De Paul Bley…#3
Paul Bley (1932-2016)
Immense artiste qui vient de nous quitter.
(suite et fin)
par Jean-Michel Van Schouwburg
photos @Roma (2009) de Guy Van de Poel
Robert Moog vient d’inventer un appareil qui permet de produire de la musique électronique en temps réel. Paul Bley plaque tout et s’enferme dans un studio pour comprendre et apprendre le fonctionnement de ce nouvel engin, lequel n’étant pas encore miniaturisé, prend une place bête (cfr. illustration ci-contre). Adieu piano, trio, jazz et musique improvisée. En 1969, au prix de gros efforts et un acharnement peu commun, Paul Bley est le premier musicien qui jouera du synthétiseur en public et en temps réel. Avec Annette comme chanteuse, il forme le Bley-Peacok Synthetizer Show et enregistre pour Polydor, The Bigger The Love The Greater The Hate, avec une kyrielle de musiciens, dont Perry Robinson, Mark Whitecage au saxophone électrique, Gary Peacock et Barry Altschul sur une plage ou deux ! Rien que le titre vous dit tout de la situation : allant juqu’au bout de ses choix artistiques (l’amour), il s’est foutu dans un vrai cauchemar (la haine). Il conduit lui-même le camion indispensable pour transporter l’énorme matériel qu’il met parfois des heures à mettre en place. La folie !
Avec sa chevelure hippie et une barbe de prophète, il tourne même en Europe en 1971. À Rotterdam, il se produit en compagnie du plus cinglé des percussionnistes de l’époque, Han Bennink. Celui-ci souffle dans des trompes tibétaines gigantesques, percute sur une batterie complètement dingue, composée de tambours chinois, d’une grosse caisse de nonante centimètres en bois, d’un tabla, de cloches, d’énormes woodblocks, de gongs et crotales, des racloirs, d’épaisses cymbales de fanfare du siècle dernier et fait tournoyer des rhombes en métal qui risque de voler dans le public en sectionnant la corde. Bley impassible et un Bennink rougeaud et survolté… Deux albums témoignent de cette aventure improbable: Dual Unity et Improvisie publiés respectivement par Freedom et America, le même label auquel il vend sa bande du Paul Bley Quintet avec Ornette Coleman au Hillcrest Club sur la lancée. Malgré les tournées, le Synthé Moog version primitive est un luxe inouï pour un musicien qui vit de ses concerts, même si en évoluant le moog devient de plus en plus transportable. Paul Bley qui a, je le répète, toutes les qualités d’un véritable homme d’affaires sans pour autant être vénal, rencontre les gens du label BYG. Le label français mythique publie son Ramblin’ enregistré à Rome en 1966 et réédite Footloose. Le contrebassiste Manfred Eicher qui lance un nouveau label (ECM), lui rend visite à New York et Bley lui fait écouter les bandes de ses sessions préférées. Eicher, qui est déjà un fanatique de Gary Peacock, choisit des morceaux inédits en trio de 1963 avec le contrebassiste et Paul Motian et d’autres de 1968 avec Billy Elgart : Paul Bley with Gary Peacock inaugure le label ECM avec un disque en trio de Mal Waldron. ECM publie aussi la moitié de son double album avec une longue improvisation par face enregistrée en 1967, sous le titre Ballads. Fatigué des concerts et de la promotion du Synthetizer Show et suite à la séparation d’avec Annette qui signe pour l’organisation de David Bowie : Main Man. Il rejoint l’Europe en septembre 1972 et décide d’enregistrer en solo dans un studio Norvégien.
Mais quelle musique ? Et bien, c’est simple : dans le droit fil des derniers albums de son trio, le plus lentement possible ! Paul Bley est le roi du silence à défaut d’avoir convaincu qu’il était aussi le roi du swing en version quasi-dodécaphonique. Open, To Love (ECM 1023) est le disque ultime de l’économie des effets, du refus de la virtuosité, de la sensualité du son, de la vibration de la note. Closer, Ida, Started, Open, To Love, Harlem, Seven, Nothing Ever Was, Anyway. Mais c’est trop facile ! Et, malgré son nez creux proverbial, Bley est un artiste jusqu’au bout des ongles et un artiste cela prend des risques. Il n’aime que les labels qui commencent. Donc pourquoi pas créer le sien, l’idée germe. Après un dispensable Scorpio pour Milestones fin 1972 avec la rythmique de choc Dave Holland – Barry Altschul qui défraie la chronique avec Circle (Chick Corea et Anthony Braxton) et Sam Rivers, il décide de larguer la fée électricité. En 1973, il grave un magnifique duo acoustique avec le contrebassiste prodige Niels Henning Orsted Pedersen (NHOP) pour un label post bop naissant, Steeple Chase, qui ressuscite Jackie Mc Lean et Johny Griffin, et fait enregistrer Dexter Gordon et le vibraphoniste free Walt Dickerson. NHOP s’adapte parfaitement à la situation et quelques nouvelles compositions émergent : Gesture Without Plot, Ojos de Gato, Later.. Qu’elles soient de lui, de Carla ou d’Annette, on s’en fout. Ce qui est joué par Paul Bley, devient du Paul Bley. En 1974, il enregistre de nouveau un solo dans le mythique studio Arne Hendriksen où les musiciens ECM sont logés à demeure. Keith Jarrett est devenu un phénomène universel et il enregistre avec un prodige norvégien, Jan Garbarek. Une nouvelle scène et un nouveau son se créent autour du label munichois qui attire les jazz fans des USA jusqu’au Japon, et le phénomène dépasse les ventes de certains groupes de musique pop.
Mais bien sûr, pour Paul Bley, tout cela est trop facile : il préfère sa liberté et crée son label Improvising Artists Inc (IAI) avec sa nouvelle compagne, Carol Goss, une artiste vidéo d’avant-garde. Alone Again est publié par IAI avec Ojos de Gato, Ballade, And Now The Queen, Glad, Lovers, Dreams, Explanations au piano seul dans une véritable introspection dépouillée. La musique semble légère, douce et au ralenti permanent. Pourtant, elle est aussi déchirante et surtout, le pianiste joue fort, certaines notes explosent alors qu’elles semblent naturelles. Bley est un pianiste qui donne l’illusion d’être introverti en plongeant les notes dans le silence : cette fragilité apparente est pourtant obtenue par l’entièreté du membre antérieur qui fait sonner le piano avec une grande puissance faisant vibrer la note le plus forte possible tout en la faisant chanter. L’attaque très légèrement décalée par rapport au geste normal et/ou l’intervention minutieuse à la pédale en cours d’émission crée une impression de doute voire d’insécurité. Complètement paradoxal ! Comme il joue rarement vite, on croit que c’est simple. Tout travaille : l’épaule, l’omoplate, le coude, l’avant-bras, le poignet, la main et un ou deux doigts. Comparez avec les pianistes virtuoses qui sont sensés jouer une musique proche de la sienne, cherchez, écoutez. Quand ils ne paraissent pas ringards en comparaison, en raison des freins mentaux de l’académisme persistant, ils sonnent inconsistants et apprêtés face au naturel désinvolte du Canadien. Très rares ceux qui ont ce corps, ce son physique afro-américain. Misha Mengelberg a bien un son fantastique, mais on ne l’a jamais entendu voler sur le rythme ou flotter en apesanteur. Paul Bley est un virtuose, mais pas celui des enchaînements de dizaines de notes à la seconde attaquées de manière plus uniforme (Chick Corea, Joachim Kuhn, Martial Solal), il est un virtuose minutieux du son ! Et parmi les quelques virtuoses du son, il est un de ceux qui swingue au maximum. Comme Thelonious Monk ! Il sait faire swinguer des valeurs et des dynamiques contrastées, voire opposées et faire dire au silence qui suit ce que la note qui meurt signifie. Revenons à son label, IAI, qui sort Quiet Song, une rencontre de Bley avec Giuffre et le guitariste Bill Connors, un des musiciens ECM qui a le vent en poupe. Le disque est beau et ouvre l’esprit de jeunes auditeurs à la recherche de ce qui est souterrain et qui échappe à la prescription des magazines rock qui commencent à fabuler. Les critiques jazz Laurent Goddet, Michael Cuscuna, Joachim-Ernst Berendt alertent toute la planète jazz et en quelques années IAI construit un catalogue exceptionnel : du Paul Bley avec Virtuosi, le reste du double album de 1967 qui dévoile les très lents Butterflies et Gary en trio avec Peacock, Turning Point avec Gilmore et Peacock et les Coleman Classics du Hillcrest Club. Mais cet album Ornettien est retiré de la vente par l’avocat de qui vous savez, comme si Paul était un barjot ! On sait que Bley est un grand professionnel qui connaît les règles du métier sur le bout des doigts et a le chic pour foutre la paix aux organisateurs, journalistes et propriétaires de labels tout en sachant comment faire pour obtenir ce dont il a besoin. Toute l’histoire de son label IAI le prouve : il a produit plusieurs fleurons de la discographie de collègues qu’il estime. Une série de duos majestueux : Sam Rivers et Dave Holland en deux albums, Duet de Lester Bowie et Phil Wilson, Underlines de Steve Lacy et Michael Smith, Reeds and Vibes de Marion Brown et Gunther Hampel , le guitariste Michael Jackson avec Oliver Lake , Karmonic Suite. En outre, deux albums solos de Sun Ra voient le jour et le Breakin Thru du sensible pianiste Ran Blake. Son pote Perry Robinson n’est pas oublié : un disque proche de la musique ethnique, Kundalini , où officie le sitariste du groupe électrique de Miles, Badal Roy et le percussionniste brésilien Nana Vasconcelos. Et un inédit du pianiste Mike Nock avec Bennie Maupin. C’est le plus beau label indépendant New Yorkais et il est géré par un musicien à l’instar des labels indépendants européens Incus, FMP ou encore ICP. Paul Bley rencontre le succès avec son label et il en fait profiter les autres. En effet, s’il a une très forte personnalité et une créativité peu commune, il sait très bien à qui il le doit : les musiciens qu’il a rencontrés, soit tous ces excellents et honnêtes artisans qui ont éclairé sa route. Un disque IAI électrique enregistré en 1974, nous le fait également entendre avec Jaco Pastorius et Pat Metheny, alors encore inconnus, comme s’il savait prédire l’avenir. Sortent encore un Japan Suite avec Altschul et Peacock en 1976, Pyramid avec Lee Konitz, Connors et Bley et un solo de 1978, Axis in Soho, du nom du quartier qui était le centre névralgique de ce jazz-là à New-York, avant que le prix des loyers n’oblige les artistes à déménager. Par rapport à Alone Again, Axis est une performance de concert plus physique et énergique. A partir de cette époque, Paul Bley va aussi inscrire sa démarche via plusieurs labels comme Soul Note, Steeple Chase, Just In Time et ECM, tout en approfondissant sa pratique musicale et en cultivant ses prédilections. Jamais il n’est revenu en arrière pour rejouer bebop, façon Wynton Marsalis, ou même invoquer les pères de la musique afro-américaine pour obtenir du travail. D’ailleurs quand la mode du tout électrique a commencé à battre son plein dans les années 1970, il est revenu à l’acoustique intégral.
En piochant dans sa discographie des années 1980 et 1990, on constate que le cap de la musique libre est maintenu, et même magnifié, avec ce touchant duo avec Chet Baker, Diane (Steeple Chase). Pris au hasard : un trio dédié à Carla (Paul Plays Carla) qui sonne à la fois free revêche et langoureux avec les compositions des albums Footloose, To Love en compagnie de Jeff Williams et du très demandé Marc Johnson : la facture est free et l’inspiration toujours au rendez-vous. Tous ses projets d’albums ont un but, des idées et développent soigneusement le matériau choisi en exprimant la joie, l’étonnement, la colère, le doute, le plaisir, la mélancolie, la nostalgie de moments perdus à jamais, ou l’espoir du jour qui se lève. Paul Bley est parmi ses contemporains LE pianiste avec une capacité innée à exprimer des sentiments et à les communiquer en faisant littéralement parler le piano. Pas une once de pianisme académique, alors qu’il connaît les secrets des harmonies. Sa technique est au service de sa sensibilité et des ses idées. Il ne veut pas distraire son auditeur par l’exposition de son savoir-faire instrumental. C’est seulement le souffle de la musique qui nous parle. Chez lui, le son de la musique populaire croise l’univers des compositeurs contemporains. Il a été transfiguré de part en part par le son inouï de Charlie Parker, par les vrombissements de la basse de Charles Mingus, le souffle microtonal d’Ornette Coleman et le cri à la fois joyeux et désespéré d’Albert Ayler. Pour Paul Bley, il n’était plus question de servir de la soupe ou de se prêter à de faux semblants. D’autres amis pianistes partagent cette exigence : Jaki Byard, Ran Blake, Randy Weston. Et, c’est avec ses camarades de toujours, Paul Motian ou Gary Peacock, que les rencontres épisodiques donneront droit à des chefs d’œuvre qui transpirent l’improvisation sincère : Notes (Soul Note), Partners (Owl) et Mindset (Soul Note), sans oublier Chaos (Soul Note), où Bley n’hésite pas à se frotter à Tony Oxley. Les derniers albums en solo comme Mondsee ou en trio comme Not Two Not One démontrent qu’il n’avait pas encore fini d’apprendre. Il y a aussi cet autre hommage à Annette avec le trompettiste Franz Koglmann et Peacock (Hat Art). Enfin, à peine Evan Parker avait-il signé avec ECM (1996) que Bley enregistre avec lui et Barre Phillips : une magnifique rencontre improvisée, Time Will Tell.
Il s’en est allé, et à n’en pas douter, le temps se chargera de raconter Paul Bley !