Eve Beuvens, tentations scandinaves

Eve Beuvens, tentations scandinaves

Eve et la (deuxième) tentation scandinave.

« Looking forward » (IGLOO) sort le 01 février.  Deuxième opus de la pianiste avec le saxophoniste-soprano suédois Mikael Godée est une belle réussite. Le quartet de Mikael Godée et Eve Beuvens nous avait enchantés lors de son concert au Gaume Jazz de l’été dernier : cohésion et lyrisme étaient les mots qui revenaient le plus souvent après cette belle prestation. Six mois plus tard sort « Looking Forward », un album qui tient toutes ses promesses, et sans aucun doute le plus bel enregistrement d’Eve Beuvens  à ce jour. Rencontre avec la pianiste.

D’abord, Eve, il y a une chose qui me frappe, c’est la discordance entre le titre de l’album « Looking Forward » qui appelle à une vision étendue, et la photo, très belle par ailleurs, d’un brouillard épais qui bouche la vue.

C’est curieux, Jean-Claude Van Troyen (Le Soir) m’a fait la même réflexion ! Je lui ai répondu que le brouillard, ça se lève et puis ce n’est pas complètement hermétique… 

On connait l’histoire du flyer de la jazz station qui est à l’origine de votre rencontre. Comment est venue la suite de l’aventure ?

On a commencé à jouer en duo pendant une grosse année, Mikael est venu plusieurs fois en Belgique, je suis allé aussi en Suède. Là-bas, ils ont l’habitude de donner des concerts dans des églises, c’est particulier et en fait très confortable.  Au début 2011, on a fondé le quartet et on a enregistré un premier album.  On a trouvé un rythme de croisière pour les tournées, celle-ci doit être la cinquième, je suis aussi allée une fois par an en Suède pour des concerts, on a donc travaillé très régulièrement ensemble.

Il y a deux compositions qui font référence chacune à une inspiration singulière, « My T.T.T. » qui évoque  le « Twelve Tone Tune » de Bill Evans, et « Lacy » le saxophoniste qui doit avoir été une inspiration pour Mikael Godée qui ne joue que du soprano. Ce sont en quelque sorte vos deux signatures sur l’album.

Oui, c’est bien ça. Je ne répondrai pas pour Mikael Godée car on  n’en a jamais parlé, mais il ne joue que du soprano, tout comme Steve Lacy.  Dans le cas de « My T.T.T. », c’est bien sûr Bill Evans, mais surtout le fait que je me suis basé sur une série de douze notes, une forme de musique dodécaphonique, de musique sérielle avec les règles que je me suis fixées qui sont plus laxistes que celles du dodécaphonisme de Schönberg par exemple. Tout le morceau est généré par cette série de douze notes prises par séquences à l’envers puis à l’endroit et ainsi de suite… C’est un morceau que j’avais écrit pour le septet d’ « Heptatomic » et qu’on avait enregistré en trio pour le disque. Mais le morceau était vraiment frais quand on l’a enregistré, il n’y avait que deux semaines que je l’avais terminé.  Puis j’ai continué à le jouer, en le transformant, en jouant plus vite, puis sans l’introduction… Je trouvais que je me l’étais réapproprié dans une autre forme, c’est pourquoi je l’ai repris sur ce nouvel album. Evidemment Bill Evans est aussi important pour moi, je l’ai beaucoup travaillé, mais ici c’est le procédé de composition qui m’a surtout attiré. 

Quels sont les autres pianistes que tu citerais comme influence ?

Bobo Stenson, John Taylor avec qui  j’ai eu la chance d’avoir cours à Cologne, Herbie Hancock, Keith Jarrett, Paul Bley… J’ai commencé à écouter récemment Dollar Brand et sa forme de sagesse qui fait penser à Mal Waldron. John Taylor était très généreux dans la transmission, il aimait beaucoup donner cours. 

Comme toi aussi d’ailleurs…

Tout à fait. En étant musicien, on joue, mais en enseignant, on partage ce qui nous passionne.

Comment s’est passé le choix  des deux autres musiciens du quartet ?

C’est Mikael qui est allé les chercher. Ils ne faisaient pas partie de ses formations habituelles. Nous avons tout de suite trouvé des affinités.

On est dans une atmosphère très paisible dans l’album, ça te change d’ « Heptatomic »…

Alors là, tout à fait. Ici, on avait déjà un groupe très soudé, même si avec « Heptatomic », on a eu l’occasion de jouer pas mal entre le Gaume Jazz de 2013 et l’enregistrement de 2015. 

Avec quel piano as-tu enregistré chez Daniel Léon ?

Avec le Steinway. 

Fort différent du Bösendorfer ?

Il est plus facilement domptable. Les basses du Bösendorfer sont superpuissantes, il a un coffre plus fort. Le Steinway est plus facile à manier et correspond plus à l’ambiance de cet album-ci. 

« Tycho » est inspiré par le musiciens-designer Scott Hansen ?

Non, pas du tout : c’est le prénom du petit-fils de Mikael. 

« Le Bruly », ça vient du village wallon ?

Oui, en fait j’aime beaucoup écrire. J’ai suivi un week-end un atelier d’écriture dans ce village et j’ai rêvé de ce morceau, je me suis réveillée et j’ai tout de suite chanté la mélodie. Le morceau est vraiment né là-bas.  Ce qui m’inspire, ce sont plutôt des moments, des phases dans la vie, dans le calme tout devient inspirant. Dans mon premier disque « Noordzee », j’ai été très inspirée par la quiétude ; la ville et le bruit me font un peu peur. 

Qu’est-qui t’a plu dans le jeu de Mikael ?

D’abord humainement et musicalement, il est d’une génération au-dessus de moi et j’ai tout de suite ressenti qu’il n’y avait pas besoin d’en mettre trois caisses, il va à l’essentiel, ça m’a rassuré et apaisé dans mon jeu. Il y a aussi le fait que dans toutes les situations, il est là. Il utilise les moments d’incertitude, il gère les moments d’improvisation sur le  fil, c’est toujours limpide, sans accroc. Il est lui-même très serein. J’ai découvert avec lui ce qu’est l’amitié musicale, je ne connais pas grand-chose sur sa vie, mais ça fonctionne très bien entre nous. On s’est rencontré par accident et ça s’est toujours bien passé. Je crois aussi que le fait de jouer sans attente a facilité les choses, chacun est plus facilement lui-même. Ici, on ne s’est pas mis dans un rôle. Le fait de travailler par périodes courtes rend les choses bénéfiques. Et ce que je ressens ici c’est qu’on est un groupe où chacun est sur le même pied. 

De l’écoute des dix plages de l’album dont la composition est partagée entre la pianiste et le saxophoniste, on ressort avec un sentiment de sérénité, d’élégance et de partage. On est séduit par la beauté des mélodies et  la qualité des interventions de chaque musicien. Sans aucun doute l’album le plus réussi à ce jour de la pianiste dont la collaboration scandinave devrait encore, espérons-le, nous offrir quelques perles de la même veine. A ne pas rater en tournée en février : douze dates entre le 01 et le 16 février à consulter sous la chronique de Claude Loxhay.

Jean-Pierre Goffin