De Beren Gieren, vu de France

De Beren Gieren, vu de France

De Beren Gieren… vu de France.

(c) Pieter Fannes

De Beren Gieren c’est Fulco Ottervanger (piano), Lieven Van Pee (contrebasse) et Simon Segers (batterie) – « Les ours vautours » – sont originaires de Gand, en Belgique. C’est à Bruxelles qu’a eu lieu cette interview.

Le trio De Beren Gieren jouait le 25 août 2016 au Parc Royal à Bruxelles. En cette journée caniculaire, entre les sons des voitures de police zélées et la balance de Chassol, nous avons profité d’une pause sous les arbres pour parler de leur ascension récente sur la scène européenne et de la frontière imaginaire entre ce qui est jazz et ce qui ne l’est pas. Ces dernières années, leurs prestations au Punkt Festival, aux rencontres Jazzahead et au Ljubljana Jazz Festival, leurs collaborations avec des artistes de haut rang, de Ribot à Sclavis, ont attiré les regards sur leur musique qui garde un pied dans la pop tout en maîtrisant l’art de l’improvisation polyphonique. One Mirrors Many, paru chez Clean Feed l’année dernière, en est une illustration, ainsi que le disque The Detour Fish, marquant leur rencontre avec Susana Santos Silva, trompettiste portugaise dont vous pourrez bientôt lire l’interview ici.

Comment est né le trio De Beren Gieren ?

Fulco Ottervanger : On se connaît depuis l’école primaire. Simon et moi avons joué dans des groupes divers. On avait un ami qui possédait un endroit que l’on s’est approprié comme studio où l’on travaillait et enregistrait la nuit. On a eu un groupe de rock et même de hip-hop. C’est à Gand que nous avons rencontré un saxophoniste très free : il vivait dans la forêt ! Il nous a fait travailler sur nos premières démos qu’il a enregistrées à Berlin, lorsqu’il est parti y vivre. Nous avons aussi tous fait le conservatoire dans la même institution, mais à des années différentes. Le moment décisif a été le tremplin du Gent Jazz Festival, en 2009. Un festival avec une belle renommée et des professionnels expérimentés, dans notre ville et… nous l’avons remporté ! Le prix était une tournée à travers toute la Belgique. Tout d’un coup, nous voilà exposés en tant que « révélation belge » alors que nous n’avions même pas encore enregistré un disque ! Il y avait bien cette démo, mais elle était enregistrée à quatre, avec ce saxophoniste qui était toujours à Berlin.

Simon Segers

Simon Segers : Nous nous sommes donc lancés dans cette tournée en trio piano/contrebasse/batterie, conscients qu’il ne fallait pas laisser passer notre chance. Fulco s’est mis à écrire très vite, on était déjà sur la route…

Vos compositions justement, des morceaux longs avec ces thèmes, ces mélodies pop, comment leur donnez-vous vie ? Quel genre de musique souhaitez-vous composer ?

Fulco : Nous voulons une combinaison de matière écrite et improvisée qui tienne la route ! C’est sûr que l’on se situe loin d’une inspiration venue des standards.

Simon Segers : On part toujours des compositions écrites par Fulco, et il peut y avoir beaucoup ou très peu de matériel écrit, cependant chaque titre a une partie importante laissée à l’improvisation. Chaque morceau est un personnage qui évolue. En jazz on détermine l’harmonie, les mélodies et ce qui va devenir des riffs, et on prévoit la place pour les solos. C’est là-dessus qu’on s’est basé, au tout début, lors de cette tournée arrivée très tôt.

Lieven Van Pée : On sortait du conservatoire dons nous étions encore sous l’influence des règles typiques de composition jazz.

Fulco : Ensuite, au fur et à mesure des concerts, la structure des titres est devenue plus souple, s’est relâchée. On ne s’est jamais dit « écrivons des morceaux jazz », mais « écrivons de la musique, une musique à nous ».

ON CRÉE CET « ESPACE ENTRE L’ATTENDU ET LA SURPRISE »

Sur votre site et les communiqués qui circulent, on peut lire que cette musique se situe « dans un espace entre l’attendu et la surprise ». C’est bien ce que l’on ressent, mais ca n’étonnera pas nombre d’auditeurs, mélomanes, qui attendent exactement cela d’une musique jazz !

Simon : Ce que l’on veut, c’est faire douter les auditeurs qui essaieraient de distinguer les parties écrites des parties improvisées. Dans toutes nos compositions, on a fait le choix d’avoir des mélodies claires, accrocheuses, répétées dans une matière sonore dense, ou bien totalement dégagées. Le but est de faire se demander : « Est-ce qu’il s’agit d’un solo improvisé ? » et puis un changement ou un temps plus tard, on est à l’unisson sur le même thème, pour dire que non, ce n’était pas de l’impro. A l’inverse, on aime aussi improviser des parties simples, ensemble, créer un gimmick instantané qui peut être aussi évident que s’il avait été écrit il y a des années. Est-ce que c’est seulement ça, le jazz ?

Fulco Ottervanger

Fulco : Ma recette c’est : « utiliser la mélodie pour improviser autour de la mélodie, dans des formes qui restent toujours ouvertes ».

Simon : La structure est connue mais le temps de jeu… non ! On commence un titre en sachant que l’espace de jeu « entre les deux barres » va durer peut être 5 minutes ou … beaucoup plus ! Voilà comment on crée cet « espace entre l’attendu et la surprise ».

Et que faites-vous de la part de risque présente dans le jazz, dans les musiques de création ?

Lieven : Oh mais il y en a ! Parfois, on se jette dans le vide et… rien ne se passe !

Simon : Oui ; et alors que cela peut sembler dur à vivre face à un public, ça fait partie de la scène, on doit rester positif. C’est un moment dans lequel on veut inclure le public. On veut qu’il vive le concert avec nous, en prenant part à ce risque. S’il est témoin de ces moments où ça ne marche pas, tant mieux. Oui, la musique c’est ça aussi, parfois ça ne prend pas !

Fulco : Il faut que ça reste un jeu !

Puisqu’on parle du public, est-ce que vous connaissez le public de De Beren Gieren ? Il est assez mélangé (à l’image de ceux que l’on verra ce soir au Parc Royal NDLR). On y trouve des amateurs de rock, de pop, de jazz, de classique, des musiciens, et votre trio est si jeune ! C’est un peu le rêve de tous les groupes, non ?

Simon : Très honnêtement, la plupart des gens qui viennent à nos concerts sont des amateurs de jazz, des amateurs plutôt jeunes qui baignent dans tout ce qui est à leur portée aujourd’hui via internet, les réseaux sociaux, le streaming. Mais on ne sait pas trop comment les toucher, comment on y arrive, quand on y arrive. Comme chaque groupe, ce sont de vraies questions que l’on tente de résoudre : comment atteindre un public ?

Fulco : On nous dit souvent que DBG ne se trouve dans aucune catégorie stricte ; on n’est pas jazz traditionnel, pas non plus dans la pop, ni dans la musique expérimentale, alors on s’en sert pour faire tomber les barrières.

Simon : Je crois qu’on touche un public d’amateurs de pop, ouvert. Une autre pop qui ne peut pas être fredonnée facilement, qui ne propose pas de morceaux attendus, avec un refrain, etc. On aime ça, le problème est que ces gens-là, qui sont curieux, sont déjà noyés sous les propositions. Il faut les faire venir aux concerts.

Lieven van Pee

Fulco : C’est aussi la presse qui détermine le public que l’on va toucher. A ce titre, en Belgique et aux Pays-Bas, on touche un public jazz, pour le moment. Pour toucher de nouveaux publics il nous faut faire venir des gens plus jeunes aux concerts, sans étiquette ! Le titre de l’un de nos morceaux est « Rebel Jazz To Rebel Against ». Il est souvent repris par la presse. Bien sûr nous ne sommes pas de vrais rebelles, c’est seulement le message que l’on veut faire passer, de manière… douce ! Attention, pas propre. Non, notre musique se veut aussi pleine de cassures.

Une musique qui veut une rébellion contre l’étiquette jazz, jouée par un trio piano-contrebasse-batterie (..) !

Fulco : Bien sûr il a fallu déterminer un parti-pris artistique ! Pourtant on n’est pas dans le calcul. Nous sommes trois personnes différentes, avec des goûts différents mais, lorsque l’on joue ensemble, quelque chose qui n’appartient qu’à nous trois émerge. C’est notre force. Elle vient du fait que nous sommes amis depuis si longtemps, alors que oui, comme vous le rappelez, nous sommes un jeune groupe.

Simon : Il y a une progression qui est visible dans notre travail. Au début, on parlait des chansons, des morceaux séparément. Aujourd’hui, on réfléchit en termes de son global. Nos deux premiers albums étaient un rassemblement de titres. Sur One Mirrors Many, il s’agit d’une seule et même histoire.

Lieven : Pourtant on ne veut pas parler de concept stylistique.

Fulco : Travailler un style serait devenir trop lisse.

Simon : Non, pas forcément. Tu vois, il y a des groupes qui travaillent une esthétique et s’y tiennent. Dawn of Midi, par exemple, fait un travail de style exemplaire en amenant un son spécifique sur chaque projet. J’aime beaucoup ce qu’ils font.

Lieven : Mais on ne pourrait pas travailler dans cette optique, on aime trop changer les choses tout le temps, casser les habitudes. En faisant ça, on habitue le public à ces breaks. Cela développe l’écoute.

Simon : Si on ne marquait un tournant qu’à chaque projet, chaque nouveau disque – et Lieven a raison, nous en sommes incapables – on casserait l’attachement d’un public que l’on a envie d’inclure dans notre progression. C’est notre nature, on ne peut reproduire les choses deux fois de la même manière. Parfois c’est bien, parfois non ! On est d’ailleurs tellement incapables de suivre nos propres règles, que lorsque l’un de nous décide d’une direction précise à suivre, dans les loges, quelques minutes avant d’entrer sur scène, on va quasi systématiquement faire l’inverse ! (Les trois éclatent de rire, visiblement ce n’est pas une source de conflit entre eux).

SCLAVIS SERA TOUJOURS SCLAVIS !

Et que dire des directions que vous prenez lorsque vous rencontrez d’autres musiciens, en l’occurrence, la trompettiste Susana Santos Silva, avec qui vous avez enregistré le très bel album The Detour Fish, inspiré par La Truite de Schubert ?

Fulco : On l’a rencontrée au Portugal, où est basé notre label Clean Feed, à l’occasion d’un festival où a été jouée une version de The Trout quintet, «La Truite » de Schubert. Nous en avons donné notre propre interprétation, dans la foulée, totalement improvisée, avec Susana. C’était lors d’un festival du réseau 12 Points (festival basé en Irlande, promouvant et accompagnant les artistes émergents dans un réseau de villes européennes, NdlR). La rencontre a tellement bien fonctionné qu’on a décidé d’en faire un disque.

Simon : Pour un trio dont le son se construit autour du piano, avoir un instrument soliste monophonique, la trompette, fait du bien. Tous les trois nous avons nos habitudes de jeu et notre monde sonore. Tout à coup, nous sommes entrés dans le monde de Susana et ça a été très beau. Elle joue magnifiquement bien aussi, ça aide ! Enfin, c’est une personne adorable. Ça a été un plaisir de passer un peu de temps avec elle, pour répéter dans la maison d’un ami, en Auvergne ; des vacances entre copains. Juste après, nous étions en résidence au Vooruit à Gand, et nous en avons profité pour travailler encore avec elle. Pedro Costa de Clean Feed, qui avait été là au tout début, a voulu faire le disque à l’occasion de notre participation au Ljubljana festival en Slovénie – puisqu’il en est le programmateur.

Fulco : Ce fut un beau petit détour dans notre trajectoire, vers encore plus d’improvisation.

Simon : L’idée de garder la spontanéité de notre rencontre en enregistrant un album live semblait évidente, mais ça nous a mis une petite pression. Tant de grands albums ont été enregistrés live. Alors on a décidé de laisser le son vivre à sa manière.

Fulco : Le son sur ce disque est changeant, ondulant, un peu lunatique. C’était le but : même si on se retrouvait après avoir beaucoup répété, laisser place à l’improvisation, à nouveau.

Vous jouez en France en ce mois d’octobre au Festival Jazzèbre. Qu’est-ce que cette étape vous inspire et est-ce qu’il y a des musiciens français qui vous inspirent ?

Les trois : Louis Sclavis !

Fulco : Nous avons joué avec lui au cours de cette année de résidence au Vooruit. C’était très impressionnant. Il a un univers fort, c’est un grand, capable de puiser à la fois dans un répertoire traditionnel ou folk et capable aussi d’envolées folles. Sclavis sera toujours Sclavis !

Jean-Yves Evrard. Il joue dans un circuit plus alternatif, un très bon musicien en plus d’être super cool. Et enfin ce batteur, là, qui joue dans Das Kapital… Comment s’appelle-t-il … Edward Perraud ! Il est très libre lui aussi, va dans de nombreuses directions. Il joue avec tous ces clichés autour de la batterie, en étant à fond lui-même. Ce n’est pas si facile de passer les frontières. Le problème est le même pour les groupes français comme les groupes belges, alors que nous sommes si proches. Il faut respecter un certains nombre d’étapes, avoir accumulé de bonnes références. Nous voulons jouer partout. D’ailleurs, notre nom : comment le prononcez-vous ? (J’articule de mon mieux « DE BEREN GIEREN », en évitant de prendre un accent belge trop prononcé. Ils valident ma prononciation. Ouf !)

J’ai lu différentes traductions de votre nom, dans des articles anglophones, éclaircissons ce point : se sont les Ours Volants, les Ours hurlant, les Ours Vautours… ?

Les trois : Les ours vautours ! Il y a un jeu de mots, c’est vrai. En néerlandais, les deux mots se ressemblent donc ça va être souvent traduit par The Shrieking Bears en anglais, les ours qui crient. Au moment où je relève qu’ils sont plutôt doux et polis, Lieven éternue bruyamment. Pleins de surprise, on vous le dit !

Propos recueillis par Anne Yven 

Photos de Bruno Bollaert – Sa page FLICKR