Joachim Kühn : Touch the Light

Joachim Kühn : Touch the Light

ACT Records / New Arts International

Le texte de pochette nous apprend que lorsque Siggi Loch proposa à Joachim Kühn d’enregistrer un album de ballades, celui-ci lui répondit : « Peut-être quand j’aurai nonante ans… ». Quelle chance nous avons que le pianiste rebelle n’ait pas attendu quinze longues années avant de se lancer dans l’exercice de la ballade en solo. C’est sur son Steinway, dans sa maison d’Ibiza, que Joachim Kühn s’est lancé quinze mois durant dans l’enregistrement d’une quarantaine de pièces qu’il envoya à Siggi Loch. De ce travail de longue haleine restent treize ballades, dont certaines sont de véritables points de repère ou plus justement des moments-phares de sa carrière. Ainsi, « A Remark You Made » de Joe Zawinul rappelle la participation de ce dernier au jury de la « Gulda Competition », en 1966 à Vienne, qui a permis l’ouverture à l’Ouest pour Kühn et le développement de la carrière que l’on sait. « Last Tango in Paris », la musique du sulfureux film de Bertolucci, faisait partie du répertoire du trio du pianiste avec Daniel Humair et Jean-François Jenny-Clarke, une musique que Kühn eut le privilège de créer avec Gato Barbieri. L’Allegretto de la 7e symphonie de Beethoven révèle l’attirance du pianiste pour la musique du compositeur allemand, et se réfère aussi à son surnom vu sa ressemblance physique avec le génie de Bonn. Joachim Kühn a choisi un répertoire d’une grande diversité, dont le point commun est sans doute la lecture quasi romantique qu’il en fait. Outre les classiques « Peace Piece » de Bill Evans et « Stardust » de Hoagy Carmichael, il y a une version intériorisée de « Warm Canto » en ouverture, composition de Mal Waldron sur l’album « The Quest » avec Eric Dolphy. On découvre avec ravissement les présences de Prince ( l’inusable « Purple Rain »), Bob Marley (« Redemption Song »), « Fever », « Blue Velvet » dont les versions – notamment de Tony Bennett à Lana Del Rey – ne se comptent plus ou encore Milton Nascimento et « Ponta de Areia ». Tous ces thèmes brillent par l’introspection qu’y a mise le pianiste, entre sombre atmosphère de recueillement et romantisme contenu. Mais aussi par la mise en scène du répertoire : enchaîner Mal Waldron et Beethoven peut paraître incongru, mais ici sonne avec évidence. La tristesse de « Sintra », comme un fado, parait tel un miroir de la composition de Milton Nascimento qui le suit. Alors que « Fever » est rendu avec une espièglerie sautillante, « Blue Velvet », « Stardust », «Purple Rain » et « Last Tango in Paris » nous remettent sur le chemin de la rêverie. Avec « Peace Piece », le rideau tombe comme il s’était levé, dans la profondeur des graves et le cristal des notes de la main droite. Loin des musiques plus radicales que nous avait proposées Kühn dans une grande partie de sa discographie, ce nouvel opus apparaît comme le reflet en solo de ces derniers albums « Beauty and Truth » et « Love & Peace », enregistrés en trio avec sa nouvelle jeune équipe composée de Eric Schaefer et Chris Jennings, où déjà le reggae et les influences pop-rock étaient prégnantes. On a le sentiment que cette très longue période de confinement, où les musiciens se retrouvent seuls face à leur instrument, a créé un profond besoin d’intériorité dans leur expression. C’est sans doute le cas pour ce nouvel album de Joachim Kühn, un moment de grâce et de rêverie à vous faire craquer.

Jean-Pierre Goffin