Das Kapital, Eisler Explosion
Das Kapital & Royal Symphonic Wind Orchestra Vooruit,
Eisler Explosion
Si certaines musiques méritent le label de 5 étoiles, c’est bien cette prise live d’un concert donné à Gand en 2013, dans la salle du Vooruit (En Avant) pour le centième anniversaire de sa construction. Le trio Das Kapital (Daniel Erdmann aux saxes ténor et soprano, Hasse Poulsen à la guitare et Edward Perraud aux percussions/drums) interpréta des compositions d’Hanns Eisler arrangées et soutenues par une phalange de 74 instrumentistes de big band, principalement des instruments à vent ! Eisler fut pour la musique sérieuse ce que furent ces autres Allemands : Kurt Weill pour la même forme d’art, Käthe Kollwitz pour la peinture et la sculpture, et Berthold Brecht pour le théâtre. Des artistes engagés et idéalistes qui vouèrent leur art à la défense des démunis, des pauvres, des déshérités de la terre, voire du socialisme ou du communisme. Hanns Eisler (1898/1962), disciple de Schoenberg et Webern, pensait que “la musique doit être l’expression des problèmes politiques et sociaux de notre temps” (cf. «La Musique» de Roland De Candé). Ce concert exceptionnel se termina par l’interprétation de l’Internationale, l’œuvre majeure d’un autre Gantois : Pierre Degeyter, qui, rappelons-le, fut à une époque l’Hymne national de l’Union soviétique.
D’autres jazzmen tentèrent avec succès des incursions en big band dans le social voire le révolutionnaire, surtout à l’approche des seventies, on peut citer parmi les réussites artistiques majeures notamment le Liberation Music Orchestra de Charlie Haden ainsi que des disques en grand orchestre de Carla Bley. N’oublions pas que la mouvance free eut parfois à cœur d’intégrer des critiques sociales (au niveau des droits civiques aux USA, entre autres) dans leurs musiques, voire des hommages à des figures iconiques telle par exemple celle de Malcolm X.
“Eisler Explosion” est un cédé comprenant 9 morceaux et près de 70 minutes. D’une densité stylistique, de diversités sonores et de climats étourdissantes. C’est là une musique vivifiante, originale, qui secoue les neurones dans le bon sens, leur apportant ce précieux oxygène sonore qu’étouffent tant de productions de jazz actuelles qui ne produisent qu’engrenage vieillis et moutures rances d’un même patron unique. Ici, par contre, les idées préconçues, les préjugés, les valeurs établies, volent en éclats diaphanes et mirobolants dès le tout premier morceau, Eisler’s Hand, dépassant les 16 minutes. Et, que constate-t-on dès cette amorce fondée sur des Lieder d’Eisler ? Dèss les premières mesures, outre l’excellente prise de son d’une telle masse instrumentale (et quel casse-tête cela a-t-il dû être pour l’ingénieur de son Michael Seminatore ?), on jubile car l’orchestration est à un niveau éminemment érudit, la balance entre les sections est parfaite, la musique distillant d’emblée un climat dramatique devenant même apocalyptique (01:12/01:21) par l’énoncé hiératique de 4 notes dont la quatrième est un rien plus accentuée. Quand Erdmann intervient au ténor (01:36/02:00) avec une mélodie un tantinet comique (cf. d’autres fragments de mélodies ludiques qu’on retrouvera ailleurs, par exemple dans Sud, Ouest, Karl), c’est aspect ludique qui frappe. Une constance et sans doute importante, parce qu’elle ressortit à la tradition du cabaret berlinois et ses modes de dérision, de dénigrement politico-social, ses caricatures, souvent plats mais que l’histoire retient avec affection. Écoutant cette première œuvre, on pense à ces types de dérision musicale dont nous enchantaient fréquemment le Willem Breuker Kollektief voire Fred van Hove avec son WIM Un régal de morceau, long mais diversifié avec des passages orchestraux, d’autres en duo ou trio, un passage presque de bossa, des solos d’Erdmann et Poulsen à la guitare. On note la qualité de l’orchestration et ces traits ou riffs itératifs qui forment la texture souvent présente du discours musical.
J’aime ce saxophoniste Erdmann des points de vue de la sonorité, de l’émission et du phrasé. Pour le guitariste Poulsen, je suis d’un avis plus mitigé, la sonorité est banale, mais j’ai admiré les belles ghost notes qu’il lâchait de temps en temps. Sud est un morceau où Erdmann lâche les brides, y jouant des flutters ou des notes bougrement infléchies en suraigus à l’issue de montées de notes. Également un morceau varié et qui permet d’entendre Perraud en solo (02:12), une intervention dépouillée de teneur toutefois bien diversifiée avec, parfois, des effets surprenants tel ce sifflotement près d’une cymbale. Bankenlied est un morceau au tempo martial joué sur un rythme soutenu dans lequel on entend Erdmann (02:13) nous régaler d’un solo au ténor d’une sonorité bien épaisse et aux textures un zeste free avec parfois des sons languissants, infléchis. J’aime beaucoup sa manière d’improviser, personnelle mais mâtinée de liberté (du free, au niveau du phrasé, de l’intonation et d’un certain relâchement occasionnel et volontaire de notes, de la parodie de certains traits, de la lointaine influence de Shepp ou Barbieri, etc.) sans tomber dans le guet-apens de la facilité.
Dans Über den Selbstmord/Elegie («À propos du suicide/Élégie»), l’introduction est au piano avec des sonorités sourdes et sombres, telles un glas (un effet semblable s’entend dans Est, cf. 00:38), suivie d’un exposé de thème par Erdmann, une mélodie mélancolique, déclinée d’une manière austère, sépulcrale. Après un intermède instrumental et un passage joué par Poulsen d’une sonorité de guitare manquant d’apprêts et d’effets, on entend (05:09/05:15) un véritable chaos instrumental collectif (qu’on entend aussi dans Est). Ce morceau de 14 minutes ménage d’autres surprises et attraits de mood différents. Outre l’hétérogénéité intrinsèque aux orchestrations, on est séduit par le sound que ce big band enregistré en live projette d’une profondeur de sonorités des différentes sections sollicitées qu’on ne peut que louer. On s’enthousiasme aussi pour la direction de Geert Verschaeve qui conduit ce bel et bon orchestre d’une baguette qui nous dispense avec profusion magie orchestrale, riches palettes de coloris des sections instrumentales et expansions sonores vivifiantes dont peuvent s’enorgueillir les arrangeurs de ce concert unique : Tim Garland, Stéphane Leach, Peter Vermeersch et Erik Desimpelaere. On aime aussi cette mise en place orchestrale quasi chirurgicale, scientifique.
On peut citer d’autres exemples de réussite orchestrale dans ce disque qui sort des ornières musicales rebattues: Hollywood (Eisler y vécut) où entre 05:37 et 06:16, on entend des sonorités qui rappellent l’esprit des cavalcades; un peu comme si on assistait à la représentation d’un film d’action; Est où entre 02:46 et 03:54, sur fond de solo d’Erdmann au soprano. Il a une sonorité et une technique que j’aime, on entend des contrechants et contrepoints orchestraux qui rappellent presque inévitablement les déferlements et débordements sonores de l’opéra Die Walküre; voire cet air de fanfare dans Ballade (01:04/01:20) repris à l’unisson en triple forte puis en boucle. Assez étonnamment, dans ce dernier morceau, j’ai entendu un solo de guitare de Poulsen plutôt rock de style et brillamment déjanté avec de belles sonorités idoines, que j’ai beaucoup apprécié. J’ai aimé et admiré ce disque que je place très haut dans la catégorie des réussites artistiques intégrales de ces derniers temps : pour le concept original et non-commercial en premier lieu et cette exécution live léchée, vivifiante et audacieuse; pour ces arrangements mixant originalité, diversité, intérêt, et, surtout, intelligence musicale porté à un très haut niveau. Le saxophoniste Erdmann et le percussionniste Perraud sont des instrumentistes d’exception comme je les aime, riches en moyens d’expression, intéressants dans leurs interventions individuelles et qui étonnent là où souvent maintenant on s’endort. Pour le guitariste Poulsen, si j’ai déploré la banalité de la sonorité et le peu de moyens d’expression modernes déployés durant ses différentes interventions en solo, j’ai beaucoup aimé le fragment de bravoure rock du dernier morceau Ballade.
Si le marxisme a été éradiqué, si le Rideau de Fer et le Mur de Berlin sont tombés – et ce sont là de bonnes choses -, il faut saluer et louer cet hommage musical rendu en 2013 dans le Palais du Peuple (cf. l’introduction écrite par Wim Wabbes, initiateur de ce projet ambitieux) à la musique d’un compositeur allemand que le nazisme, les horreurs de l’Holocauste et des massacres d’innocents durant la Seconde guerre mondiale, n’ont pas réussi à évincer de notre mémoire même si, en fonction de critères imbéciles de minus de la trempe de Goebbels, cette musique relevait de l’art dégénéré. Un art qu’ont parfaitement régénéré et oxygéné le trio DAS KAPITAL et le Royal Symphonic Wind Orchestra Vooruit.
Roland Binet