Marcin Wasilewski : En attendant Joe Lovano
Dix ans après son dernier album trio en studio « Faithful » – entre-temps était sorti le « Live » enregistré au Jazz Middelheim en 2016 – Marcin Wasilewski sort « En Attendant » avec les fidèles Slawomir Kurkiewicz et Michal Miskiewiecz. A l’époque, le pianiste nous avait parlé de Manfred Eicher, de Keith Jarrett et de l’importance de l’enseignement de la musique classique en Pologne. Des sujets récurrents dans ce nouvel entretien.
«C’était une sorte de répétition au début. Il se fait que Joe (Lovano) est arrivé très tard…»
Lors de la première écoute de l’album, je n’avais pas remarqué qu’il s’agissait d’un enregistrement réalisé en même temps que « Artic Riffs »… D’où le tire « En Attendant » ?
Marcin Wasilewski : En effet ! Le titre prévu de l’album était « Waiting for Joe » parce que nous attendions Joe au studio, il devait nous rejoindre en début de soirée. Nous avons commencé à échauffer nos doigts, nos esprits afin d’être prêts lorsqu’il arriverait. C’était une sorte de répétition au début. Il se fait que Joe est arrivé très tard et nous avons eu une journée entière pour nous préparer, nous avons aussi improvisé… C’est d’ailleurs pour cela qu’il y a trois improvisations collectives sur le disque. Nous avons aussi joué quelques pièces que nous n’avions jamais enregistrées.
«Dans l’approche de la musique, il est important de se donner à 100 % à chaque fois que vous jouez.»
Cet album en trio n’était donc pas prévu.
M.W. : Nous ne nous attendions pas à ce que ces enregistrements sortent en cd, mais chaque fois qu’on commence à jouer, on joue comme si c’était enregistré. Dans l’approche de la musique il est important de se donner à 100% à chaque fois que vous jouez.
Deux titres sont aussi présents sur « Artic Riffs »
M.W. : Oui, « Glimmer of Hope » et « Vashkar » étaient prévus pour l’enregistrement avec Joe. Nous avons donc particulièrement travaillé ces deux thèmes pour Joe.
Ce n’est pas votre premier enregistrement au studio La Buissonne.
M.W. : C’est vrai. C’est notre deuxième session dans le studio de Gérard. La première était avec Tomasz Stanko pour notre dernier album ensemble chez ECM, « Lontano ».
«Sur les murs du studio, vous pouvez voir les photos des artistes qui ont enregistré (à la Buissonne) : Ahmad Jamal, Archie Shepp et plein d’autres…»
Le lieu où vous enregistrez est important pour vous ?
M.W. : Tout à fait, et particulièrement ici. Il y a une ambiance spéciale dans ce studio, à la campagne en Provence. Vous traversez le village puis vous tournez à droite et il y a une maison avec un garage. Il y a de magnifiques arbres, spécialement en août. Nous faisions un break au milieu de la journée, mangions un plat délicieux sous un arbre magnifique. Mais la magie se passe vraiment à l’intérieur du studio : Gérard est un extraordinaire ingénieur du son, le piano est fantastique, la qualité du son est superbe. Sur les murs, vous pouvez voir les photos des cds et des artistes qui ont enregistré là, c’est vraiment impressionnant : des musiciens comme Ahmad Jamal, Archie Shepp et plein d’autres… Mais bien sûr en arrivant dans le studio, vous vous focalisez sur votre propre musique. Le fait de travailler avec Manfred est aussi quelque chose de spécial, même si nous nous connaissons déjà depuis très longtemps, depuis le premier enregistrement avec Tomasz Stanko. De plus, savoir qu’on allait enregistrer avec Joe Lovano ce jour-là fait que vous êtes encore plus concentré sur votre musique.
«Nous avons une connexion spéciale, une alchimie particulière entre nous trois.»
Vous jouez depuis trente ans avec Slawomir et Michal. Pourriez-vous imaginer jouer des pièces comme « In Motion » avec une autre rythmique ?
M.W. : Bien sûr, je peux l’imaginer. Chaque musicien est différent et peut apporter quelque chose de différent. Mais nous avons une connexion spéciale, une alchimie particulière entre nous. C’est important de développer la musique ensemble, l’expérimenter dans tant de concerts, que ce soit avec Tomasz, mais aussi d’autres saxophonistes ou trompettistes. Nous nous trouvons dans tellement de situations différentes que improviser devient comme une seconde nature, c’est très instinctif. Il peut arriver que nous nous connaissions finalement trop bien, mais nous n’en sommes jamais au point d’être ennuyé par ce que l’autre joue. C’est toujours aussi beau de jouer ensemble, c’est quelque chose qui n’est pas fréquent une aussi longue collaboration.
Dans un entretien que nous avions eu en 2011, vous parliez de l‘importance en Pologne d’étudier les grands compositeurs classiques. Vous reprenez Bach sur cet album.
M.W. : C’est la première fois que nous enregistrons une pièce de Bach, reprise des Variations Goldberg numéro 25. Nous l’avons interprétée à notre façon, nous l’avons un peu retranscrite en respectant l’écriture de Bach mais en retirant la dernière partie. Nous avions déjà enregistré à nos débuts en trio des pièces de compositeurs polonais contemporains, déjà pour ECM, comme une composition de Karol Szymanowski. C’était le thème jazz de l’opéra « King Roger », une mélodie dans laquelle nous avions changé quelques accords. Mais l’approche de Bach sur cet album est complètement différente.
«J’aime cette idée d’introduire dans notre répertoire des pièces plus populaires.»
D’où vient l’idée de reprendre régulièrement des chansons du répertoire pop-rock ?
M.W. : C’est quelque chose de très spontané. Nous l’avions déjà fait sur notre premier album avec un morceau de Björk. J’aime cette idée d’introduire dans notre répertoire des pièces plus populaires, même si ce n’est pas l’aspect populaire qui soit le plus important. C’est la connexion que nous avons avec un artiste comme Björk, Sting ou Prince que nous écoutions beaucoup adolescent… Mais ce n’étaient pas des artistes qu’on entendait souvent à la radio ou à la télé… Dans ce sens, on ne peut pas dire qu’ils étaient populaires. On écoutait du rock, de la musique électronique, tous ces choix viennent de notre jeunesse et ce sont des artistes que j’écoute encore aujourd’hui. Depuis le premier album, nous avons continué à choisir des thèmes de ce répertoire… Ce qui peut être ennuyeux car des amis me demandent parfois de jouer ceci ou cela, mais je leur réponds : « Laissez-moi choisir ce que je veux jouer ! Ce qui vient de mon intuition. » Pourtant cette fois-ci, « Riders on the Storm » des Doors est bien venu d’une idée d’un ami. J’ai d’abord dit que ce morceau était trop populaire, mais nous avons essayé d’en faire quelque chose et ça a marché.
«Keith Jarrett est ma plus grande influence : il a eu un énorme impact sur moi.»
On vous sait grand fan de Keith Jarrett. Toutefois dans cet album et plus précisément dans l’interaction piano-contrebasse, on peut penser à Bill Evans.
M.W. : Je ne pense pas que Bill ait été une grande influence pour moi. Peut-être à l’occasion, dans l’ambiance d’un morceau en particulier. Keith Jarrett est ma plus grande influence, dès mes débuts. Il a eu un énorme impact sur moi. Mais je n’ai jamais cherché à l’imiter, juste puiser dans sa passion, son approche de la musique, jouer à 100%, peut-être à 1000% de vos possibilités. Apporter dans la musique une approche vraiment sérieuse qui vient de votre corps entier, de vos jambes, de votre cœur, c’est sans doute la plus grande influence que Keith Jarrett a eue sur moi. Pas des mélodies ou des accords en particulier, mais des ambiances, des atmosphères.
Marcin Wasilewski
En attendant
ECM