Keïta – Brönnimann – Niggli, Kalo Yele

Keïta – Brönnimann – Niggli, Kalo Yele

Trio Aly Keïta-Jan Galega Brönnimann-Lucas Niggli,

Kalo Yele

INTAKT RECORDS

Si l’Afrique a donné naissance au jazz par hasard, à cause de cette aberration humaine que fut enlèvement, l’envoi aux États-Unis et la mise en esclavage de populations noires, les vestiges ou traces d’instruments de musique sur ce continent ne sont pas légion. Certaines sources se réfèrent à des fresques murales de lyre en Égypte à l’époque de Ramses III {1.200 ans avant J.C.}. Michael Jacobs qui écrivit une histoire du jazz indique que les Noirs d’origine africaine subirent aux USA une pression d’acculturation qui leur vola et langue maternelle et rites religieux, et, la seule chose restée intacte fut « une dynamique spécifique {il parle de la musique}, leur propre rythme et une conception propre du rythme {cf. « All That Jazz – die Geschichte einer Musik}. On l’ignore généralement, mais dans un continent avec plus de 1000 ethnies, on peut y trouver toute une richesse de palette musicale : musiques tonale, atonale, modale, pentatonique, chromatique, diatonique, polyphonique, sons tempérés et sons en dehors des normes occidentales, micro-intervalles, inflexions de voix  qui produisent des vocalises exotiques à nos oreilles comme celles proches des hululements au Maghreb ou de cliquètements (Xhosa), etc.  Sur le plan rythmique ou polyrythmique, on peut dire que les batteurs de jazz en sont à la lettre A de l’alphabet et que bien peu d’entre eux ont réussi à égaler les complexités rythmiques dont sont capables des percussionnistes africains ou parfois même de simples personnes sans formation musicale formelle.

Ce disque “Kalo-Yele n’est pas un disque de jazz. Comme l’indique le livret d’accompagnement, le batteur Lucas Niggli et le multi-instrumentiste Jan Galego Brönnimann « sont en effet tous deux nés au Cameroun (…) Leur enfance a donc été bercée par les sonorités et les rythmes de l’Afrique de l’Ouest. »  Et, la rencontre du joueur de balafon ivoirien Aly Keïta fait en sorte qu’ils enregistrent à trois – à près de 45 ans – leur premier disque, un  disque inclassable parce qu’il ne ressortit pas à la sphère du jazz, même si on y trouve des éléments de jazz surtout via le jeu du reed-player Brönnimann. La qualité principale de ce cédé c’est qu’il nous fait découvrir des assises et des conceptions rythmiques aux textures vivifiantes de l’Afrique, interprétées par des musiciens qui y sont nés et qui aiment et pratiquent cette musique depuis des décennies. Quant au balafon, ce sont des « lames que frappent des mailloches, des calebasses pour la résonance (…) et des cordes pour assembler le tout à la main » (passages en italiques extraits du livret). Notons qu’en l’absence de basse ou de contrebasse dans ce trio, c’est Brönnimann qui assume souvent cette fonction à la clarinette basse ou à la clarinette contrebasse, par des riffs, chants ou contrechants. Je le dis d’emblée.  Oui, j’ai aimé ce disque, sans réserves.  Un enregistrement où le rythme est parfois primal (au sens anglais du terme : premier, primitif, primaire), parfois complexe, souvent obsédant.  Des rythmes, que soutiennent excellemment le balafon de Keïta et le percussionniste Niggli, qui nous entraînent loin de cette fadeur métronomique dénuée d’âme de nombre d’enregistrements de jazz dont les batteurs peut-être ont oublié qu’à une époque il y eut des Art Blakey, Elvin Jones, Rashied Ali, Tony Williams, mais aussi, plus proches de nous, des Christian Vander (Magma) ou Daniel Denis (Univers Zéro). Mais, fort heureusement, dans ce remarquable disque, il n’y a pas que des rythmes et des morceaux dynamiques. Outre les pulsions rythmiques tout aussi incontournables que prégnantes, j’y ai entendu trois superbes musiciens originaux, impeccables sur le plan technique, mais dont la musique de climats diversifiés contribue à la réussite de cet album.

Dans le morceau éponyme de l’album, Brönnimann nous produit un solo presque free avec des notes hurlées, parfois infléchies, des trilles complexes (> 02 :54) dans lequel j’ai entendu planer la lointaine ombre bienveillante de Dolphy, l’un des pionniers de la clarinette basse. Le tout sur un rythme lancinant d’enfer (près de 280/300 BPM). Bean Bag est un bon exemple de ce que constitue une séance d’enregistrement bien pensée et préparée au préalable. Le morceau commence sur de purs effets de percussion (pas de batterie banale, mais de percussions au sens classique du terme) et disons d’emblée que Niggli est un fabuleux percussionniste. Ensuite, la clarinette basse distille la mélodie lente, un rien hiératique, avec cette beauté de la tessiture boisée dans les tout graves. Et, on s’aperçoit que l’accompagnement de balafon et des percussions, avec cette manière dépouillée de jeu, nous ramène plutôt dans l’univers musical de l’Asie du Sud-Est qu’à l’Afrique. Une transition nous ramène rythmiquement à l’Afrique. Ensuite, on se retrouve plongés dans ce type d’univers du Gamelan (Indonésie). Une vraie réussite qui prouve de quelle belle cohésion et richesse créative sont capables ces trois musiciens. Abidjan Serenade, qui commence par une introduction à la clarinette basse dont l’intensité et l’expressivité de notes plaintives font un peu penser à A Love Suprene, est un morceau piège indiqué 4/4 sur le livret mais dont le feeling paraît ternaire. On y entend un solo de Keïta au balafon (il joue en solo dans d’autres morceaux), et on constate qu’il utilise dans quelques passages des techniques d’attaque purement occidentales (reprises en jazz par ailleurs) : des appogiatures (02:40/02:41, ghost notes en jazz), un trille (02:45/02:46, pensons à Milt Jackson pour l’équivalent jazz de cet instrument). Il y a même un échange de 4/4 clarinette basse/drums, comme au bon vieux temps!  Dans Makuku, joué sur un bon tempo hyperrapide (> 240 BPM) Keïta joue (> 01:01) une mélodie au balafon simple, presque enfantine, deux phrases différentes qu’il répète ensuite dans plusieurs passages du morceau en les modulant jusqu’au solo de clarinette basse joué en ralenti plutôt (> 02:01), dans lequel  Niggli et Keïta tissent un accompagnement lancinant et rigide, d’une telle densité et beauté rythmiques qu’on en arrive à penser qu’un tel plaisir à l’écoute d’une musique balancée n’était plus possible.  Dreams of Mikael, encore un morceau sur tempo d’enfer nous fait entendre Keïta dans une intervention au balafon parfaitement rythmée ainsi que Brönnimann en solo au soprano avec une sonorité qui a de la distinction et une technique hors pair. Certains morceaux sont parfois moins flashy, tel Langa, dont l’introduction à la clarinette basse rappelle le riff d’un morceau de Sclavis {« Carnets de Route » dont la photo de couverture du CD montrait des enfants africains}. C’est un morceau d’ambiance, certes. Mais qui me rappelle la beauté de certaines soirées de dîner en plein air au Sénégal il y a très longtemps, tandis qu’un joueur de Kora produisait en nous nos premiers émois à l’écoute de musique africaine non dénaturée par le modernisme. Pour ceux qui ne sont pas engoncés dans un type de musique unique – la meilleure ! -, qui ne parlent pas en anathèmes ou exclusives, précipitez-vous sur ce disque exciting, bien conçu, bien interprété et captivant pour les neurones musicaux !  Cet univers rythmique au dynamisme diversifié par son approche et ses multiples facettes, ce trio d’excellents musiciens en complète osmose musicale, vous feront sortir de ces ornières en jazz où un rythme d’accompagnement de batterie simple est martelé sans finesse ou imagination du début à la fin du morceau, sans différences de nuances, gradations, crescendos ou decrescendos, comme si on avait créé des batteries de robots.

Roland Binet