Julian Lage, plongée américaine

Julian Lage, plongée américaine

Julian Lage,

plongée dans la culture musicale américaine.

En mars dernier, le guitariste Julian Lage jouait en « double bill » au Leuven Jazz en seconde partie du duo Craig Taborn et Vijay Iyer. L’occasion était belle de rencontrer le jeune (31 ans) guitariste qui monte pour évoquer la sortie de son nouvel album « Love Hurts ».

Propos recueillis par Jean-Pierre Goffin

Il y a deux ans, j’étais dans cette même pièce du centre culturel de Leuven pour une interview et c’est ici même que j’ai entendu parler de vous par un pianiste avec qui vous avez enregistré.

Oh ! C’est Fred (Hersch) ! C’est une personne magnifique. Vous ne pouvez pas imaginer quel plaisir j’ai eu d’enregistrer ce disque avec lui. 

Il vous a décrit comme quelqu’un de très doué, mais aussi à l’ouverture d’esprit extraordinaire ; il en faut pour jouer à la fois avec Fred Hersch, Nels Cline ou John Zorn…

Je le suppose, en effet… C’est sans doute comme ça pour quelqu’un qui voit ça de l’extérieur, mais pour moi, ils sont tout simplement de grands improvisateurs qui utilisent un langage universel que nous partageons sur scène ou en studio. Honnêtement, je ne ressens pas une grande différence entre ces artistes, et finalement c’est très bien ainsi. Nous venons tous des mêmes sources musicales et jouer avec l’un ou avec l’autre est de toute façon quelque chose de fantastique.

Dans quelles circonstances avez-vous choisi la guitare ?

Mon père jouait de la guitare, mais il ne pratique plus beaucoup aujourd’hui. J’ai commencé en même temps que lui, nous jouions du blues principalement, Muddy Waters, Stevie Ray Vaughan, BB King… C’était le genre de répertoire qui m’intéressait, et encore aujourd’hui, je crois que ça s’entend dans ma musique. 

En effet, et ce qui frappe aussi sur cet album, c’est que vous allez chercher un répertoire de la musique populaire américaine qui était chanté alors que vous n’étiez pas encore né !

Mais le jazz a aussi été créé avant que je ne sois né ! Ces chansons, quand vous grandissez en Amérique, vous les entendez tout le temps, elles font partie de l’histoire de la musique américaine. Quand on étudie la guitare, que ce soit électrique ou acoustique, toutes ces chansons font partie du répertoire que vous étudiez, c’est une partie du langage, la musique country, le swing, le jazz des débuts. C’est facile de jouer cette musique même si vous ne l’avez pas connue à ces débuts, elle fait partie de l’histoire de l’Amérique et de sa culture : Roy Orbinson, Johnny Cash, Bob Dylan… Bill Frisell pêche aussi son répertoire dans cette culture américaine. 

Il y a aussi sur le disque deux pièces composées par Keith Jarrett.

Oui, une vient du quartet européen avec Jan Garbarek, l’autre du quartet américain, c’est pour moi sa période la plus créative, c’est vraiment incroyable. Si ces deux quartets sont différents, ils contiennent tous les deux tant de vibrations tout en étant fort différents, Jon Christensen et Paul Motian sont par exemple des batteurs très différents. Keith Jarrett est un maître dans la manière de s’inspirer de mélodies traditionnelles reprises dans la culture américaine et de les incorporer dans des formes qui poussent à l’improvisation, dans des formes très élaborées. Sa musique explose littéralement hors des enceintes et, d’une certaine façon, ça fait partie de mes rêves de créer quelque chose d’aussi rempli d’effusion et de joie, et Keith est sans doute celui qui a le plus d’imagination pour combiner tous ces éléments. Donc, j’ai trouvé que mêler deux compositions de Keith issues de ces deux quartets avait du sens pour cet album. D’ailleurs, vous pouvez remarquer que dans le choix du répertoire, chaque chanson a son double : il y a « Love hurts » et « Crying », « The Windup » et « Encore A », chaque morceau a son parallèle comme deux faces d’un album. 

Et la pièce d’Ornette Coleman « Tomorrow is the Question » correspond à la même façon de penser le répertoire.

Oui, tout à fait. Il est un maître en la matière aussi, complètement connecté à l’héritage de la musique, blues, R&B, jazz… qu’il croise avec son inspiration d’avant-garde qui sonne si claire et si belle, et c’est pourtant si aventureux. Ornette Coleman est un peu comme une rock star à mes yeux, il transcende tout ce à quoi il touche. Cet album ressemble donc à une collection de chansons qui incarnent ce que j’aime. 

« Trudgin’ » la composition de Jimmy Giuffre qui dans sa version d’origine est plutôt complexe, vous la rendez fluide.

Merci de me dire ça. Mais je pense que tous ces compositeurs que j’ai repris ont l’art de rendre les choses évidentes, ils rendent clair comme du cristal ce que vous pouvez emporter de leurs compositions. Dans le cas particulier de cette pièce de Jimmy Giuffre, elle est courte, c’est un morceau qui sonne à la fois comme quelque chose de mélodique mais qui est atonal en même temps, et j’aime reprendre des chansons comme celle-là. 

Quelles guitares utilisez-vous ?

Il n’y a qu’une guitare sur l’album… non, j’en ai utilisé une autre pour un morceau, mais franchement, vous ne pourriez pas dire lequel (rires) ! 

La pochette semble annoncer aussi des guitares acoustiques.

Non, c’est uniquement Collings, mon sponsor, avec lequel je collabore au design d’une guitare acoustique. Vous trouverez sur mon site beaucoup d’informations sur les guitares que j’utilise. 

Philip Catherine me parlait récemment de l’influence que Wes Montgomery a eue sur son jeu. Quels guitaristes citeriez-vous ?

Oh, j’adore Philip Catherine et Wes est un des plus grands, je comprends qu’il le cite. J’ai écouté beaucoup de guitaristes, bien sûr. Pour moi, Jim Hall est un des plus grands, beaucoup d’anciens m’ont influencé comme Charlie Christian, Django Reinhardt, Eddie Lang, mais aussi des guitaristes classiques comme Julian Bream, Segovia. Je suis l’enfant de tous ces guitaristes et je continue à apprendre d’eux. 

A propos d’enfant, les deux premiers mots vous concernant sur wikipedia sont « enfant prodige »… Comment vivez-vous avec cette définition ?

Ça ne m’a jamais dérangé, je ne suis plus un enfant aujourd’hui. Mais je sais que mes parents pensaient cela quand j’étais enfant. Je pense que les gens veulent être gentils et faire des compliments, mais cette appellation n’est pas très correcte car j’ai besoin de travailler beaucoup pour m’améliorer. Je ne ressens pas de pression par rapport à ça, c’est simplement un compliment. 

Vous participerez à la soirée consacrée à John Zorn à Gand en juillet. Savez-vous déjà avec qui vous jouerez ?

Oui, je jouerai en duo avec Gyan Riley, un compositeur remarquable, fils de Terry Riley. Je pense que c’est ma seule contribution au marathon « Bagatelles » que John propose cet été, ça va être quelque chose de fantastique avec des musiciens comme Marc Ribot, Masada…
nbsp;