De Bechet à centipede : 50 ans d’histoire du saxophone en jazz (4/4)

De Bechet à centipede : 50 ans d’histoire du saxophone en jazz (4/4)

© Francine & Roland Binet

Survint Albert Ayler au ténor et l’histoire du jazz en ressentit les convulsions. C’est peut-être John Litweiler (« The Freedom Principle – Jazz After 1958 », ouvrage déjà cité) qui a le mieux résumé l’ébahissement qu’a pu provoquer la venue d’Ayler (né en 1936) dans le monde du jazz : « Dans ses années les plus créatives, une extase sauvage sur les tempos les plus rapides humainement alternait avec les ballades les plus larmoyantes imaginables, et ces deux formes d’hystérie constituaient le seul contenu de ses solos. Il n’a jamais swingué, pas même durant ses premiers enregistrements, au contraire, ses solos rapides acquéraient du mouvement par l’intermédiaire de l’énergie cinétique de ses lignes délivrées à la vitesse d’une tornade. En effet, il a court-circuité toute l’histoire du jazz pour retourner à des attitudes et des idées au sujet de la musique qui étaient antérieures à l’origine de cet art ; il construisit ensuite son propre art au départ de découvertes primitives. » Deux auteurs notamment mettent en exergue que la musique d’Albert Ayler a complètement aboli la métrique (entendez la subdivision en mesures et temps), le rythme régulier et les sons tempérés. John Litweiler : « Sunny Murray (le batteur) et Albert Ayler n’ont pas simplement percé les divisions en mesures, elles les ont complètement abolies (…) Typique dans les œuvres d’Ayler, ce que joue Murray commence par un calme arythmique et grossit en vagues, puis des marées de densité sonique ou polyrythmique apparaissent, faisant écho à des changements dans les lignes que jouent les horns ; ces vagues d’abstraction ont tendance à franchir la crête par des coups au tambour, qui, de toute manière, ne marquent pas le rythme. » (« The Freedom Principle », ouvrage cité). Ekkehard Jost parlant d’un enregistrement en trio écrit : « Le refus de hauteurs de sons (sous-entendu tempérés) d’Albert Ayler trouve une contrepartie dans le refus de tenir un rythme de Peacock et Murray. » (« Free Jazz », ouvrage cité). Le premier disque important d’Ayler – « My Name is Albert Ayler », 1962/1963 – fut enregistré au Danemark. Comme l’indique Jost, Ayler sonnait tout à fait faux, ses démesures et tensions sonores étant en porte-à-faux avec l’accompagnement post hard bop et orthodoxe des compagnons danois d’infortune. En 1964, Ayler enregistre la bande sonore d’un film intitulé « New York Eye and Ear Control ». Il s’agit là de l’exemple même du free tel qu’on l’imagine : vagues de sonorités sous la forme d’éruptions sonores simultanées des quatre souffleurs que sont Albert Ayler, Don Cherry, Roswell Rudd, et John Tchicai, un chaos organisé et désorganisé laissant parfois filtrer des sons longs et mesurés sur fond de quasi-silence. Jost indique : « Contrairement à Free Jazz, il y a (sous-entendre : ici) une épaisseur de variations et différenciations à tous les niveaux musicaux dans « Ay » et « Itt » (les deux morceaux essentiels du disque, chacun > 20 minutes), qui n’a été atteinte précédemment (dans d’autres circonstances) que dans les suites de Charles Mingus, et, après cela, dans les « compositions collectives » de Cecil Taylor. » On connaît la beauté parfois éthérée, parfois enfantine, souvent démesurée, de certaines de ses compositions les plus célèbres dont « Bells », « Ghosts », « Truth Is Marching in ». Ce mélange peu subtil de sonorités et de climats dignes de fanfares de musiciens amateurs et de lyrisme exacerbé toujours un rien enfantin. Albert Ayler était en effet capable d’un lyrisme peu commun. Il suffit d’écouter la beauté quasi élégiaque de sa composition « Angels » (enregistrement du 23 septembre 1965 en septette), fondée sur la répétition de quelques notes mais avec un pathos extraordinaire, rehaussé par un vibrato et une expressivité sonore poussés à l’extrême, pour se rendre compte de la grandeur de ce saxophoniste. Albert Ayler fut une comète fulgurante, un événement quasi unique dans l’histoire du jazz. Le mot de la fin à son égard revient peut-être à André Francis (« Jazz ») : « En 1966, l’écrivain noir américain LeRoi Jones prétendait qu’Ayler était un maître aux dimensions stupéfiantes. C’était voir juste avant tout le monde, car Albert Ayler a mis très longtemps à être admis et compris. »

Avec Pharoah Sanders, on a affaire à un jazzman doté d’une sonorité de saxophone ténor écorchée, torrentielle, volubile, désaxée, défoncée à l’extrême ; du temps de sa participation à l’aventure Coltrane, avec lui on est confronté à un jazz où le matériau sonore s’éloigne radicalement des acquis et fondements de la musique occidentale, un jazz où et quand le son devient une arme sociale anti-bourgeoise, anti-bienséance, un jazz où interpréter un solo devient une création de monstruosité sonore, un déferlement de passions purement auditives, un jazz sous la forme d’ouragans ou de tsunamis, et nous y avions déjà été un peu habitués avec Ayler. Relativement inconnu avant de participer à l’enregistrement d’« Ascension », Pharoah Sanders rejoint définitivement le combo de Coltrane dès septembre 1965. Sanders dément à la perfection la locution de Talleyrand que « tout ce qui est exagéré est insignifiant » tout comme le jugement d’André Francis pontifiant « …il a joué auprès du maître et lui a emprunté certains clichés. » (cf. Jazz). Voici ce que je relevais au sujet de la première intervention de Sanders avec Coltrane (« Ascension Take 1 ») : « 11:55, Sanders, sons growlés et des harmoniques démesurées (ex. 12:09/12:19), de ce genre que reprendra David Murray quelques décennies plus tard. Pratiquement aucune note d’une gamme bien tempérée. On est ici de plain-pied dans un jazz sauvage, brut, primal. Un jazz exempt de toute sophistication, un jazz fondé sur l’exploration sonore de tons. ». Le 28 mai 66, lors d’un gig au Village Vanguard, ce fut encore pire (cf. le morceau « Naima ») : « 03:19, Sanders au début par des « flutters » en graves – la sonorité faisant penser à Shepp -, revenant parfois à des éléments du thème (3 notes, cf. par ex. 04:09/04:11). Son phrasé en harmoniques est impeccable (cf. par ex. 04:20/04:2). Paradoxalement, si on efface l’extrême modernisme de son propos, ce solo, disjoncté d’apparence, ménage de belles envolées lyriques (comme par ex. les harmoniques avec vibrato rappelant le thème 04:59/05:01 et 06:09/06:16). Dans ce solo, Sanders déploie toute l’assurance et la technique instrumentale qui feront de lui un partenaire idéal pour Coltrane, tant sa fougue innée, sa rage créatrice, son incroyable virtuosité, seront – pour la dernière époque de la vie de Trane – un plus. » Et pour ceux qui ont l’oreille et qui savent comprendre des solos et des styles, il est apparent que Coltrane a été influencé, dans une certaine mesure, par Sanders, surtout au niveau du phrasé en harmoniques et des saturations sonores. Si Sanders n’a pas eu de disciples, on entend son influence chez David Murray au niveau de la folie sonore et du phrasé assez dingue par moments en harmoniques.

Alors que le monde musical est secoué par de séismes et des ondes libertaires centrifuges, apparaît en 1966 un saxophoniste ténor (et flûtiste) qui déchaînera bientôt les passions parmi des aficionados baba cool et, également, au sein des communautés hippies, car sa musique assumera bientôt des traces de psychédélisme. Il s’agit de Charles Lloyd (qui n’oublions pas hébergea Michel Petrucciani quand il fut à un moment de son existence en période de forte déprime, et joua avec lui), le découvreur de Keith Jarrett. Le 18 septembre 1966 il se produit au festival de Monterey, y interprétant notamment la très belle suite « Forest Flower ». Sa sonorité au ténor est large et tend plutôt vers ce type de douceur d’expression hérité de Lester Young voire de Stan Getz, mâtiné d’une once d’influence coltranienne dans certaines des fougues et envolées sonores dont il est capable, mais avec un engagement et une passion modernes s’appuyant sur un très beau lyrisme que sous-tendent ces phrases somptueuses, hiératiques, une fabuleuse technique et, à l’instar de Coltrane, un sens de l’exergue voire de l’itération d’où ne sont pas absentes des incursions rapides post hard bop ou des incursions répétées vers les aigus et suraigus voire ces trilles complexes avec écho ou ces paroxysmes aux sons salis auxquels se joignait avec puissance, plaisir et talent, Jarrett, qu’on appréciera plus tard dans ses épiques disques en piano solo (notamment son « Köln »).

Citons aussi un jeune saxophoniste d’origine argentine, admirateur de Trane, et qui commença à se faire connaître au ténor grâce à sa sonorité écorchée, large, rauque, extravertie, démente : Gato Barbieri. Qui enregistrera par la suite avec un big band de Carla Bley (cf. à cet effet le disque emblématique « Escalator Over the Hill ») et s’y distinguera, co-composera au début des années 70 la musique du film « Dernier Tango à Paris ». Une voix intéressante.

C’est au fond Miles Davis qui initie et développe une autre approche de la musique, plus spatiale, plus décontractée, mais initiatrice d’une nouvelle ère en jazz, celle des instruments électriques. Dès 1963, il a fait appel à des jeunes (Tony Williams, Herbie Hancock, Ron Carter) mais aussi à des saxophonistes ténors de la génération montante tels George Coleman, Sam Rivers puis Wayne Shorter, des saxophonistes déterminés et qui, même s’ils montrent encore par-ci, par-là, des influences de leurs mentors (souvent Coltrane dans un premier temps), sont occupés à initier une nouvelle voix pour le saxophone. Cette nouvelle époque c’est celle du power saxophone. Pas comme l’avaient fait auparavant Coltrane, Dolphy, Shepp, Ayler, Sanders, non ! Ces nouveaux loups du saxophone s’éloignent déjà de ces flirts sonores avec des notes souvent ou tout le temps hors des normes tempérées, ils en reviennent aux élémentaires du jazz, demeurent dans des normes de hauteurs de tons tout à fait convenables, respectent la métrique et s’y meuvent d’autant mieux que Miles Davis fait, dès le début des années 70, fabuleusement déménager sa musique, la rendant éclectique, électrique et exciting. Un exemple type est constitué par la présence de son groupe iconique au festival de Wight en 1970 ou son incroyable prestation au Fillmore la même année, dont fut tiré le disque « Black Beauty » (avec Chick Corea, Dave Holland, Jack DeJohnette, Airto Moreira). Et là, on découvre et on entend un enragé du saxophone soprano, Steve Grossman, qui joue comme si sa vie en dépendait, il souffle et souffle et ne laisse aucun instant de silence – au contraire de la décontraction naturelle de Miles Davis même dans les moutures électriques sous électroniques les plus folles -, comme s’il était possédé. Alors que l’impérial Davis reste maître du temps et des espaces, tout autour de lui, ces jeunes s’agitent dans des débauches sonores qui draineront à elles des dizaines et dizaines de milliers d’amateurs de rock qui, auparavant, avaient trouvé leur extase musicale (souvent alliée à une prise de drogues légères ou fortes) dans les coups de folie de Jimi Hendrix. D’autres groupes – qui auront également une influence déterminante sur l’arrivé d’admirateurs de rock vers le jazz -, comprenant également des power saxophonists de talent, feront leur apparition à la même époque : Return to Forever de Chick Corea (Joe Farrell au ténor, excellent à la flûte), Weather Report (le groupe fusion par excellence de Wayne Shorter), le groupe mythique que forma John McLaughlin avec Karl Jenkins, le saxophoniste John Surman et Stu Martin (cf. « Where Fortune Smiles »).

N’oublions pas qu’à côté de nouvelles moutures de retour à des formes rythmiques traditionnelles en jazz, même si elles se sont électrifiées dans l’intervalle, même si elles s’écartent d’une tradition jazz comme nous y avait habitués les Getz, Brubeck, Messengers, Rollins, les mouvances free jazz américaines continuèrent à s’exercer et nullement dans le sens de la détente ou de la concession, tandis qu’en Europe, de nouvelles structures tels Globe Unity dans laquelle se distinguait par sa fougue, force et fureur, le ténor Peter Brötzmann, et, en France la Michel Portal Unit du multi-instrumentiste de ce nom, perpétuaient ce remue-ménage anti-bourgeois qu’avait déclenché l’avant-garde en jazz.

En juin 1971, soit près d’un demi siècle après que Sidney Bechet entama son histoire d’amour avec le saxophone soprano, un pianiste et compositeur britannique, Keith Tippett, réussit à former un big band occasionnel qui enregistra un double disque-culte, « Septober Energy » sous le nom d’orchestre Centipede et effectua une tournée notamment en France, dans lequel les saxophonistes furent au nombre de 11 dont les fabuleux Elton Dean (qui introduisit le saxcello dans la musique de jazz et de rock progressif) et Karl Jenkins (Soft Machine) et un intéressant saxophoniste originaire d’Afrique du Sud Dudu Pukwana. Une musique aux confins du jazz et du rock progressiste, une musique envoûtante où on put entendre notamment un fabuleux solo d’Elton Dean dans le dernier mouvement de cette tétralogie musicale. Elton Dean (souvent au saxcello), un saxophoniste qui sans être jazzman fut à certains égards bien plus intéressant que certains saxophonistes traditionnels et dont certains solos eurent cette qualité que des saxophonistes de la première époque du jazz possédaient, ils chantaient, ils étaient esthétiquement beaux et ils supportaient la réécoute même 45 ans plus tard.

Un siècle exactement après que Bechet eut opté pour le soprano et que des jeunes comme Elton Dean, Wayne Shorter, Dave Liebman, Steve Grossman, Joe Farrell, John Surman, sortaient l’instrument créé par Sax de la torpeur commerciale voire anarchique qui lui avait été dévolue durant les sixties après la mort de Coltrane, peut-on affirmer qu’il y eut de nouvelles écoles au saxophone ? Des avancées depuis « I’ve Found a New Baby » de Bechet, « Body and Soul » de Hawkins, « These Foolish Things » de Young, « Koko » et « Embraceable You » de Parker, « Early Autum » de Getz, « Free Jazz » du double quartette de Coleman/Dolphy, « Chasin’ the Trane », » A Love Supreme », « Ogunde » ou « Venus » de Coltrane, « Bells », « Ghosts », « The Truth Is Marching in » d’Ayler, « The Creator Has a Master Plan » de Pharoah Sanders ? Du renouveau depuis que ces young cats du power saxophone éveillèrent et enchantèrent nos oreilles à l’orée des seventies ?

La postérité seule pourra nous le dire.

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Roland Binet