d’excellents musiciens, en majorité britanniques, issus de groupes de rock intelligent ou alternatif comme les Keith Tippett Group, Soft Machine, King Crimson, Blossom Toes, Nucleus, se réunissait au Wessex studio de Londres, sous la direction de Keith Tippett {Robert Fripp était à la console} et enregistrait « Septober Energy », près de 85 minutes (en deux cédés) de musique moderne, inclassable, une musique située dans une certaine mouvance free comme la pratiquait Carla Bley, en grand orchestre, une musique hors d’époques rock et jazz confondus, une musique qui recelait tout le punch, l’énergie – quasi adolescente dans son exubérance non stratifiée -, l’intelligence, le lyrisme et la violence de groupes mythiques tels Soft Machine et King Crimson, une musique dont il est difficile de situer les frontières (faut-il d’ailleurs des genres, des frontières ?), les tenants et aboutissants, mais une chose est sûre, ce fut là un moment d’exception dans l’histoire de la musique occidentale du siècle dernier.

Assez bizarrement, ce disque phare dans l’histoire de la musique contemporaine non classique mais inspiré par le jazz, le rock, le folk, la mouvance free dans sa forme de grands orchestres, et les mouvements d’émancipation civile tels qu’on les connaissait aux States, reçut surtout un accueil enthousiaste de la part des amateurs et amoureux de ce rock à mouture britannique qui alliait intelligence des compositions, arrangements et interprétations, loin de la fadeur de certains tubes des débuts des Beatles ou du copié/collé R&B que pratiquaient les Stones. J’avais un ami qui m’avait parlé de ce disque durant des décennies et, finalement, ce fut au Japon que je l’achetai et, depuis, il est devenu l’un des 20 incontournable que j’emporterais sur une île dotée de courant électrique.

Personnellement, ce que j’y préfère hormis le concept et l’interprétation d’une créativité incommensurable, ce sont les solos d’Elton Dean {Soft Machine}, surtout au saxcello, celui au ténor de Gary Windo et au fluegelhorn par Ian Carr dans les Parts I & 2. Mais, le clou incontestable autant qu’incontournable, se situe dans la Part 4 avec, après une introduction au piano en douceur par Keith Tippett, un thème lent, lyrique, hiératique joué à pleine puissance orchestrale, d’une élégance mélodique rare, même en jazz (à partir de 02 :50), le rythme devenant après un peu plus marqué avec une ligne de basse électrique très nette (> 04 :34), puis intervient le génial et fabuleux improvisateur que fut Elton Dean au saxcello, avec cette sonorité proche du soprano mais en plus chaude, plus luxuriante. Il est un maître de la syncope et des improvisations “on” et “off beat”.  Capable d’installer une tension musicale grandissante, d’un excitement peu commun.  Peu de jazzmen à l’époque, hormis peut-être Miles Davis, étaient en mesure de soutenir l’attention et de présenter des solos aussi captivants sur un beat régulier proche de la musique funk.  Et, alors que Dean improvise encore avec plein de licks free et débridés, à 08 :25, on entend “sotto voce” (à voix sourde) tout d’abord puis de plus en plus puissamment, un chœur mixte qui entame le refrain final, avec, en son sein, la toute grande chanteuse de blues britannique Julie Driscoll (déjà devenue l’épouse de Tippett entretemps et ayant changé de nom), répétant sans cesse :

« United for every nation

United for all the land

United for liberation

United for freedom of man. »

La finale du morceau étant en effet miroir, avec un retour au calme par le piano et quelques notes de trompette. Et, pour ceux qui ne connaîtraient pas ce morceau, le joyau du double cédé, on peut le voir et l’écouter dans une version qu’en donnèrent en Sardaigne en 2008 Keith et Julie Tippett avec grand orchestre sous l’appellation « Keith Tippett Septober Energy Part 4 », une version beaucoup plus free pour les voix avec un excellent solo de saxcello. 

Et, pour ceux qui voudraient approfondir le parcours de Keith et Julie Tippett, sachez qu’il y a sur Youtube des versions de Keith Tippett en piano solo et en duo avec son épouse, mais la musique qu’ils font reste dans la mouvance free et n’est pas du tout commerciale, aux antipodes de beaucoup de productions jazz actuelles stéréotypées et, au fond, de peu de créativité, car moulés dans des strates plaisant aux auditeurs alors que ces gars et ces filles, en 1971, écrivirent l’histoire de la musique contemporaine en créant une œuvre unique.

Roland Binet