Julian Lage : Speak to Me
Aussitôt son premier album sorti sur EmaArcy il y a quinze ans, le guitariste Julian Lage n’a plus eu grand-chose à prouver en matière de maîtrise de l’instrument. Il lui restait en revanche à s’imposer comme compositeur et metteur en sons, un objectif qu’il poursuivra tout au long de la dizaine de disques enregistrés ultérieurement jusqu’à ce « Speak to Me » qui se révèle être l’aboutissement magistral d’une belle et longue quête. Avec l’aide de l’habile producteur Joe Henry (on se souvient entre autres de sa formidable contribution, primée aux Grammy Awards, à « Genuine Negro Jig » des Carolina Chocolate Drops ainsi qu’à « The Bright Mississippi » d’Allen Toussaint), Julian Lage a délivré un opus majeur offrant des pièces variées aux textures qui se contractent ou se dilatent en fonction des envies. Ainsi, du délicat et classicisant « Hymnal », qui met en relief l’interaction télépathique entre le guitariste et son contrebassiste de longue date Jorge Roeder, à « Nothing Happens Here » qui referme l’album sur une mélodie nostalgique dont le potentiel émotionnel se hisse à la hauteur de celui d’un générique de Michel Legrand, les treize titres du répertoire ont chacun un style, une atmosphère, une âme. Tel le héros d’un voyageur imaginaire qui glisserait sur une méridienne à travers une multitude de paysages, le leader nous emmène dans un archipel de compositions singulières dont le seul pont qui les relie est d’avoir toutes été écrites par lui. Il y a le titre éponyme aux accents bluesy ; l’excentrique « Northern Shuffle » en forme de rock à l’ancienne avec une sonorité de guitare qui évoque Link Wray mais qui s’avère vite plus complexe que prévu ; « Omission » et sa mélodie pastorale jouée à la guitare acoustique ; une étude en solo (« Myself Around You ») capable d’enchanter un John Williams toujours en quête d’une extension du répertoire pour guitare classique ; l’étrange « South Mountain » hanté par des sons avant-gardistes de piano et de clarinette au croisement de la musique ambient de Brian Eno et du folk-rock de Joni Mitchell ; la jolie chanson « As It Were » qui attend impatiemment qu’on lui écrive des paroles … et d’autres encore qui recèlent leur lot de surprises, l’ensemble constituant une bande sonore aussi harmonieuse qu’éclectique pour un imprévisible road-movie. Avec ce « Speak to Me », le guitariste, pourtant virtuose, a réussi à s’effacer derrière l’éloquence de sa musique et ça nous éblouit. Attention : chef-d’œuvre !