Diederik Wissels et Ana Rocha : la suite
Un peu plus de deux ans après « Secrecy », le duo nous propose la suite de leurs relations artistiques. Entretien à trois.
Bonjour Ana et Diederik. Après « Secrecy », ce deuxième opus confirme la relation artistique particulière qui s’est établie entre vous deux. Comment tout cela a-t-il commencé ?
Ana Rocha : Après l’école européenne à Bruxelles et mes études au Conservatoire, où j’étudiais avec David Linx et où j’ai connu Diederik il y a plusieurs années – à l’époque, nous avons enregistré ensemble quelques belles démos portugaises -, je suis partie à Berlin où j’ai fait des études en littérature et où j’ai commencé à travailler comme chanteuse, tout en donnant des cours de chant. C’est là-bas que j’ai commencé à écrire des textes et de la musique pour exprimer un peu ce que je voulais dire, sans avoir à respecter des échéances ou des paramètres dictés par autrui. Nous ne nous sommes plus vus pendant quelques années, mais quand Diederik m’a écrit il y a environ cinq ans maintenant, je n’ai pas eu besoin de réfléchir, car c’est un musicien exceptionnel et je le savais déjà. Nous nous sommes rencontrés à la Porte de Namur, j’avais le pied cassé, il faisait moche, mais c’était comme si on s’était vus la veille : l’échange a été facile et nous avons vite commencé à écrire et à jouer de la musique ensemble.
Diederik Wissels : Ana et moi nous nous sommes rencontrés au Conservatoire de Bruxelles il y a environ quinze ans. On avait bossé sur un répertoire traditionnel du Portugal en ajoutant des petites touches personnelles. Depuis les premières rencontres, j’étais fasciné par le sens du détail dans sa manière de phraser. En quelque sorte, toutes ces « micro-dynamiques » deviennent très expressives quand on leur donne de l’espace ou de la place pour exister. Ce n’est que dix ans plus tard en réécoutant nos démos que je me suis dit que le moment était venu pour créer ensemble un projet de répertoire original. J’ai envoyé un petit message à Ana pour en parler et cela s’est passé très naturellement comme si on ne s’était pas perdues de vue du tout.
«J’ai appris la musique en écoutant avec passion tout ce que je pouvais.» (Diederik Wissels)
Avant de parler de l’album proprement dit, pourriez-vous raconter en quelques mots la musique et les artistes que vous aimez, qui vous ont influencés et qui ont contribué à forger ce que vous êtes ?
A.R. : J’écoute vraiment de tout ! Ça passe par du folk, du rock, de l’opéra, de la musique traditionnelle portugaise, de la MPB, du fado, et du jazz bien évidemment… Difficile de nommer juste quelques noms. Les grandes chanteuses de jazz qui m’ont fait tomber amoureuse de la musique déjà à 9 ou 10 ans comme Ella, Nina, Billie et Carmen McRae, m’ont marquée à vie, sûrement. J’aime beaucoup Sidsel Endresen, Joni Mitchell, Gretchen Parlato, Becca Stevens, Esperanza Spalding, mais aussi Feist, Madison Cunningham, Yebba, Vulfpeck, MARO, the Staves, Bruno Major, Tedeschi Trucks Band, Lizzie McAlpine, Chris Thile, Tatiana Parra… c’est dur de s’arrêter une fois qu’on commence à y penser.
D.W. : En tant que gosse, on entendait à la maison toutes les musiques … sans frontières. J’ai appris la musique en écoutant avec passion tout ce que je pouvais. Ça n’a pas beaucoup de sens de citer des noms car il y en a trop.
Les textes poétiques ont-ils été écrits avant, en même temps, ou après avoir écouté les compositions musicales ? Autrement dit, comment s’est fait l’ajustement entre les textes et la musique ?
A.R. : Nous avons fait les deux. Diederik a écrit autour de mes paroles et moi j’ai mis des mots sur ses compositions. C’était fort équilibré sur cet album, je dirais 50/50, et je trouve que ça nous pousse tous les deux à réfléchir et à peaufiner notre écriture, ce que j’apprécie vraiment. Toujours de façon bienveillante, productive et dans une direction commune.
D.W. : Il y a eu des textes qui m’ont inspiré des musiques comme il y a eu des textes écrits sur des compositions. Ensuite, chacun passe un peu de temps individuellement pour ajuster et perfectionner son travail.
Cet album bénéficie de la présence d’un trompettiste et d’un saxophoniste ténor qui enrichissent les harmonies quand cela est opportun. Les arrangements me paraissent ainsi jouer un rôle important dans l’équilibre des compositions et même du répertoire entier. Qui les a conçus ?
A.R. : Nous avons beaucoup improvisé en studio et il n’y avait pas beaucoup d’arrangements. Mais quand il y en avait, c’est Diederik qui était l’arrangeur. J’ai l’impression que c’est souvent en s’écoutant les uns les autres qu’on a trouvé les réponses à des questions telles que « qui prend quelle place à quel moment ? ».
D.W. : En fait, je pense qu’il n’y a que trois ou quatre arrangements écrits. Les interventions de Nicolas Kummert et Andreas Polyzogopoulos sont globalement très libres, l’idée étant qu’ils improvisent leurs arrangements en quelque sorte. Globalement les partitions sont assez dépouillées. On essaye principalement de respecter l’émotion et le caractère du morceau qu’on joue.
«Je pense que nous aimons tous les deux les détails, la fragilité, le silence, et ce qui est impliqué mais pas forcément dit.» (Ana Rocha)
Si le saxophoniste Nicolas Kummert est bien connu sur la scène belge, qui est l’excellent trompettiste Andreas Polyzogopoulos ?
A.R. : Andreas est un superbe trompettiste grec que Diederik connaissait déjà. Il a enregistré « Secrecy » avec nous. C’est un musicien d’une sensibilité fantastique, qui sait créer des atmosphères avec peu de moyens et qui sait placer ses interventions. Il a beaucoup enrichi cette musique. Nicolas est un musicien magnifique, je l’avais déjà entendu dans d’autres contextes, mais on ne se connaissait pas encore. C’est une joie de travailler avec lui : il a un son magnifique, des idées rafraîchissantes et une énergie contaminante. J’ai hâte de monter sur scène avec eux, je pense que ça va être très amusant.
D.W. : j’ai enregistré avec Andreas un album en duo, « Before You Go », sur le label September. Il habite Athènes maintenant, mais il a passé quelques années à voyager entre Amsterdam, Paris et Bruxelles.
Le son de cet album est particulier en ce qu’il met en exergue les inflexions les plus infimes de la voix comme du piano. Quel en est le secret ?
A.R. : Je pense que nous aimons tous les deux les détails, la fragilité, le silence, et ce qui est impliqué mais pas forcément dit. Ça donne un jeu intimiste, nuancé.
D.W. : Pour mieux entendre ces micro-dynamiques il faut laisser de la place, jouer avec le silence, ne pas forcer et surtout écouter attentivement. Tord Gustavsen avait lancé la phrase « quiet is the new loud » et je suis bien d’accord. On peut méditer là-dessus si on veut.
«C’est important de fournir un espace, dans l’expression artistique, qui permet aux auditeurs d’y retrouver leurs propres sentiments.» (Ana Rocha)
Ana, il n’est pas toujours facile de discerner le message derrière les textes poétiques parfois abstraits des chansons. La pochette de l’album contient les paroles, mais aucune information concernant leur signification. Est-ce voulu pour en garder le mystère ou pour laisser à chacun le loisir de les comprendre selon son propre imaginaire ?
A.R. : Je pense que c’est important de laisser parler son propre imaginaire, oui. Je pense que c’est important de fournir un espace, dans l’expression artistique, qui permet aux auditeurs d’y retrouver leurs propres sentiments, leurs propres réponses, des associations qui n’appartiennent qu’à eux. Mes paroles naissent souvent de questions qui me préoccupent, de situations dans la vie de tous les jours, mais aussi de préoccupations envers l’état du monde… Quand j’écris, je pense souvent à des paysages imaginaires spécifiques, ancrés dans ce que je connais et qui me touche personnellement, mais ils existent et naissent d’un contexte social et politique réel dans lequel je vis et qui me touche bien évidemment aussi : les conséquences du réchauffement climatique, les rapports du difficile chemin vers l’Europe parcouru par des gens fuyant des situations invivables dans leurs pays d’origine, la situation et le traitement des artistes pendant le confinement. Tout ça a pris de la place dans mes textes, allusivement ou de façon directe. Mais je voulais moins écrire un manifeste (même si je trouve que ça peut être très légitime) qu’essayer de mettre des mots sur ce que l’observation du monde et des évènements de ces dernières années m’ont fait ressentir.
Tout est-il préparé et millimétré par avance avant l’enregistrement ? Autrement dit, quelle est la part d’improvisation spontanée réalisée en tandem dans votre musique ? Cette part d’improvisation spontanée est-elle plus étendue en concert que sur l’album ?
A.R. : Beaucoup est improvisé sur cet album. Je pense qu’on fera de même, ou plus, sur scène !
D.W. : En concert on improvisera plus longuement, c’est certain, mais en studio on travaille aussi très simplement. Les morceaux se font en essayant différentes options de densité et de dynamique, mais toujours avec le minimum d’information écrite.
«Je n’ai pas le sentiment qu’un public exige quoi que ce soit d’autre que d’être sincère.» (Diederik Wissels)
L’atmosphère de l’album est imprégnée de délicatesse, de sensibilité et de fragilité. Elle s’épanouit le mieux dans la pénombre et le silence. Comment faites-vous pour transmettre cette ambiance, cette esthétique, ces nuances et ces émotions en concert ? N’est-ce pas particulièrement difficile ?
A.R. : Je ne pense pas que ce soit spécialement difficile. Jusqu’à présent, avec les quelques concerts que nous avons eu l’occasion de jouer, je pense que le public nous a vite accompagnés dans cette intimité qui n’est pas exclusive – elle se partage, elle est plutôt enveloppante et elle invite à suspendre le temps ensemble. Je pense que ça peut être apprécié, une immersion hors temps, dans le « hustle-and-bustle » de tous les jours.
D.W. : Je n’ai pas le sentiment qu’un public exige quoi que ce soit d’autre que d’être sincère. Chacun à sa manière.
Est-il actuellement aisé de trouver des concerts pour jouer une telle musique aussi nuancée et intimiste ?
A.R. : Je dirais que, généralement, le booking n’est pas facile, qu’importe la musique, sauf s’il y a une agence ou une grande équipe derrière, ce qui est de moins en moins le cas, même avec un bon label qui fait de son mieux pour soutenir ses artistes. Je pense que la plupart des musiciens et musiciennes que je connais diraient la même chose. C’est du travail et de la persistance, comme c’est très souvent le cas dans ce métier. Mais nous allons jouer et profiter de tous ces moments où nous pouvons partager notre musique directement avec le public.
D.W. : Il y a des lieux et des publics pour toutes les musiques.
Quels sont vos projets à court et moyen terme : tournées, concerts, festivals d’été, préparation d’un nouvel album ?
A.R. : Nous avons quatre dates prévues en Belgique, dont la Jazz Station à Bruxelles le 20 avril et Jazz9 à Mazy le lendemain. Puis une autre à Berlin pour l’instant, mais il y en aura certainement d’autres. Et nous pensons déjà au prochain album !
D.W. : Cet été on commence à préparer le prochain album… On a déjà quelques bonnes idées.
Diederik Wissels & Ana Rocha
Yearn
Igloo Records