Manu Hermia, La Luna etc.

Manu Hermia, La Luna etc.

Manu Hermia

Les enfants, l’austérité…et la Luna.

A l’occasion de sa carte blanche au « Festival d’Art » de Huy ( le 23 août à la Collégiale), Manu Hermia s’est ouvert sur ses projets récents et à venir, aussi sur sa vision du monde musical d’aujourd’hui.

« Austerity » et l’engagement du musicien.

Je ne sais pas très bien d’où ça vient, c’est quelque chose que j’ai découvert avec le temps, je crois. Quand j’étais étudiant, j’aimais écrire pour le journal, je me suis occupé du ciné-club. Au Conservatoire de Bruxelles, il fallait un représentant des étudiants, je me suis présenté… J’ai découvert que j’avais cette fibre, défendre des idées, discuter avec des gens, partager des choses… C’est un peu comme ça d’ailleurs que je me suis retrouvé bien malgré moi président des Lundis d’Hortense. Je suis aussi à la SABAM, aux Jeunesses Musicales…  Tout cela m’est un peu arrivé sans que ce soit un choix, c’était dans ma personnalité. Je n’aime pas la  politique dans le sens qu’on lui donne aujourd’hui, mais dans son sens de l’Antiquité, la dimension philosophique de l’existence, cela me passionne. J’aime bien lire des livres sur le sujet, tout ce qui tient aux sciences humaines, ça me nourrit. Par ces lectures, je suis aussi passé par la lecture de choses critiques sur ce qu’on vit dans le monde, très marqué par le libéralisme, le néo-libéralisme, cela nourrit ma pensée. J’ai beaucoup de sympathie pour des mouvements qui s’occupent de développement, leur faculté de critiquer le système, mais aussi de proposer des alternatives. Je me suis à un moment demandé si jouer de la musique servait à quelque chose, puis j’ai eu des gens qui venaient me trouver à la fin d’un concert pour me dire que ma musique leur faisait du bien, ça met la petite larme à l’œil , ça fait du bien, donc ce n’est pas inutile. Via cela, j’essaie de défendre un certain nombre de choses. J’essaie à travers chaque projet d’y donner un sens. « Le Murmure de l’Orient » est  un projet qui grâce à mes voyages en Inde, m’a permis de découvrir que la musique peut être “intériorisante”, que mettre un cédé chez soi  permet de fermer les yeux et  de faire du yoga ou de méditer; j’ai donc voulu faire ce projet qui renvoie vers soi, avec une dimension spirituelle derrière. Avec le trio , c’était l’occasion de faire un cédé de free jazz assumé avec des accents modernes, avec un discours qui pour moi est important. 

L’influence de l’Inde.

Une des grandes influences de l’Inde, c’est le darsana , une vision selon laquelle tout doit se tenir, avoir une vision de l’origine du monde qui se tient tant pour la musique que pour les maths, la philosophie etc… Chez nous, on a tendance à  avoir une vision où chaque être humain doit être spécialisé, le meilleur dans son petit truc, mais complètement déconnecté du reste. Les choses sont séparées, mais dans ma tête ça ne doit pas se passer comme cela, je profite des livrets de cédé pour faire passer un message. Sur scène, j’aime bien aussi donner des clés aux gens avant de jouer un morceau. Ça fait partie du rôle de l’artiste de donner des clés de lecture de son message. 

 « Jazz for Kids »

Ça tient un peu à mon engagement dans les Jeunesses Musicales; j’y suis entré quand on m’a parlé de la fondation des JM pendant la deuxième guerre mondiale et de sa valeur citoyenne. Via ma position là-bas, je me suis dit que c’était l’occasion de se demander comment présenter le jazz aux plus jeunes, les tout petits qui n’ont pas encore décidé à quelles valeurs musicales ils s’ouvrent, ce n’est plus le cas de l’adolescent. Le top 10 des gamins, ce sont les comptines, et j’ai travaillé dessus pendant un an, réharmonisé,  j’ai trouvé des pistes pour les jouer, nous avons tourné dans les écoles, puis nous avons enregistré avec Pascal Mohy (piano) qui a apporté une nouvelle fraîcheur au projet, et Sam Gerstmans (contrebasse). Et le projet marche : on a été au off d’Avignon, au Gaume, on va au Toots Festival… C’est incroyable qu’on vienne nous chercher, c’est la première fois que ça m’arrive. Sur scène, on raconte des petites histoires qui font le lien entre les comptines. Le cédé est plutôt un objet transgénérationnel que les parents peuvent vivre avec leurs enfants.

« Orchestra Nazionale della Luna »

Encore une fois, c’est une rencontre, avec Kari Ikonen (pinao) en Suisse. On a mis quelques années avant de se lancer dans ce projet. On a choisi Teun Verbuggen (batterie) et Sébastien Boisseau (contrebasse) qui ne se connaissait pas, mais qui sont vraiment terribles dans le groupe. Avec Kari, il y a ce côté décalé qu’ont les Finlandais, c’est lui par exemple qui a choisi ce nom de groupe, ça ne fait pas finlandais du tout, plutôt Fellini, mais ça fait partie de ce second degré qu’ont  les Finlandais, un peu comme nous les Belges. On joue tout le projet sur ce côté décalé, même sur les images de la pochette; on y mélange aussi beaucoup d’ambiances, il ya du bansuri, mais aussi du moog, par exemple… Sur le cédé, on a un peu resserré la musique, mais en concert, on travaille beaucoup  sur l’éclatement  des formes; dans ce sens, le quartet actuel de Wayne Shorter nous inspire beaucoup, une musique où les musiciens peuvent ouvrir de grandes fenêtres pendant les concerts. Pas facile tout de même de trouver des espaces libres pour réunir tous les musiciens de ce groupe : quelqu’un comme Sébastien Boisseau a un agenda impressionnant, Teun aussi ! C’est un groupe qu’on présentera en Belgique en novembre ou en février.  

Les attentats de Bruxelles m’ont secoué, très touché, et ce la m’a donné envie de travailler un nouveau projet sur l’ouverture avec des musiciens arabes, ce sera mon prochain enregistrement pour le label « Avatar » que je viens de créer.

Carte blanche à Huy

J’ai hésité : je me suis dit que c’était l’occasion de faire quelque chose avec des gens avec qui je rêve de travailler, ou bien  j’invitais tous ceux qui avec je travaille pour créer un nouvel univers, très riche. J’ai opté pour ce choix parce que pour le moment je me sens entouré de tous ces projets avec des gens que j’apprécie beaucoup et avec qui il y a de la matière, des choses à faire, que ceux-ci  se rencontrent et qu’on crée une dynamique musicale. Avec eux, je voudrais essayer des choses qui sont potentiellement possibles et que je n’ai pas l’occasion de faire quand je travaille avec eux séparément, avec des univers extrêmement différents : le violoniste  chinois Guo Gan qui a participé au « Murmure de l’Orient » , Majid Bekkas (luth), aussi dans « Murmure de l’Orient », mais je suis aussi dans son trio, il y a Didier Laloy (accordéon) qui s’est retrouvé dans une formule de « Slang », on verra aussi François Garny (basse) et Michel Seba (percussions) , la violoncelliste Siegrid Van Den Bogaede qui a repris une de mes compositions en forme de suite sur son nouvel album solo, Kari Ikonen qui joue du moog et du synthé, il connait la musique arabe et la musique indienne, son jeu est très personnel et va surprendre, il y aura Barbara Wiernik (voix) aussi. 

C’est la première fois que je viens avec un projet personnel. Il y aura des compositions personnelles que je vais retraiter avec un patchwork de sons nouveaux. On ira vers la musique chinoise, indienne, arabe, mais on ne se renfermera jamais dans un domaine. On se connait humainement, ç a permet de travailler sur la confiance, plus que si je créais un projet avec des musiciens  que je ne connais pas. 

Manu et le Bansuri 

Pourquoi cette flûte et pas d’autres ? C’est la première flûte que j’ai rencontrée, ce n’est pas un instrument facile à maitriser; je me suis intéressé à  la musique indienne, qui a les mêmes avantages que le jazz : il s’ouvre vers d’autres musiques. Comme je suis avant tout improvisateur, il faut intégrer un doigté. Il faut travailler avec un instrument pour développer des réflexes d’improvisation. J’ai appris à en jouer avec des langages arabes, africains…  Le bansuri,  je le mets à toutes les sauces.

Regard sur la diffusion musicale en Belgique.

C’est un regard double : d’abord, je trouve qu’il n’y a pas assez de bonne musique qui passe, tout est axé sur le côté commercial avec quelques gros labels qui dirigent tout, près de 85% de l’ensemble ! Ils dirigent tout ce qui passe en radio. Nous, on travaille sur des petits labels qui ne génèrent pas de pub. Des émissions qui nous programment souffrent. C’est le côté négatif.  La dématérialisation de la musique, la télévision non linéaire, l’internet, le download c’est fini, on passe au streaming… Tout cela génère la fin du droit d’auteur, ce sont des avancées qui  créent d’énormes pertes sociales : avec le streaming, on ne touche plus de droits d’auteur. Parfois il y a un peu d’argent généré par la pub pour les plus gros. Quel drôle de monde pour la culture, on sert d’hameçon pour la publicité… Parallèlement à cela, internet génère de nouveaux ponts, d’esprits coopératifs, il y a d’autres fenêtres qui s’ouvrent, des journalistes qui créent leur blog, par exemple. Le phénomène de distribution me fait peur, mais l’être humain est créatif et de nouvelles choses apparaissent. L’offre musicale est énorme, mais je vois des bons musiciens autour de moi qui jouent très peu, et des gars qui ont acheté une guitare il y a six mois qui sortent des trucs qui passent en radio… Je ne comprends pas… c’est un peu chaotique, comme beaucoup de choses : on vit dans un monde où tout doit se vendre, tout doit s’acheter, et finalement,  ça fait perdre la vraie valeur des choses. Ça n’arrivera sûrement pas, mais si un major me proposait demain un contrat, je serais bien embêté, parce que ça ne correspond pas à mes valeurs.

Propos recueillis par Jean-Pierre Goffin