J.P. Estiévenart, jeux de lumières

J.P. Estiévenart, jeux de lumières

Jeux de lumières avec Jean-Paul Estiévenart


Ton nouvel album est dédié à ton grand-père : c’est lui de dos sur la photo ?

Mon grand-père sur les photos de l’album ? Non, c’est moi partout, avec une veste des années cinquante et un chapeau, pour le côté un peu rétro. J’ai commencé la trompette avec mon grand-père pendant deux ans. Il était mineur, et quand les mines ont fermé il a été muté à la commune. Quand il rentrait le soir, il travaillait sa trompette de cinq à huit sans arrêt ! Mon grand-père était très exigeant, je ne compte pas les fois où j’ai écrit des lignes de clés de sol parce que j’écrivais mal. Ça a développé mon côté perfectionniste.  Après j’ai suivi le parcours classique en académie à Saint-Ghislain. 
Quel a été le déclic qui t’a amené au jazz ?

Il y avait des cours de jazz à l’académie, mais ça ne m’intéressait pas vraiment,  je voulais être Maurice André… Je suis allé une fois voir le cours, avec ma trompette en ut, c’était Frans Fiévez, un pianiste, qui donnait le cours. Il me dit qu’ici on improvise, je ne savais pas ce que cela voulait dire… Il a alors joué un morceau et m’a dit de jouer ce que je voulais dessus. Il m’a demandé si c’était la première fois que je faisais ça et m’a dit que je devais continuer. J’ai alors acheté un trompette en si bémol pour pouvoir jouer dans la tonalité du jazz, j’ai appris des standards.  Le cours de jazz avait lieu tous les lundis, en même temps que le cours d’histoire de la musique que j’étai s obligé de suivre… Je suis allé à l’un et à l’autre en alternance.  Puis Fred Delplancq et François Decamps sont arrivés à la place de Frans Fiévez et c’est vraiment là que ça a démarré. 
Tu n’avais donc jamais écouté de jazz avant.

Il y avait une discothèque à l’académie et j’y suis allé; mon premier disque ce fut Ben Webster avec Oscar Peterson, c’était terrible, puis ce fut Miles et tout s’est enchainé très vite. A 17 ans, j’avais déjà un groupe avec lequel je jouais dans les cafés, Lorenzo di Maio était avec moi dans ce groupe. Un quintet de standards, on jouait Miles et Chet qui était mon héros, je m’habillais comme lui, je me coiffais comme lui, je regardais des cassettes vidéos de lui et de Miles tous les jours en rentrant de l’école. 

Tu plonges alors littéralement dans le jazz.

Fred Delplancq m’a demandé si j’étais déjà allé à Bruxelles, à part l’Atomium je n’y avais rien vu et il m’a amené à l’Athanor où il y avait une jam, il m’a dit que je pouvais aller jouer :  il y avait Gino Lattuca, Sal La Rocca, Jan de Haas, Mimi Verderame… Ils m’ont posé des questions et Mimi m’a dit que je devais aller au Sounds et j’y suis allé tous les lundis, le mardi à l’Arobase et le jeudi à l’Athanor… Je trainais au Sounds jusque 4h du matin, puis je prenais le premier train pour aller à l’école, j’ai fait ça longtemps, ma mère ne s’occupait pas trop de ce que je faisais. Tout a commencé  grâce à Fred et François, je logeais souvent chez Fred pour éviter les trajets. 

Tu te retrouves avec une génération de jeunes musiciens de grand talent.

Oui, mais j’ai quelques années de plus,  huit ans de plus qu’Antoine, Igor a 26 ans, moi 31.  Fabrizio Graceffa, Jordi Grognard, Lorenzo di Maio… j’ai commencé avec eux. Lorenzo était déjà au-dessus de tout le monde et il a compris le jazz très vite; avec la famille Scinta, il avait de beaux exemples… Lorenzo à 18 ans avait déjà fait le tour des clubs. Igor, lui,  n’a pas suivi de cursus  et ça s’entend, il a une rage de jouer en plus. Quand tu vas au Conservatoire, il y a beaucoup de gens blasés qui doivent se taper des cours généraux qui ne les intéressent pas, ce n’est pas de leur faute c’est le système qui veut ça : pourquoi leur donner des cours de philo ou de psycho, on n’a pas besoin de ça pour faire du jazz; quand c’est ta passion, tu n’as pas besoin de ça. 
Ton album est une suite logique de « Wanted ». Comment t’es venue l’idée du trio sans instrument harmonique ?

Tout a commencé parce que le pianiste n’est pas venu;  on a joué en trio et je me suis senti tellement plus libre, mais il fallait trouver  des gens avec qui ça fonctionnerait super bien. Quand j’ai entendu Antoine, j’ai su que ce serai t lui, je me suis senti à l’aise avec Sam et Antoine, je me suis rendu compte que je pouvais développer des solos sans tenir compte d’un partenaire, c’est fatigant parce que tu es seul soliste, mais la communication entre nous est plus simple, avec Antoine et Sam c’est facile, l’interactivité est là. 

Parle-nous un peu du choix des morceaux sur l’album. « Blade Runner » donne directement le ton avec cette intro originale.

C’est une idée de Sam, de laisser entrer la batterie, puis lui, puis moi. Je suis très content de se morceau. 

Il y a un morceau de Wayne Shorter qui clôture l’album.

Myako est un morceau qui m’a toujours touché et que j’ai souvent joué à la maison. J’avais le morceau en studio, mais Sam et Antoine ne connaissaient pas le morceau et on l’a fait en une seule prise, un peu comme si on improvisait, mais il n’y a pas d’impro en fait car le thème est tellement beau tout est dit dans la mélodie. 

On a le sentiment d’un album dont la conception a été très réfléchie.

J’ai vraiment conçu l’album. Il y a des compos d’il y a dix ans parce que je n’ai jamais trouvé quelqu’un pour les jouer mais avec le trio,  ça a fonctionné. Deep Hear, Simple Mind et Equilibre viennent d’un vieux répertoire de la formation « 4in1 ». J’ai pensé le disque comme un produit avec des impros libres très courtes. J’essaie de composer sans construire un rythme qui reste pendant tout un morceau, j’essaie de faire plusieurs thèmes dans une composition. Dans le premier thème, il y a plusieurs choses : un thème puis ça dérape, Sam joue à l’archet puis on revient avec le début, je vois la composition comme une histoire plus que comme un thème comme on le faisait avant, c’est plus comme en musique classique ou au théâtre où il y a des actes; Asphalt débute comme un thème hard bop, puis le climat change, c’est ce que j’ai envie de faire, surprendre l’auditeur, tu es obligé d’écouter, c’est un principe interpellant. 

Il y a aussi trois « miniatures ».

Les miniatures sont totalement improvisées sur des mots que nous avons lancés.  Sam a dit « quadruplet » et on a pensé à ce mot , Antoine a dit « café » et moi « fenêtre » et puis on y a ajouté des effets. Sur Quadruplets,  on joue  tous quatre notes, c’est un peu enfantin, un peu vieillot aussi ; sur Fenêtre,  on a travaillé le son afin de se sentir enfermé, il y a un écho très fin qui donne un effet assourdissant, on a pas mal travaillé avec l’ingé-son là-dessus. Le fait qu’il y ait plusieurs trompettes dans Equilibre, c’est  un effet que j’aime bien, c’est du re-recording, je ne sais pas si je pourrais rendre ça sur scène, car je joue plusieurs voix qui sont par rapport aux accords. 

Tu remercies Avishai Cohen dans le texte de pochette : tu l’as rencontré ?

C’est une histoire ! J’ai été le voir en trio et à la pause, on passait mon disque « Wanted » et Pieter Koten du « Vrijstaat O » m’a dit qu’ Avishai avait beaucoup aimé.  Avant de commencer le deuxième set, il a pris le micro  et m’a dit que c’était super ce que je faisais , il m’a dit bonne continuation et de ne pas lui voler ses concerts ! Il m’a alors invité sur scène mais je n’avais pas ma trompette … Alors, il m’a dit qu’on devait faire quelque chose ensemble la prochaine fois, ça s’est présenté dans une grande salle,  il a  invité ce soir-là Mathias Eick qui était aussi dans la salle. On a fait une jam sur un morceau, c’était super. Je voulais le remercier sur  l’album parce qu’il m’a beaucoup aidé en m’ouvrant des portes sur l’étranger. Depuis je prends toujours ma trompette, même aux interviews  (rires). 

Dernière question : comment parviens-tu à gérer le nombre de groupes dans lesquels tu joues ?

J’ai fait des choix, je suis descendu de 22-23 groupes à 16 ! J’accepte un peu tout parce que c’est dur, il faut assurer ses arrières. Et puis c’est grâce à ces groupes que je suis Jean-Paul Estiévenart, grâce à « Rêve d’Eléphant »,  « MikMâäk »…, les Gnawas avec lesquels j’ai joué il y a deux jours en Lettonie, les Burkinabè… J’aime tout tant que la musique est  de qualité et que les gens sont intègres avec ce qu’ils font.  De plus, j’ai repris l’an passé des cours de trompette classique, dans le but de travailler ma technique, je travaille comme un fou depuis et ma technique évolue très vite. C’est la bonne technique que j’avais avant de commencer le jazz et que j’ai perdue, je travaille Bach, des pièces pour violon.

 

Concerts de sortie le 2 décembre à « L’An Vert » à Liège, le 3 à la « Cellule 133 » à Bruxelles.

« Behind The Darkness » est sorti sur le label IGLOO

 

Propos recueillis par Jean-Pierre Goffin