Fred Frith / Ikue Mori : A Mountain Doesn’t Know It’s Tall
On ne présente plus Fred Frith, ce guitariste qui a participé jusqu’à présent à plus de 400 albums. Ou plutôt si : rappelons un peu qui donc est ce musicien si prolifique et si intéressant… Cet anglais du Sussex fêtait ses 72 ans il y a à peine quelques jours, le 17 février. Jeune, il est tout d’abord influencé par le blues et le folk, dans la fin des années 60, mais de sa rencontre à Cambridge avec Tim Hodgkinson en mai 1968 naîtra le groupe Henry Cow : rock avant-gardiste, parfois catalogué progressif, teinté d’improvisation(s) et d’influences autant jazz que de musique contemporaine. En 1974, il enregistre son premier album solo, en 4 jours à peine. 8 morceaux improvisés pour guitare(s) préparée(s). À la fin des seventies, il part à New York où il rencontre le gratin de la scène musicale d’avant-garde du moment. Il collabore entre autres avec John Zorn, Bob Ostertag, Tom Cora, Zeena Parkins, Eugene Chadbourne et, bien entendu, Ikue Mori. Quelques années plus tard, on le retrouvera, en plus de ses projets personnels et de sa discographie solo, dans des groupes tels que Skeleton Crew, Material ou Naked City. Parallèlement à cela, il compose pour le cinéma, le théâtre et la danse. En 1999, il entre au Mills College d’Oakland (Californie) où il enseigne l’improvisation et la composition. Il y aurait encore bien d’autres choses à dire sur ce musicien hors du commun, bien entendu. Comme parler de ses collaborations avec les Residents, Robert Wyatt, Marc Ribot, Brian Eno, Anthony Braxton, Lol Coxhill, etc. Mais…
Ikue Mori, quant à elle, fait partie de la scène No Wave quand Fred Frith la rencontre pour la première fois. Arrivée comme touriste à New York en 1977, elle décide d’y rester et collabore comme batteuse – bien qu’elle n’avait jamais touché une batterie auparavant – au groupe DNA, aux côtés d’Arto Lindsay, Robin Lee Crutchfield et bien d’autres. Elle y développe un style tout personnel et très souvent basé sur l’asymétrie. Elle avoue aussi ne s’être intéressée que peu à la musique avant l’avènement du punk. Lorsque DNA se sépare en 1982, elle troque sa batterie contre une boîte à rythmes et un sampler. Depuis, technologie oblige, elle est passée au laptop. Comme tout le monde. Elle collabore elle aussi avec de nombreux artistes incontournables tels que John Zorn, Kim Gordon et Thurston Moore de Sonic Youth, Zeena Parkins, Mike Patton et… Fred Frith, comme il se doit. Ils formeront d’ailleurs avec Kato Hideki (le bassiste de Ground Zero) le trio Death Ambient.
Ce qui nous amène à cette nouvelle collaboration Frith/Mori. Bien que cet album vienne à peine de sortir, son enregistrement date du 24 janvier 2015. Pour l’anecdote, Frith et Mori se sont rendus en Allemagne pour travailler ensemble sur la musique d’une pièce radiophonique inspirée du documentaire « Zen for Nothing » du cinéaste Werner Penzel. Werner Penzel à qui l’on doit d’ailleurs l’excellent documentaire sur son ami Fred Frith « Step Across the Border » (1990 / en collaboration avec Nicolas Humbert). Et comme il restait un jour de studio libre – c’est du moins ce que dit la fiche promo de l’album – Fred et Ikue se sont lancé dans une série de 15 improvisations, sortes de micro-dialogues poétiques entre les deux musiciens. Fred joue très peu de guitare sur cet album, juste dans deux morceaux. Ici, il se sert plutôt d’objets, d’instruments home-made et de divers jouets. Quant à Ikue, elle trafique électroniquement les bruits du quotidien. Bien qu’elle parle de bruits de cuisine, de rires et de ping-pong, n’essayez pas d’y reconnaître quoi que ce soit. D’ailleurs, le but n’est pas là. Tout comme dans son titre « A Mountain Doesn’t Know It’s Tall » (« Une montagne ne sait pas qu’elle est haute »), on ressent énormément de poésie et d’humour à travers ces dialogues sonores, ces sortes de sculptures soniques cristallines, bruitistes, délicates, ces sortes de paysages mystérieusement impossibles. On est à la fois proche de la musique concrète ou acousmatique et à la fois pas du tout, tant la complicité que l’on ressent dans ces duos improvisés relève peu de l’intellectualisation des musiques dites contemporaines. Aussi étrange que cela puisse paraître pour quelqu’un qui ne serait pas habitué à ces expérimentations, il ne s’agit ici en aucun cas de « bruit(s) », mais de sons musicalisés, agencés et qui interagissent entre eux. Dans les notes de livret de cet excellent album, Fred Frith écrit : « Air moving through ears and hair and lungs and pores, through songs, and scrapes, and scraps of this, that and the other. » Je vous laisse le soin d’interpréter vous-même cette phrase quelque peu énigmatique mais qui colle parfaitement aux 15 pièces de ce CD.
Jean-Pierre Devresse