Joachim Caffonnette, en toute “simplexity”
Joachim Caffonnette, en toute “simplexity”.
« L’art n’est pas à mes yeux une réjouissance solitaire. Il est un moyen d’émouvoir le plus grand nombre d’hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes. Il oblige donc l’artiste à ne pas s’isoler ; il le soumet à la vérité la plus humble et la plus universelle. » (Albert Camus, 1957)
Propos recueillis par Kenzo Nera
J’ai récemment eu le plaisir de rencontrer Joachim Caffonnette, pianiste de 27 ans, résidant à Bruxelles, autour d’une bière (bon d’accord, trois bières), pour parler de « Simplexity », son premier album en quintet (AZ productions). Ce que j’avais initialement prévu comme une interview classique a rapidement évolué en discussion à bâtons rompus. Nous avons parlé des liens entre théorie et vécu de la musique, de la place de la culture dans la société, les ravages du manque d’éducation élémentaire en la matière, de la situation à la fois déconcertante et encourageante du jazz contemporain… mais aussi de poésie, de théâtre, de littérature. De ce fait, produire une transcription classique de type « questions du journaliste/réponses de l’artiste » relèverait davantage de la punition intellectuelle que de la chronique culturelle. Aussi, je vous propose une chronique d’album agrémentée de citations et de réflexions issues de notre agréable échange. Au passage, je remercie Joachim d’avoir été aussi généreux de son temps avec moi.
« Simplexity », c’est donc le titre du premier album du pianiste belge Joachim Caffonnette et de son quintet. Mêler simplicité et complexité, faire sonner simple et naturel les choses complexes : ce mot-valise évoque cet idéal artistique. Pour Joachim Caffonnette, cet idéal est inhérent au jazz, car pour lui « le jazz, c’est le plaisir de la richesse harmonique, mélodique et rythmique, c’est l’amour de cette complexité, et la démarche de rendre cette complexité la plus naturelle possible. ». Une définition peu banale qui porte à réfléchir. L’album est composé de dix pistes dont neuf titres originaux (la plage restante étant une introduction), écrits sur deux ans et rodés sur les planches du prestigieux Sounds Jazz Club (Bruxelles) où le groupe a eu le privilège de se produire une à deux fois par mois durant cette période. Premier indice que l’on a affaire à un projet solide.
L’idéal de « simplexité » vers lequel tend le pianiste s’illustre dès les premières secondes de l’album. En effet, One-Legged Man s’ouvre sur une introduction groovy, saccadée (qui n’est pas sans évoquer le clopinement du danseur unijambiste qui a inspiré le morceau)… Arrive un thème aérien, mélodique, qui pourrait (presque) être chanté par le premier venu malgré une harmonie soutenue. Notons au passage que dans la pochette du disque, chaque titre est accompagné d’un petit commentaire. Pour ce premier morceau, le commentaire est le suivant : « Ever seen a one-legged dancer ? I did and it was pretty impressive, believe me ! ». Cela semble être un détail, cependant par ces quelques mots, l’expérience musicale se double souvent d’une expérience humaine : la solitude heureuse (A Lonely Moment), l’amour de la poésie (Spleen et Idéal), le deuil d’un être cher (Lisa)… Autant de facettes de la vie qui pourront faire écho à l’histoire de chacun, et donner une nouvelle profondeur à l’écoute. Un détail donc, mais sur lequel il vaut la peine de s’attarder. Bon. Je ne vais pas y aller par quatre chemins : j’adore ce disque, le trouve remarquablement abouti sur tous les plans. Dense, varié, poétique à souhait, et accessible à toute personne ouverte à l’idée d’un voyage musical dépaysant – j’en prends le pari.
Disséquons cet enthousiasme. Tout d’abord, Joachim Caffonnette, dont beaucoup ont déjà pu apprécier les aptitudes pianistiques dans les jam-sessions bruxelloises, révèle ici d’impressionnants talents de compositeur. Les thèmes sont accrocheurs, amenés par des introductions efficaces; le tout est porté par des arrangements sobres mais soignés. L’univers musical est varié tout en restant cohérent, par ailleurs teinté d’une mélancolie qui saura ravir les plus romantiques, sans jamais tomber dans le sentimentalisme (ici, je pense tout particulièrement à la superbe ballade Lisa). Pour illustrer la « Simplexity » au début de notre entretien, Joachim Caffonnette cite des compositeurs classiques : Chostakovitch, Debussy, Stravinsky… Et son amour pour ces grands noms, on le retrouve notamment dans sa capacité à toujours rester lyrique, mélodieux en dépit de la complexité musicale.
Poursuivons avec un poncif de la critique jazz : nous avons affaire sur ce disque à une remarquable synthèse entre tradition et modernité : swingue par ci, groove par là; les couleurs des harmonies sont tantôt tonales, familières (Romance pour la Grand Place, Asperatus), tantôt plus modernes (Spleen et Idéal, Simplexity)… Mais rien de nauséeux dans ce balancement constant. On n’est jamais désarçonné, toujours ravi, et pour cause : à aucun moment la musique ne cesse de chanter. Les solos quant à eux ne dérogent pas à la règle et sont toujours au service de la musique – peut-être les assoiffés de virtuosité débridée resteront-ils un peu sur leur faim, mais cela n’a pas été mon cas. Une mention spéciale pour la performance du contrebassiste Daniele Cappucci qui prend le temps d’émouvoir l’auditeur pour introduire le Lonely Moment.
Selon Joachim, « Si la musique a été composée de manière naturelle et facile, elle sonnera naturelle et facile aux oreilles de l’auditeur ». Que l’on soit d’accord ou pas avec cette conviction, votre humble serviteur confirme que la musique composée naturellement sur « Simplexity » est tombée naturellement dans son oreille.
Je me permettrai de conclure sur une note philosophique, un tantinet engagée (on ne se refait pas…). Joachim Caffonnette fait partie des gens qui considèrent que la culture est la clé de voûte de toute société. Je prolongerai son propos en ajoutant que la culture est une source intarissable de vie intérieure, d’émotions profondes, de lien aux autres et à soi-même. Elle offre un aperçu de ce que la diversité humaine, chère à Joachim, peut apporter d’épanouissant, d’éblouissant. De ce fait, la culture ne peut être réduite à une usine à distractions faciles pour le plus grand nombre, comme semble le penser le capitalisme culturel qui produit et diffuse massivement une « junk music », aussi vide sur le fond que sur la forme. Cependant, la culture ne doit pas non plus être utilisée comme une arme pour exclure ceux qui n’y ont pas accès, et servir de barricade entre le « peuple » et « l’élite », comme c’est le cas pour une certaine frange de l’art contemporain. C’est là qu’à mes yeux l’idéal de la « Simplexity » trouve tout son sens, car il s’inscrit en faux de ces deux dérives opposées mais également toxiques pour la société. En effet, si simplicité et complexité ne sont plus perçues comme des démarches incompatibles, mais complémentaires et indissociables, l’une n’a plus à être sacrifiée pour l’autre.
Mais je m’égare de l’essentiel : écoutez (et achetez si possible !) « Simplexity » de Joachim Caffonnette et son quintet. C’est un album riche, équilibré, abouti, et accessible malgré une certaine complexité. De ce fait, son titre est un pari gagné haut la main.
Le fond du verre…
Les lignes qui suivent ont été écrites dans l’élan de la chronique de « Simplexity », et ont été inspirées par l’entretien. Cependant, dans la mesure où elles sortent du cadre de la chronique d’album et relèvent davantage de la réflexion engagée sur le monde de la culture, j’ai préféré les isoler du reste de la chronique plutôt que les y intégrer.
Il me semble intéressant de s’attarder sur le fait que l’accessibilité de « Simplexity » ne résulte en rien d’une démarche qui consisterait à offrir à l’auditeur ce qu’il veut (supposément) entendre. En effet, si Joachim Caffonnette vise le naturel dans la complexité, il n’écrit jamais en voulant plaire : « pour moi, cela reviendrait à mépriser mon public, à prendre les gens pour des cons ». En ce sens, il exècre l’idée partagée par de nombreux acteurs de la diffusion culturelle selon laquelle rendre la culture accessible au plus grand nombre passe par un nivelage par le bas. Non, le cerveau de l’auditeur ne risque pas d’exploser s’il est confronté à plus de quatre accords mille fois recyclés ! Selon lui, le divorce du jazz avec le grand public n’est pas une affaire de snobisme artistique des « élites de la culture ». Ce divorce serait avant tout le résultat, d’une part, de l’absence totale d’éducation musicale dans l’enseignement public (alors qu’aux États-Unis ou au Canada, toutes les écoles publiques ont leur orchestre), et d’autre part du lissage des sensibilités par la pauvreté de la musique, disons, « à diffusion massive ».
S’il s’agit d’une position tranchée, j’ajouterai ceci : il faut admettre que les accusations de snobisme dont les musiciens et auditeurs de jazz sont souvent la cible, cachent le mépris de certains acteurs de la diffusion culturelle envers le public… Combien d’artistes de talent ont essuyés des refus de maisons de disque ou d’organisateurs de concerts par crainte que la qualité du projet ne tape trop haut pour le QI de l’auditeur moyen ? S’il y a du mépris dans cette histoire, il me semble qu’il est davantage du côté de ceux qui parient sur la bêtise du public, pour assurer leurs revenus, que chez ceux qui misent sur son intelligence, se heurtent au système de diffusion, et bien souvent finissent par se casser les dents financièrement.
Simplexity (AZ Productions)
Line-up
Joachim Caffonnette (piano, composition)
Laurent Barbier (saxophone alto)
Florent Jeunieaux (guitare)
Armando Luongo (batterie)
Daniele Cappucci (contrebasse)
Track list
1. The One-Legged Man
2. Spleen et Idéal
3. Lisa
4. Asperatus
5. A Lonely Moment (Intro)
6. A Lonely Moment
7. Romance pour la Grand Place
8. Rumble in the Jungle
9. Pérégrinations
10. Simplexity