Erdmann – Marguet, Three Roads Home
Daniel Erdmann – Christophe Marguet,
Three Roads Home
Nul doute que Daniel Erdmann ne nous en voudra pas d’évoquer pour commencer l’hyperactivité de son partenaire de jeu Christophe Marguet, ne serait-ce que d’un point de vue discographique. Le batteur est en effet au générique de différentes nouveautés qui retiennent l’attention, chacune à leur manière . On retrouve en effet Marguet aux côtés de Yoann Loustalot, François Chesnel et Frédéric Chiffoleau sur l’album Old And New Songs, tous les quatre ayant décidé de « faire du neuf avec du vieux » ou mieux, « d’interroger le passé sans nier le présent ». Jamais à court de voyages musicaux, il entame par ailleurs avec For Travellers Only un nouveau périple au sein d’un quartet formé avec Sébastien Texier, vieux compagnon de route, pour une formule où le tuba de François Thuillier et la guitare de Manu Codjia prennent part à une fête très mélodique. Et pour finir, il retrouve ses complices Guillaume de Chassy et Andy Sheppard pour Letters To Marlene : après une évocation de Shakespeare, le trio adresse une série de lettres musicales à Marlene Dietrich. Voilà donc un tir groupé de haut vol, en quatre disques que Citizen Jazz salue aujourd’hui. Qui dit mieux ? Après Together, Together !, disque en duo très remarqué en 2014 pour la densité de son propos, et Special Relativityenregistré live en quartet avec Heinz Sauer et Johannes Fink, Erdmann et Marguet choisissent cette fois d’inviter à leurs côtés une paire hors pair de contrebassistes, dont on n’a plus besoin de rappeler le pedigree, et que tous deux connaissent bien, pour avoir travaillé avec eux à des degrés divers : Henri Texier et Claude Tchamitchian. Deux grands noms qui n’ont pas eu si souvent l’occasion de se côtoyer : ce fut notamment le cas lorsque le trio de Sébastien Texier (dont Tchamitchian faisait partie) invita son père à les rejoindre à l’époque de Don’t Forget You’re An Animal en 2008. Un sacré quartet donc, qui présente en outre la caractéristique de se décliner en deux trios possibles, avec l’un ou l’autre des contrebassistes. C’est là qu’il faut chercher l’explication de Three Roads Home, le titre de cet album qui voit le jour chez Das Kapital Records. Trois routes qui nous emportent pour un voyage au pays de la mélodie et de l’imagination. S’il fallait un exemple pour convaincre le profane des vertus de cette musique qu’on nomme jazz, elles en seraient sans nul doute la plus belle des démonstrations. Le dialogue, l’écoute, la pulsation, le soin apporté à la maîtrise du tempo en même temps que la qualité du son (beau travail, une fois encore de Maïkol Seminatore) sont au programme de ce disque qui s’avance comme une des plus belles réussites du moment. Surtout que les échanges entre les deux contrebassistes manifestent à tout moment une grande connivence : ainsi, et ce n’est là qu’un exemple, « Les Agnettes », qui voit Texier fournir la matière d’un beat organique offrant à l’archet Tchamitchian tout l’espace nécessaire à son envol. Avec de tels partenaires, Erdmann et Marguet – puissance et souplesse conjuguées – peuvent dérouler en toute confiance leur musique, ils n’ont rien à craindre. Seul le meilleur est possible, ce dont ils ne se privent pas de faire ici la démonstration. On aura compris que ces quatre-là n’ont plus rien à prouver, au point qu’on parlera d’évidence en écoutant les douze compositions ici proposées. Erdmann et Marguet en ont déposé chacun cinq dans la corbeille, tandis que Claude Tchamitichian et Henri Texier en ont offert une : pour ce dernier, c’est une nouvelle version de « Don’t Buy Ivory Anymore », dont la première remonte à l’époque du trio Humair-Jeanneau-Texier et l’album Update 3.3 en 1990, et à laquelle le contrebassiste avait donné une nouvelle vie trois ans plus tard sur l’album An Indian’s Week. La musique comme un éternel recommencement, sans la moindre répétition, un matériau sans cesse modelé. L’intensité est de mise, porteuse à la fois de force et de limpidité, héritières du blues que sait si bien habiter Henri Texier et dont il est l’un des passeurs les plus charismatiques, ce qu’affirme parfaitement « A Pleasant Serenity » en conclusion du disque. Entre thèmes aux accents nostalgiques, comme de possibles chansons (« À n’importe quel prix », « Middle Life ») et voyages plus accidentés (tels « Manif contre personne » ou encore « Ornette », en hommage à celui que tous les quatre considèrent comme un maître ès-liberté), Three Roads Home est une manifestation pour tous, pour les amoureux de cette énergie qui circule dans le sang de musiciens au meilleur de leur forme. À se demander si, à peine dans les bacs, ce disque n’est pas déjà un classique. Il est pour le moins moins une preuve : celle de la bonne santé du jazz qui, décidément, n’en finit pas de vivre.