Eva Klesse : Brushing Hippos (#IWD 6/10)

Eva Klesse : Brushing Hippos (#IWD 6/10)

Eva Klesse © Jan-Gerrit Schäfer

Cette foutue septième année est enfin passée, le quartet d’Eva Klesse peut désormais célébrer son huitième anniversaire en janvier 2021. Ils se sont connus à Leipzig lors de leurs études et quand les choses devinrent sérieuses au sujet de leur travail, il était évident pour chacun que ce serait avec ces quatre-là que le groupe devait exister. Depuis ils se sont enrichis de leur travail en commun, de leurs expériences en concert, sans compter les kilomètres à voyager ensemble et tous ces concerts en quartet qui ont défini leur profil, le son subtil du groupe, dans le contexte du jazz européen contemporain.

Eva Klesse et son quartet ont publié leurs albums tous les deux ans. « Creatures and States » est le quatrième. En 2018, un des membres fondateurs, Robert Lucaciu, qui était toujours bassiste sur l’album « Miniatures » est parti, remplacé par Stefan Schönegg, issu de la scène de Cologne. Puis quelque chose de radical se passa : Eva Klesse fut la première musicienne de jazz allemande à recevoir un appel de l’Université de Musique, Théâtre et Media de Hanovre et désormais elle y enseigne la batterie jazz.

Le nouvel album n’est pas attaché à des évènements concrets ou des changements, mais – simplement et de toute évidence – est lié au fait de vivre et dans quelles conditions ces vies se passent. Un des plus beaux de ces états étant le bonheur. La composition d’Eva « Brushing Hippotami » qui ouvre cet album, expose un fait bizarre « Brosser / coiffer les hippopotames » ! En réalité, les hippopotames sont d’épais amphibiens à la peau nue qui pèsent des tonnes et sont ventrus. On ne parle pas ici de réalités, c’est irréel sachant que le nom zoologique « Hippopotamus » est plus approprié. Mais ici c’est peut-être une réminiscence au mignon « Happy Hippos » qui fut inventé dans les années 80 pour assurer la promotion et devenir un ami sympa auprès des enfants sous la forme d’une sucrerie tentante.

Eva Klesse raconte une toute autre histoire dans le livret. Leur musique n’a rien à voir avec les hippopotames et les sucreries, mais avec un rêve qui – contrairement à tout bon rêve – ne s’est pas bien passé, mais vous laisse malgré tout avec un sourire, un questionnement et finalement un tendre sentiment.

Pour chaque titre de cet album, le livret nous raconte une belle histoire au sujet de leur création. Ces histoires ne sont vraisemblablement pas là simplement pour les auditeurs ni les lecteurs, elles sont connectées au jeu musical du quartet. Parce qu’elles contiennent des narrations, des images, qui vous plongent dans des états émotionnels auquel la musique fait référence. Il est important pour les compositeurs et l’improvisation que tout fonctionne en commun. Mais un musicien peut – même temporairement – se permettre une séparation conventionnelle entre la composition et son exécution en groupe, c’est typique au jazz.

Structurellement « Brushing Hippopotami » est tel une course narrative un rien traumatisante. Une douce mélodie amicale émerge d’une intro amorphe, polyphonique derrière la basse de Stefan Schönegg qui imprime un rythme à tâtonnements ce qui décale plus la mélodie que la structure. Evgeny Ring, calmement mais fermement, prend le lead au saxophone tout comme le solo de basse qui suit. Philip Frischkorn au piano fait monter l’énergie, aidé en cela par Eva Klesse dont le jeu à la batterie est majoritairement coloré et noisy. Mais elle offre aussi des passages répétitifs qui atteignent leur apogée lors de fortes ponctuations.

Il n’y a pas un indice d’exaltation dans l’énergie qui s’écoule ici graduellement. Il y a toujours quelque chose comme une caution éveillée qui domine le consensus du groupe : une ambiance proche de celle d’un hippopotame dans un magasin chinois… Restons calme, continuons, ne nous alarmons pas ! Alors, le petit hippo est coiffé, le rêve se termine plus vite qu’il n’avait démarré. Ce n’est pas une morne réalité qui se termine mais un étonnant balancement de la tête. Qu’est-ce que c’était au juste ? De la musique programmée ?

Une telle musique ne peut fonctionner que si elle évite un chemin bien tracé. En d’autres mots, ne pas éviter tout mais quand même éviter des clichés. Rien ne peut être doux dans cette musique. Rien ne peut être conçu au travers de rythmes, d’éléments qui pourraient rendre l’ensemble « collant », bien uni. Et c’est là que les fantastiques qualités et le côté élastique du quartet réside. Les quatre compositeurs et musiciens se partagent ce fait équitablement. Ils ont acquis l’art de se mettre au second plan ou de jouer en commun sans se renier. Ils savent s’exprimer sans devoir révéler une propre identité. Mais doivent rester en alerte afin d’éviter de se retrouver dans un style plus mainstream. Pas question de donner des impressions de brièveté voire d’incomplétudes.

Eva Klesse © Sally Lazic

Stefan Schönegg voit cette capacité collective comme une qualité rare dans la structure du groupe et elle résulte d’un travail en commun. Lors de la tournée de l’album « Miniatures », des compositions du dernier album étaient déjà sur la set list.

De cette manière les musiciens ont pris le temps de peaufiner leurs partitions, de magnifier les titres. Peu de morceaux étaient donc neufs lors de l’enregistrement du cd. Stefan déclare : « chaque membre a sa propre signature distinctive et c’est vraiment passionnant de voir cette image commune qui apparaît de quatre individualités. Mais nous sommes à l’écoute de chacun, on joue beaucoup et on s’apprécie. Beaucoup de gens disent cela mais dans ce groupe c’est particulier, je n’ai jamais connu cela et d’une telle qualité ».

Les compositions sont sophistiquées, possèdent le raffinement de la musique de chambre, de la précision mais, d’un autre côté, elles génèrent une liberté mutuelle. Ces morceaux contiennent des espaces libres pour l’improvisation mais il semble que chacun soit bien conscient de la direction à prendre.

Une égale distribution des responsabilités musicales fait aussi partie du consensus. Chaque membre, outre sa contribution à l’album, raconte une histoire appropriée dans le livret. Chacun fourni son information au sujet des influences musicales, des contours, des images émotionnelles, des pensées issues de sa propre musique. Le livret révèle ainsi divers niveaux d’éveils dans lesquels la musique se désigne comme une propre réflexion.

« Herbstmonat », une histoire de Stefan Schönegg, fait référence à l’été indien, à la mélancolie, au temps froid et à la fin de l’été. Eva Klesse n’a pas seulement écrit le rêve de l’hippopotame, elle a aussi écrit sur Arvo Pärt et sa quête de réponses (« Choral for P »), mais aussi des contradictions, des difficiles conditions d’un travail créatif (« Einsiedlerkrebs », « Flirr ! »). Les histoires d’Evgeni Ring parlent d’impressions difficiles à classer pendant la tournée en Chine (« Mr. Liu ») et de la période bleue de Pablo Picasso (« La vie »). Les histoires de Philip Frischkorn parlent de confusions (« Minotaurus ») et de l’écrivain David Foster Wallace (« Hal Incandenza »). Et « Der Tuchmacher » qui clôt l’album semble avoir quelque chose en rapport avec l’amour.

Ainsi il y a une variété aléatoire de thèmes dans les histoires de cette musique. Et c’est exactement autour de cela que toutes les compositions tournent avec une grande intensité, de la confusion, des états contradictoires, de l’excitation, de l’anticipation et d’autres ambiguïtés.

Dans les contrastes de ces enchevêtrements thématiques, la musique possède une réelle structure. Elle est jouée avec grande précaution et précision, avec beaucoup d’amour pour la nuance et le détail. Le groupe donne un poids signifiant au matériel composé, tout fonctionne avec une belle virtuosité sur les couleurs dans lesquelles le morceau est composé. Tout cela donne un aspect impressionniste à l’ensemble.

Eva Klesse confirme cette impression : « En tant que groupe, nous profitions de ces petits et calmes moments, il n’est pas toujours nécessaire d’avoir de grands élans pour créer la musique ».

Quand la musique fut enregistrée dans le studio Loft de Cologne, une concentration s’est installée au lieu d’une atmosphère exaltante, découlant sur cette sensation d’impressionnisme et de musique de chambre. Dans cette situation, cette concentration en studio, le jeu de batterie semble s’être plus focalisé sur le bruit, la couleur les mélanges que sur des explosions énergiques. Eva Klesse ne se focalise pas sur des accessoires supplémentaires à sa batterie, elle se concentre sur ce que la batterie lui offre. C’est déjà beaucoup.

En général, la renonciation à des effets, à des sonorités électroniques, à des préparations du piano font partie du concept musical du groupe. Tous sont focalisés sur l’artisanat. Même avec un penchant pour la pureté dans leur musique. Ce n’est pas basé sur une étroitesse d’esprit ou de limites, c’est simplement un choix conscient pour une clarté sonique.
Eva Klesse : « Live, en concert, nous donnons et prenons chacun de grandes libertés. On se surprend l’un l’autre et cela bonifie notre façon expressive de jouer ».
Stefan Schönegg : « Parfois cela découle sur des moments magiques, spontanément il y a des situations de challenge qui débouchent vers un point d’insécurité où, de ces expériences, émerge une ouverture de portes inattendue ».

La distribution des rôles dans le groupe est flexible et égale.
Eva Klesse : « chacun contribue, je fus juste l’instigatrice et j’ai suggéré le nom ». La musique jouée est dense, collective et complexe, remplie d’élégance et de profondeur. Tout est fait avec beaucoup de sérieux. Mais on ressent le plaisir de jouer et de la joie dans cette musique.

Dans tous les cas, écrit Eva Klesse dans le livret au sujet du titre « Einsiedlerkrebs » : « les musiciens se doivent de vivre de deux façons. Une vie de nomade en tournée, parcourant différents pays avec ta petite coquille sur le dos et une autre vie axée sur la réflexion personnelle, ce qui est nécessaire dans le processus de création ».

« Creatures & States » nous montre ces contradictions de style de vie, sous des formes sonores.

Une publication Jazzthetik

Eva Klesse Quartet
Creatures & States
Enja

Propos recueillis par Hans-Jürgen Linke (Jazzthetik) / Traduction : Claudy Jalet