Manu Louis, électro-troubadour !

Manu Louis, électro-troubadour !

Manu Louis, le tourbadour de l’électronique

Manu Louis a inventé le mouvement perpétuel, on en est à présent absolument sûr… Il n’arrête pas de voyager, de traverser l’Europe, du Portugal à Berlin ou de Rome à Stockholm… Avec, sous le bras, une pile de chansons, une guitare et un computer. Quelques copies de Cream Parade à vendre aussi… (voir la chronique Jazz Around ici . Ce soir-là, à Chênée (Liège), il s’était trouvé un camarade de jeu aussi délirant que lui : Carl Roosens lui prêtait main forte dans une partie de ping-pong dont personne ne pouvait sortir vainqueur. « J’ai un certain plaisir à gâcher mon plaisir », chante Carl. Rencontre avec Manu.

Propos recueillis par Joseph Boulier

Photos de France Paquay (Centre culturel de Chênée, Liège le 24 octobre 2019)

En matière de choix musicaux, on peut franchement dire que tu es éclectique… Pourtant, je suis certain qu’il doit bien y avoir un genre que tu détestes !

Jusqu’il y a peu, je t’aurais sans doute affirmé que je détestais la musique techno… J’associais cette musique à quelque chose de prolétaire, ça me dérangeait un peu… Mais la véritable question est peut-être concerne aussi le marquage social qui détermine parfois le style de musique choisi, tant pour l’écoute que pour le jouer… Pour ce qui me concerne, j’ai longtemps déprécié la techno parce que je l’associais à des groupes sociaux qui me semblaient étranger et auxquels je ne voulais pas appartenir. Mais le trash métal, par exemple, je le supporte… Sans doute parce que John Zorn s’y est risqué… A sa façon. Mais la techno a changé, mes goûts aussi…

Et pour cause !

La techno est devenue une musique de classes moyennes… C’est Jeff Mills (l’un des pionniers de la musique techno à Detroit – NDLR) qui a déclaré cela à un journaliste.

Tu aimes vraiment tout alors ?

Non, il y a plein de choses que je n’aime pas ! En vérité, une grosse partie de ce que j’entends… Mais si tu me parles de « genres », c’est plus compliqué. Si, j’y pense : je n’ai rien contre, mais la musique latine en général me laisse complètement de marbre. La salsa, la bossa-nova, … Ca ne m’intéresse pas du tout !

Une chanson en particulier que tu détestes ?

Il doit y en avoir plein ! Mais comme ça ne m’intéresse pas, j’oublie aussi tôt !

Tu écoutes la radio ?

Oui. En ce moment j’écoute Kiosk, à Bruxelles. J’aime bien le concept. Chaque heure, une personne différente programme librement de la musique ou crée un concept. A Londres, dans cet ordre d’idée, il y a NTS. Une fois par mois, le London Contemporary Orchestra y propose un programme très aventureux… Tout ça bénévolement.

A contrario, quel genre préfères-tu ?

Depuis quelques temps, il y a une base de chansons ou de chansons pop dans ma musique. C’est ce qui prédomine, même si en fin de compte j’écoute peu de musique pop…

Tu as suivi des cours au Conservatoire avec Garett List comme professeur notamment… (il précise : et Frederic Rzewski ! NDLR). Au fait, je ne sais pas quel instrument tu avais choisi…

Je jouais déjà de la guitare, depuis l’âge de quinze ans environ. Au Conservatoire, on m’a essentiellement enseigné l’improvisation. Le jazz en particulier. Puis la musique contemporaine. J’étais admiratif envers les musiciens qui mélangent l’écriture et l’improvisation. Comme le Trio Bravo par exemple.

Est-ce qu’à ce moment-là tu as déjà l’idée de former un groupe de rock, comme Funk Sinatra en l’occurrence, qui a rencontré un certain succès ?

Oui, j’ai rapidement joué « en groupe ». A l’époque, le mélange était déjà établi au sein du Conservatoire. Pas comme avant, lorsque c’était mal vu… L’électricité dans la musique était fort présente par exemple…

Tu ne craignais pas d’être le prisonnier de ce qu’on t’enseignait ?

Non, pas du tout. Je rencontrais des problèmes avec les notes et les harmonies… Je préférais soit jouer seul, soit avec des improvisateurs. C’était plus difficile pour moi de jouer avec des musiciens auxquels je soumettais des partitions. En partant à Berlin, j’ai rompu avec d’autres traditions. C’était très bien d’avoir des références autour de toi, mais il ne faut pas non plus être trop révérencieux ! Ca peut devenir problématique quand tu es musicien… Autour de moi, j’en connais qui ne se renouvellent pas à cause de cela… Mais pour en revenir à ta question, les croisements et l’éclectisme étaient plutôt bien acceptés… John Zorn, l’Art Ensemble of Chicago…

Cela fait déjà quelques fois que tu cites John Zorn…

(il sourit) Je peux citer Garett List aussi, évidemment !

Mélodiquement, ce n’est franchement pas la même chose…

Non, tu as raison. Mais Zorn et Garrett convergent vers les mêmes objectifs. Sans doute en choisissant des chemins différents. Il s’agit d’un parcours typiquement new-yorkais. On a connu le free-jazz, le rock le plus noise et même la musique classique contemporaine. Que reste-t-il à inventer ? On peut juste prendre des fragments des uns et des autres et voyager librement là-dedans. Internet a permis de recentrer les choses autour de quelques codes.

Tu penses qu’on s’enlise et que l’on ne crée plus rien de neuf ?

Que faire après tout cela ? Des choses encore plus complexes ?

Un groupe comme Radiohead n’est-il pas arrivé à inventer un nouveau style ? Tout à fait abordable ?

Je pense surtout qu’ils ont introduit un groupe comme Aphex Twin dans le monde de la musique pop… En déplaçant ce qui existait déjà… Ils sont inventifs, ils disposent d’un chanteur fascinant… Puis surtout, chaque musicien du groupe est bourré de talent et ne connaît aucun problème d’égo… Mais ont-ils fait quelque chose de neuf ?

On leur doit quand même « Kid A »…

Oui, l’art de la musique pop… On récupère quelque chose ailleurs et on obtient Radiohead ou Bowie, qui a récupéré le disco. Remarque, c’est ce que je fais aussi (il sourit).

Depuis quelques temps, tu parcours le monde sous ton propre nom, seul. Par facilité ? Par goût d’indépendance ? Ou parce que personne ne te supporte ?

(il rit) Non, rassure-toi… Je crois que les musiciens avec lesquels je collabore m’apprécient… Les membres de Funk Sinatra ont souhaité poursuivre l’aventure. Mais Funk Sinatra, c’était les mêmes gars avec les mêmes instruments… A la longue, ça devient pénalisant ! Imagine : que serait-il arrivé si Miles n’avait jamais modifié son line up ? Les musiciens qui jouent trop régulièrement entre eux s’influencent mutuellement… Un changement régulier te permet de faire évoluer ton esprit créatif. Même Zappa l’a fait ! Il n’est pas resté avec les Mothers of Invention, pourtant un sacré groupe ! D’un autre côté, je voyageais beaucoup, ce qui est contraignant quand on est trop nombreux. On me demandait de jouer très souvent. Déplacer cinq personnes était hors de prix, je devais refuser des sollicitations. Puis, je me suis intéressé à la musique électronique, ce qui a vraiment simplifié les choses. Je suis devenu une sorte de troubadour de l’électronique… Ca va beaucoup plus vite, tu peux être plus mobile et faire Paris/Bruxelles/Berlin en trois jours. Toutefois, je viens de faire un duo avec Bart Maris et ça m’a vraiment bien plu… Ca m’a donné un autre regard sur ma musique, une autre lecture…

Ce nouvel album « Cream Parade » a-t-il un thème, un fil rouge ? Je perçois pour ma part la crainte de l’égocentrisme, le problème des humains qui ne communiquent plus entre eux.

(étonné) Ah oui… Tu es le premier à me dire ça… Le fil rouge, c’est l’ordinateur… Je compose sur mon ordinateur, puis j’envoie la musique au mixage via mon ordinateur. Un gars achève le travail sur son ordinateur, et il y a de grandes chances que les gens écouteront principalement le résultat sur leur ordinateur. C’est une boucle… L’album nous questionne sur la dépendance que nous avons par rapport aux machines. Et en effet, ça génère des questions par rapport à internet et à nos méthodes de communication avec les autres. Ces questions hantent mon disque…

Ceci-dit, la communication existe pourtant bel et bien…

(longue réflexion) C’est difficile à dire… Il y a aussi des choses positives avec cette façon de fonctionner… (au bout d’un moment) « Cream Parade » est un disque qui parle de Kermesse machine… Une machine pour faire la fête, qui se déplace de village en village… Une fête permanente ! Une parade sans plus personne pour la conduire, comme un rituel qui se perpétue… Plus politiquement, ça parle d’une société de consommation qui évolue autrement… Pour en revenir à nos sujets d’inquiétude, on peut éliminer le problème du réchauffement climatique en éliminant Greta Thunberg ! On n’a qu’à faire croire à tout le monde qu’on a solutionné le problème… Communication, internet… Avec le recul, je me dis que mes chansons n’auraient pas sonné de cette façon si je les avais composées avec une guitare sèche… Peut-être que le résultat aurait été intéressant…

Derrière cette musique plutôt électro-entraînante, on ressent un peu de désabusement… Je me trompe ?

Bien sûr, le scénario n’est pas très réjouissant…

Tu lui reproches quoi, à ce Monde ?

De courir à sa propre perte… C’est déjà pas mal hein ? On a tous nos petites maladies, nos défauts. Mais rien de comparable avec les problèmes d’écologie qui nous attendent. Or, régler les problèmes d’écologie, c’est régler les problèmes sociaux… Il ne peut pas y avoir d’écologie capitaliste à mon sens… Il y a urgence, nous nous dirigeons vers l’éco-terrorisme… Mais finalement, ce n’est que mon petit point de vue, peut-être que tout va très bien… En tout cas, en ce qui me concerne personnellement, tout va très bien ! Je vis très bien ma vie, j’ai plusieurs concerts par semaine à Berlin, je rencontre des gens intéressants. Je trouve même que c’est plutôt une belle époque à ce niveau-là…

Est-ce que ça changerait quelque chose pour toi si le support physique (le cédé, le vinyle) devait disparaître ?

Je me pose souvent la question… Mais les gens qui viennent me voir achètent encore pas mal de disques, en vinyle souvent… C’est important, un disque… Il est à la base de la tournée qui suit, de la promotion de l’artiste. J’en vends encore quelques centaines chaque année. Pour cette raison, ça a encore du sens… Puis ces disques circulent, parfois de façon étrange. Je ne voudrais pas me passer de faire circuler ma musique de cette façon. Internet est si rigide ! Les gens qui écoutent de la musique sur leur ordinateur ne le font pas de la même manière. Je trouve enfin que la gratuité enlève de la valeur aux choses…

« Cream Parade » est publié par Igloo records .

Manu Louis en perpétuelle tournée, dates sur le site www.louislouis.org

 

Addenda… à propos de Garrett List, décédé après l’enregistrement de cet entretien :

Garrett a composé énormément de musique. Il ne s’intéressait qu’au présent et était aussi reconnu comme un passeur/pédagogue, ce qui a sans doute trop occulté le compositeur. Je pense qu’il est temps de se replonger dans son oeuvre. Il faudrait d’ailleurs songer à organiser un ou des concerts autours de la musique de Garrett ! Après avoir entendu Emily, une composition de Garrett, à 18ans, sur une compilation d’Igloo Records, j’ai voulu rentrer au conservatoire pour rencontrer ces gens-là ! (ndlr : La Grande Formation).