Evans – Vogel, Il Piccolo Incidente
Peter Evans & Alfred Vogel, Il Piccolo Incidente
Une manne musicale m’a adressé ce cédé en duo constitué de 7 morceaux, d’un peu plus d’une demi-heure de musique, dont les titres reprennent simplement les initiales des deux jazzmen avec un numéro d’ordre. Un duo pour le moins étrange: Peter Evans joue de la trompette piccolo, Alfred Vogel est à la batterie et aux percussions. Alfred Vogel est un percussionniste et drummer autrichien, né en 1972 et il se produit aussi bien dans des groupes pop, rock que jazz. Depuis 2011, il a sorti 5 albums intitulés «Vogelperspektive» (jeu de mot sur son nom et le substantif germanique qui signifie ‘oiseau). Quant au trompettiste Peter Evans, new-yorkais par choix, il a débuté en musique à peu près en même temps que Vogel, en 2003. Son parcours est contrasté, hypermoderne d’une part puisqu’il a notamment joué avec des papes du free tels Evan Parker et Peter Brötzmann ou le chouchou d’une certaine élite de la côte est, John Zorn. Il est membre de l’International Contemporary Ensemble et a, entre autres, été le premier musicien à interpréter certaines compositions originales de George Lewis, Anthony Braxton. Notons, d’autre part, qu’il joue également de la trompette piccolo dans des ensembles interprétant de la musique baroque ou de Bach.
PE/AV1
Les premières notes de la trompette piccolo sonnent comme celles d’une clarinette. Vogel joue des balais et la prosodie musicale rappelle dans une certaine mesure l’univers d’Ornette Coleman. Evans a une très belle sonorité, bien maîtrisée dans tous les registres. Les aigus sont clairs et les graves sont chaleureux et feutrés. Le phrasé est free et on entend même des ghost notes tellement il joue d’une manière hyperrapide par moments (ex. 01:19). Remarquons au passage certaines prouesses techniques, tel par exemple l’ahurissant intervalle entre registre aigu et tout grave (01:30). On sent aussi qu’il a écouté et admiré Don Cherry car certaines phrases aux longs développements rappellent l’héritage musical de ce pionnier (ex. 01:48/02:01). Quelquefois, il parvient à produire des flights of notes (volées de notes pour ne pas reprendre l’expression d’Ira Gitler, sheets of sound) comme par exemple – mais ce n’est pas unique dans le disque comme on l’entendra par la suite – en 4 secondes entre 02:30 et 02:33. Et, on entend parfois dans son jeu des réminiscences de développements classiques joués à une grande vitesse (ex. arpège 03:14). La coda (> 04:09) est un jeu habile sur quelques notes itératives, très rythmées, et, de façon ahurissante, sa technique est tellement poussée qu’on entend des sons polyphones sur note de pédale de base qu’il produit simultanément ! Dans ce passage par ailleurs Vogel joue des percussions d’une manière tout à fait créative et en parfait complément du soliste. Très bon début de disque et Evans doit avoir – outre la respiration circulaire – des lèvres d’acier car il tient les 5 minutes 30 en solo avec une maîtrise et égalité de sonorité dans tous les registres hautement appréciable.
PE/AV2
Des sonorités de percussions au début et quelques notes de trompette éparses, me rappelant certains bons moments passés à écouter et voir des musiciens free jadis. Cela change agréablement de la lourdeur métronomique immuable habituelle à la scène jazz actuelle. Quand Evans produit des notes longues et plus cohérentes, elles s’apparentent aux aigus d’une clarinette. C’est zen, aérien, et cela induit en moi un feeling de nostalgie par rapport à cette période quand les jazzmen sortaient leur musique d’une torpeur jazzistique codifiée et ankylosante. Toutefois, Evans dément vite par sa technique hors pair cet aspect de facilité que certains trouveraient dans la musique free. Notons ces traits virtuoses courts ou ces incroyables sons graves hors tessitures (02:46, 02:48, 02:49), ou ces phrases renvoyant à l’esthétique Cherry/Coleman (03:20/03:27). Remarquons ces licks, peut-être de dérision, de notes tenues comme s’il s’accordait (03:27/03:45). Ensuite, Vogel joue ce qui pourrait s’apparenter à un solo (> 03:45), néanmoins d’une teneur peu en rapport avec ce qui se fait traditionnellement en jazz pour cet instrument – souvent du flashy après tout -, car on y entend une belle cohésion sonore et une sonorité aiguë de drone.
PE/AV3
Un morceau interprété à la sourdine par Evans, au phrasé rapide et nerveux, très virtuose, sur accompagnement varié de Vogel où prédominent les tons graves et sourds, constituant un bel écrin sonore pour le soliste. Remarquons ces traits itératifs parfois modulés et fort rythmés (01:08/01:21), Vogel embrayant et s’adaptant à ce changement rythmique, surtout via l’utilisation de la grosse caisse. On remarque chez le trompettiste des traits itératifs modulés qui rappellent certains passages virtuoses d’autres jazzmen, comme par exemple dans le ‘Venus’ par Coltrane (‘Interstellar Space’: ex. 01 :43/02 :20). Admirons la vitesse prodigieuse à laquelle il joue une gamme en une seconde (02 :21), passant par après en itérations et modulations infinies avec un nombre impressionnant de notes et d’effets, Vogel toujours superbe aux drums et percussions. Un morceau court (03 :21) mais brillamment enlevé avec du début à la fin un nombre impressionnant de notes joués à très bon escient.
PE/AV4
Des effets de percussion pour commencer et des sons incongrus à la trompette piccolo, mélange de voix et de sons instrumentaux, s’apparentant à la technique vocale issue de Sibérie où la diphonie est pratiquée (sons grave ostinato de base et autre son mélodique). On entend aussi des tons d’outre-tombe ou des sonorités vrillées à la trompette (01:03/01:31) où surplombent parfois des sons polyphoniques: deux à l’octave et un troisièmed’appoint! Et je dois dire que de mémoire d’amateur de trompette en jazz, ce que j’entends là n’est pas usuel ! Vibrato excessif avec growl, presque de dérision (01:36/02:10). > 02:13, des salves de notes courtes, à peine esquissées, des effets virtuoses avec flutters, notes basses hors tessiture (ex. 02:37, 02:38). Parfois l’articulation est purement classique (ex. 02:44/02:46), ou dans ces montées de notes (02:48/03:22). Vogel joue d’une façon aérienne, légère à l’accompagnement. Modulations itératives infinies (> 03:24), Vogel plus puissant quand Evans accélère le rythme, toujours en mode de modulations itératives (> 03:56). > 04:30, crescendo du trompettiste alors que le batteur se libère et joue en privilégiant les tonalités graves. > 04:55, accalmie sur quelques notes finales à la trompette piccolo. On remarque, hormis l’incroyable virtuosité et panoplie d’effets dont Evans est capable que les morceaux sont pensés pour diversifier les couleurs sonores et rythmiques, Vogel idéal comme partenaire aux percussions.
PE/AV5
Des sons de batterie et de trompette piccolo, ces derniers s’apparentant du point de vue de la texture sonore presque à ceux d’une clarinette ou d’un soprano. Le phrasé d’Evans est free, dans l’idiome cher à Cherry, et l’accompagnement de Vogel riche, surtout exprimé dans des tonalités sombres (un rien jungle). L’intonation de la trompette piccolo est fantastiquement bonne, feutrée dans les graves et cristal-clear dans les aigus. Épinglons ce trait joué par Evans de 16 notes jouées en 3 secondes, et pas de bêtes gammes mais des notes accentuées (01:00/01:02). Notons aussi ce bel arpège (01:13/01:15) et j’ai remarqué qu’Evans ne dédaigne pas les arpèges de temps à autre, l’influence sans doute de son jeu en parallèle classique/free. Aigus growlés en glissando (01:22/01:26). Vogel toujours aussi inventif, dense et riche pour l’accompagnement. Traits itératifs modulés hyperrapides à la trompette, parfois empreints d’une discrète polyphonie (01:48/02:06). > 02:08, une accalmie intervient, mais le trompettiste joue des traits itératifs en rythme et dans tous les registres. Notes longues de dérision (> 02:26) sur backing minimaliste de Vogel, peu lyriques, morendo. La dernière note à la sourdine, d’une note à l’autre alors qu’il avait joué tout le morceau à la trompette ouverte (03:02/03:09) ! On admire ici l’inventivité et – toujours – cette incroyable technique d’Evans et la parfaite complémentarité dont fait preuve Vogel.
PE/AV6
Des sons graves – presque semblables à une tonalité de trombone – pour commencer et des intervalles grotesques, le tout joué rubato par Evans, Vogel étant, lui, dans un mood minimaliste. Le phrasé bientôt déjanté, contemporain, parfois au débit lent, à d’autres moments au phrasé rapide et nerveux voire en licks itératifs (01:11/01:19). Passant ensuite à plus de sauvagerie (01:25/01:35), Vogel switchant vers les tons graves pour l’accompagnement. > 01:36, un passage de trais itératifs et modulés, parfois enrichis, en tempo rapide y compris par Vogel qui suit bien. Un passage d’ailleurs époustouflant en respiration circulaire. > 02:49, retour à une orthodoxie free (cf. l’ombre de Cherry) avec un phrasé ample, aéré, la sonorité exemplaire pour ce qui concerne le contrôle et la justesse. > 03:25, un débit plus dense, par vagues, Vogel exubérant aux percussions. > 03:50, un decrescendo, mais le feeling de vagues à la trompette demeure, parfois avec des intermèdes polyphoniques. > 04:13, le phrasé beaucoup plus free et des sons itératifs, parfois salis et comiques (ex. 04:31/04:33). Ici aussi, inventivité, technique et osmose.
PE/AV7
On entend des sonorités de balais ou de sampling pour commencer, ensuite des sons très graves hors tessiture normale de la trompette (et qui me faisaient penser à ce qu’était capable de produire Mangelsdorf que je vis fin des années 1960). Puis, des notes graves ou aiguës à peine esquissées, entre flutters et vibrations larges, et, une fois encore, on s’aperçoit qu’Evans a un jeu d’embouchure exceptionnel. Comme par exemple dans ce trait fulgurant de 6-7 notes de tons graves à harmoniques en 2 secondes chrono (00:48/00:49). Vogel comme toujours, varié et riche à l’accompagnement, ondulant entre drums et percussions. Épinglons ces tons entre cris et sons instrumentaux d’Evans (01:10/01:11, 01:14), ou ces bêlements en graves (01:26/01:27), voire ces tons couinés et polyphones (01:56/02:08). Certains traits passant de graves à harmoniques sont presque impossibles à concevoir tant ils sont fulgurants et étendus en intervalles, assenés de plus avec une puissance phénoménale (02:15, 02:16/02:17, 02:18/02:19). Remarquons ces tons de sirène de bateau en graves (02:39/02:53), avec des variations de sonorité par la suite. Ou cet intervalle d’au moins 3 octaves entre harmoniques et graves (03:32/03:33). Sons longs de dérision (03:44/03:50), le phrasé s’animant tout juste après cela, demeurant dans la sphère de dérision virtuose passée au tamis du free. > 04:36, traits itératifs, revenant par après à un phrasé de dérision mais free, souvent itératif (04:55/05:25). > 05:25, traits itératifs courts, en rythme, la coda étant decrescendo (> 06:00). Encore un morceau de bravoure pour Evans impeccablement soutenu par un Vogel imaginatif.
Je m’étais dit au départ, ouïe! Un duo de trompinette et de drums, pas folichon! Et pourtant, après écoute plus qu’attentive, je dois dire que j’aime ce duo et que je considère ce disque remarquable. Comme on le sait, l’idiome free peut engendrer tous les excès sans que le résultat sonore soit toujours vraiment musical ou à la hauteur de certains critères d’excellence. Evans est un trompettiste incroyablement éloquent. Il maîtrise l’idiome free mais est capable d’y ajouter des touches personnelles : sons hors tessiture surtout dans les graves, virtuosité hors pair, polyphonie, capacité à jouer de grands intervalles, justesse d’une maîtrise impeccable dans tous les registres. Les compositions jouées et ses interventions sont originales, variées, même si certains leitmotivs stylistiques se dégagent de son jeu : propension à jouer des traits itératifs modulés ou non, phrasé par vagues ou traits hyperrapides, phrasé de dérision, et, last but not least, superbe travail d’embouchure avec par moments des sons non-instrumentaux d’appoint. Vogel aux drums et percussions est le partenaire idéal. Il joue d’une palette expressive étonnamment variée et, chaque fois calquée sur ce que fait Evans. Comme il n’y a pas de notice explicative de la musique du disque, j’ignore s’il s’est agi ici de musique totalement improvisée ou jouée selon des frameworks préétablis. C’est de toute façon parfait, à tous les points de vue.
Certains diraient que l’optique du free jazz nous renvoie aux années 1960 et qu’elle est dépassée. Evans et Vogel nous prouvent par leur immense talent et de manière brillantissime qu’on peut jouer du free jazz actuel imprégné des acquis du passé mais baigné à l’aune des musiques contemporaines sans qu’elles soient limitées au domaine du jazz. Et, de plus, jouer une musique enthousiasmante. Un disque à recommander toutes affaires cessantes.
Roland Binet