John Coltrane : 1926-1967 (1)

John Coltrane : 1926-1967 (1)

JOHN COLTRANE : 1926 – 1967

In Memoriam

John Coltrane a traversé l’espace interstellaire musical américain tel une météorite. Opaque, presque invisible au début de sa courte traversée de l’histoire du jazz, sa luminosité a crû en intensité jusqu’à un point d’apogée, proche de son retour sur terre; ensuite ses débris se sont éparpillés sur la surface de notre mémoire musicale à long terme, nous laissant en héritage culturel des traces mélodiques, harmoniques, rythmiques, de son art, pérennes certes mais, surtout, un sentiment d’une immense et désolante amertume. Celle d’avoir connu, vu, entendu, admiré,  un destin exceptionnel brisé si tôt dans son essor. Toutefois, compte tenu des brisures, hachures, cassures, ruptures, fracas, brutalités, vomissements, cris, glapissements, couinements, ces clameurs, ces exclamations, ces vociférations, notes salies, notes infléchies, doubles notes, harmoniques, sonores, dont il nous repaissait quand sa carrière prit un tournant radical moins de deux ans avant son décès, aurait-on pu concevoir autre destin tragique pour cet homme entier que celui d’Icare frappé en plein vol ?

John Coltrane qui enregistra pour la première fois en 1946 (clone maladroit de Parker à l’époque), ne fut pas un talent dont on aurait immédiatement reconnu la précocité voire le génie comme on peut le dire de Charlie Parker, de Louis Armstrong, d’Art Tatum, de Miles Davis. Quand on connaît bien son parcours, on peut affirmer qu’il ne joua rien de transcendant durant les 9 années avant son entrée dans le groupe de Miles Davis fin 1955, même s’il acquit de la sorte l’expérience des grands orchestres (Gillespie, Hodges), petits combos de R&B (Bostic) et de la scène en ce y compris les petits bars où, parfois, il fut obligé de jouer et de se déhancher sur le comptoir pour rassasier les badins fans de R&B.

L’entrée dans le quintette de Miles Davis, associée à la popularité du trompettiste dandy, vaut à Coltrane une certaine exposition et notoriété, même si, au fond, cette première période entre 1955 et 1957 ne nous a pas permis d’entendre beaucoup de choses innovantes ou susceptible de nous chatouiller agréablement l’oreille. Stuart Isacoff (“Solos for Jazz Tenor Sax’) relèvera, dans Round Midnight, l’un des premiers titres qu’il enregistra avec Miles, l’originalité des ornementations perceptibles dès le début du solo et l’utilisation de gammes par tons entiers et tons entiers/demi tons alternés, ce qui prouve déjà que Coltrane était particulièrement ferré en harmonie, n’ayant nullement restreint son étude au jazz.

Néanmoins, la fréquentation des musiciens du combo de Miles, permit à John de participer à nombre de sessions d’enregistrements avec ces piliers du quintette mais aussi avec d’autres grosses pointures tels Sonny Rollins, Tadd Dameron, Elmo Hope, Mal Waldron, Donald Byrd, Kenny Burrell, Johnny Griffin, Coleman Hawkins, Thelonious Monk. Notons que dans la seconde moitié de 1957, Coltrane fut engagé par Thelonious Monk pour quelques mois à ses côtés au Five Spot de New York. Une expérience qui fut primordiale pour Coltrane puisque souvent, à son habitude, Monk délaissait le clavier durant des périodes aléatoires, le saxophoniste devait alors assurer en trio, et quand on connaît la difficulté des grilles harmoniques des compositions de Thelonious Monk, on peut être sûr que “Trane” devait se régaler et en rajouter. C’est là aussi qu’il apprit à jouer des solos plus longs. Quand on écoute ces quelques dizaines de cédés que Coltrane enregistra parallèlement à son premier emploi chez Miles (55-57), on se rend compte des énormes progrès techniques et harmoniques qu’il a réalisés. Le son s’est affermi, est devenu plus métallique dans les registres grave et aigu qu’il privilégie le plus souvent tout en restant à la fois beau et déjà reconnaissable, le style est déjà le sien avec des licks typiquement coltraniens comme par exemple une descente de trois notes, les deux première de valeur égale, la troisième de valeur double, chaque gruppetto de 3 notes pris un degré plus bas dans la gamme, ou bien ces gruppettos de 4 notes descendantes par degré de la gamme, de valeur égale, en doubles croches, chaque nouveau groupe débutant à l’identique un ton plus bas.

C’est peut-être personnel, mais je perçois chez Coltrane le tout premier signe d’une grandeur qui le distinguera de dizaines d’autres saxophonistes ténor dans le solo du morceau éponyme Blue Train, enregistré le 15 septembre 1957. Dès le premier sol (une ronde, note pour le ténor) de ce solo, – un sol qui apparaîtra ensuite 12 fois sous des valeurs différentes pour le seul premier chorus de ce blues sur tempo rapide -, d’emblée on tombe sous le coup et charme de cette incroyable vigueur, ce punch extraordinaire, dès l’entame de ces 8 chorus endiablés, d’emblée on est emporté par cette déferlante tout en puissance démesurée, cette robustesse sonore, ce déferlement rythmique qui ici, ose maintenant la diversité, comme l’indiquent par exemple ce recours à des leitmotivs rythmiques (la succession de triolets aux mesures 5-7 du premier chorus), ou ces gruppettos de 3 notes dont la première et la troisième sont des doubles croches, celle du milieu une croche, ou, ailleurs, dans la huitière mesure du quatrième chorus, deux gruppettos de 6 notes, dont les deuxième, troisième et quatrième sont en fait un triolet de triples croches, les autres étant des doubles croches. Ce sont là des trouvailles rythmiques captivantes, s’éloignant du flow presque constant et un rien assommant fondé sur les croches à la post hard bop, dont il usa et abusa, en témoignent les enregistrements qu’il fit avec Rollins (“Tenor Madness”’) ou celui avec les frères ténors quasi siamois Mobley, Cohn, Sims (“Tenor Conclave”) ou celui avec Griffin (“A Blowing Session”).

Des prémices de grandeur ?

Coltrane réintégra le maintenant sextette de Miles Davis et écrivit avec lui l’une des grandes pages de l’histoire du jazz en participant à la conception de l’album “Kind of Blue”, un album iconique qui, d’une façon peut-être insidieuse, fit découvrir la musique modale à Coltrane qui, sans être transcendant, assuma et nous livra des solos convenables sinon mémorables, notamment dans Milestones, So What, Flamenco Sketches.

Durant sa seconde association avec Miles Davis (1958-1960), Coltrane continue à enregistrer avec d’autres jazzmen, certains albums paraissant sous son nom. Toutefois, contrairement à ce style épuré sur les pièces modales ou dans son solo de Blue Train, il tomba à nouveau dans l’excès (immaturitév?), dans la complexification, la surmultiplication de notes. C’est durant cette époque que fut forgée par le critique Ira Gitler l’expression ‘sheets of sound’ (nappes de son) décrivant des parties du solo de Russian Lullaby, enregistré le 7 février 1958 (album “Soultrane”). L’apogée de ces outrances harmoniques de vélocité fut évidemment le morceau Giant Steps. Un tour de force mais une voie sans issue car s’il avait démontré là qu’il était la gâchette la plus rapide de l’Est, la lecture de la retranscription du solo nous laisse sur notre faim harmonique en raison de ses nombreuses redites et simplifications voire banalités (par exemple, utilisation des premier, deuxième, troisième et cinquième degrés d’un accord, procédé plutôt systématique dans ce solo); même et je l’admets volontiers, si l’effet purement sonore et viscéral de son solo légendaire, et sa puissance quasi primale, nous laissent babas d’admiration.

Quand Coltrane entre en studio les 21, 24 (après-midi et soirée, deux sessions distinctes) et 26 octobre 1960, son tout nouveau quartette bientôt mythique enregistrera l’équivalent de 3 disques : “My Favorite Things”, “Coltrane’s Sound” et “Coltrane Plays the Blues”. Il n’est plus un young ou aspiring talent, il a dépassé l’âge du Christ, il a dépassé l’âge où Bach a commencé à devenir un compositeur immortel, mais il a déjà une soixante de disques à son actif en tant que leader ou sideman. Il s’est déjà fait remarquer en Europe par “Giant Steps” que certain critique français qualifiera – à tort – de disque initiateur d’un nouveau jazz, mais aussi par ces couinements et ces interminables redondances et afféteries et incongruités sonores dont il régala le public parisien le 21 mars 1960, ainsi que celui des pays scandinaves, pays où il retournera régulièrement en tournée en 1961, 1962 et 1963. Notons qu’il nous a déjà offert cette fabuleuse ballade, Naima (album “Giant Steps”) qu’il avait déjà enregistrée précédemment en 1959 avec Walton et Flanagan au piano, mais à laquelle Wynton Kelly, en ce décembre 1959, donna ses lettres de noblesse dans un solo pérenne, farci d’une simplicité de ton, d’un lyrisme et d’une beauté élégiaque peu égalés, Coltrane se contentant de jouer ce thème.

My Favorite Things est un véritable tour de force. Un morceau de 13’41’’ bâti sur deux gammes modales (dont l’une surtout sera utilisée), avec un accompagnement au piano on ne peut plus statique voire même prussien en 3/4 (certains disent 6/8), au départ d’un thème musical personnifiant le Hollywood et Broadway messianiques dont raffolent les masses populaires dénuées de véritable culture artistique. Coltrane aurait pu prendre exemple de Miles Davis et cloner la manière ringarde dont il jouait par exemple Bye Bye Blackbird ou If I Were a Bell ou tant d’autres ballades sirupeusement interprétées. Trane choisit le radicalisme de traitement et c’est là peut-être qu’on devine et entend chez lui des germes d’innovation dans le traitement du matériau mélodique et harmonique qui, de grand technicien qu’il est incontestablement le conduiront immanquablement vers la destinée d’un grand musicien. Coltrane innove donc. Il imprime au morceau un climat proche de ces musiques orientales (soufi par exemple) censées conduire à l’extase, mais son solo n’est nullement chargé (comparé à ce qu’il en fit par la suite, en tournées ou lors de certains concerts mémorables en 66/67), chaque note est nécessaire, chaque espace de pause également. Cette originalité se reflète dans d’autres matériaux de cet album, notamment Summertime et But not for Me. Originalité de traitement du matériau de base en y injectant une dose de rhapsodie, de martèlement rythmique, de récriture thématique. N’oublions pas également cette merveille de ballade qu’il ose, Every Time We Say Goodbye qu’il interprète straight sans solo, intensément axé sur la beauté mélodique et l’expression de cette beauté via le son du soprano qu’il a ample, avec effets de vibrato par moments.

Roland Binet

Deuxième et dernière partie en ligne le lundi 28 août