Michel Debrulle : une affaire de trio(s)

Michel Debrulle : une affaire de trio(s)

Triple événement pour le Collectif du Lion : sortie du nouveau Trio Grande « Impertinence », de la version cd des deux premiers albums du Trio Bravo, et première du spectacle « Répercussion-ID » couplée à la sortie du CD. Impossible de passer à côté d’une conversation avec Michel Debrulle.

Michel Debrulle © Robert Hansenne

«Dans Trio, il y avait Rio… et j’ai pensé Bravo.»

Comment est né le Trio Bravo ?
Michel Debrulle : Quand Henri Pousseur a ouvert « les portes du temple » comme on l’écrit dans le livre (1), il y a eu des séminaires de jazz et des ateliers avec des personnes comme Steve Lacy, Lawrence Butch Morris, Vinko Goblokar, Frédéric Rzewski. On était déjà dans la mouvance où on alternait l’apprentissage de la tradition et des ouvertures vers le jazz contemporain et l’improvisations. Michel (Massot) et Fabrizio (Cassol) étaient au Conservatoire où ils suivaient les cours de musique de chambre et le travail avec Jean-Pierre Peuvion. C’est un contexte de mélange de la tradition avec Steve Houben, Richard Rousselet, Bruno Castellucci, et la venue d’Allan Silva puis Garrett List. J’ai découvert Michel Massot au Café des Femmes à Liège lors d’un concert de musique de Garrett. A l’époque, j’avais juste une caisse claire, une cymbale, un charleston, et il y avait Michel Massot au tuba. J’avais aussi entendu Fabrizio dans d’autres contextes. De mon côté, j’écoutais le trio d’Arthur Blythe, sax, Bob Stewart, tuba, et un percussionniste. C’était une sonorité intéressante et j’ai été très naïvement – j’étais au début de mon apprentissage – proposer à Michel et Fabrizio de former un trio, ce qu’ils ont accepté. Ça a débuté comme ça, il fallait trouver un nom : j’ai écrit Trio sur un papier, dans Trio, il y avait Rio et j’ai pensé Trio Bravo. Idem, mais c’était plus facile, pour Trio Grande par la suite.

Michel Debrulle © Robert Hansenne

D’autres influences ?
M.D. : Eric Dolphy aussi. J’écoutais plus de free jazz, l’Art Ensemble of Chicago, Mingus, Sun Ra… j’étais plutôt dans cette sphère, l’école AACM (Association for the Advancement of Creative Musicians – NDLR), Ray Anderson, David Murray…

Des influences qui se ressentent dans les deux premiers albums, associées à l’originalité du répertoire. On peut aussi dire que vous formez un trio où personne ne vient remplacer quelqu’un. Vous aviez décidé de ne vous consacrer qu’à ça ?
M.D. : Il y a eu une alchimie humaine et musicale qui a fait qu’on a travaillé comme des dingues à trois au Lion S’Envoile, parce que nous étions hyper-excités par ce projet, mais il n’y a jamais eu une interdiction d’aller jouer ailleurs. Le trio prenait beaucoup de place par envie de jouer ensemble, ça demandait beaucoup de travail de créer ce langage musical, nouveau à l’époque. Et puis ça a très vite marché et ça a duré pendant huit années. Puis il y a eu aussi la Grande Formation qui nous a pris du temps et de l’énergie. C’était une époque hyper-chargée, Fabrizio était toujours au Conservatoire, Michel travaillait sur la musique contemporaine, moi j’avais un projet de pièce de John Cage avec Jean-Pierre Peuvion. On était au four et au moulin, à apprendre, à développer des choses et Trio Bravo prenait énormément de place.

Au point d’obtenir une reconnaissance quasi internationale.
M.D. : Ce qui a déclenché tout, c’est l’Europa Jazz Festival au Mans. Ensuite, on a beaucoup tourné en Europe, on est allé au Canada au Festival de Montréal, aux Etats-Unis avec le quartet de Pierre Vaiana.

«Des gens venaient voir le Trio Grande en espérant entendre le Trio Bravo…»

Qu’est ce qui va marquer la différence entre le Trio Bravo et le Trio Grande ?
M.D. : On a pris du temps pour franchir ce passage. Je me souviens que des gens venaient voir Trio Grande en espérant entendre Trio Bravo. Au-delà de ça, ce qui a changé, c’est le fait que Laurent Dehors soit un poly-instrumentiste : toutes les clarinettes, sax soprano, sax ténor, cornemuse, guimbarde, flûte à bec… On a eu un univers musical qui était complètement éclaté. Michel Massot au tuba, à l’euphonium, au trombone qu’il utilisait déjà, mais moins dans Trio Bravo. On a commencé à travailler sur une orchestration et un son différent. Laurent a aussi amené un univers plus français avec le côté musette, il aime aussi le disco, la valse et une écriture différente. Les univers ont un peu changé aussi avec l’arrivée de Matthew Bourne pour deux albums. Sinon, la manière de travailler est un peu semblable si ce n’est qu’on avait moins de plages d’expérimentation puisque Laurent vit à Rouen, c’était moins facile. Puis il y avait aussi « Tous Dehors » où Michel et moi jouions, et il y a eu aussi des influences à ce niveau-là. Enfin un élément important : le rapport au public a changé aussi parce que Laurent est un gai-luron et ça pouvait parfois partir en sucette. En même temps, après avoir fait rire les gens, on partait sur une musique que le public trouvait amusante mais qui était aussi exigeante.

Michel Debrulle © Robert Hansenne

Laurent est aussi quelqu’un du Nord et que le surréalisme à la Belge touche.
M.D. : Il aime beaucoup la Belgique, l’humour belge, cette façon de ne pas trop se prendre au sérieux dans ce groupe.

Le titre du nouvel album de Trio Grande, « Impertinence » (2), c’est un peu un lien entre Trio Bravo et Trio Grande ?
M.D. : La réédition de Trio Bravo est une initiative de IGLOO, pour les trente ans du groupe. Le titre « Impertinence » est un peu venu de Lucas Racasse qui a réalisé ce magnifique film sur l’album et qui nous a dit : « mais vous êtes plus jeunes que pas mal de groupes qui sortent des disques aujourd’hui ». On a essayé sur l’album de ne pas trop se focaliser sur les trente ans du groupe et cet anniversaire, ça pouvait figer le projet, il fallait éviter ça. Par exemple, beaucoup de programmateurs pensent qu’ils ont tout entendu de « Rêve d’Eléphant Orchestra » alors que sur le dernier album, l’énergie et le son ont changé. On doit se méfier de ce côté « vieux groupe ». Le fait qu’on soit toujours acoustique, que le nom du groupe est là depuis trente ans. Et le mot « impertinence » est venu dans les discussions avec Lucas et Myriam (Mollet, responsable de la com pour le Collectif du Lion – NDLR). Lucas avait cette idée de film et de pochette impertinente. Il y a eu concordance de tout ça.

«Le pointu et le populaire sont une caractéristique de tous les groupes du Collectif du Lion.»

La musique élitiste jouée par Trio Grande dans les Galeries Lemonnier à Liège, comme le rappelait Myriam, c’est à la fois une musique de la rue ouverte à tous et une musique aux qualités incontestables, c’est un tout, un travail de composition qui fait que la musique passe la rampe de tous les publics… Mais ce n’est pas ainsi qu’on gagne sa vie : il faut aussi remplir les salles… Comment y arrive-t-on ?
M.D. : Le pointu et le populaire, c’est aussi une caractéristique de tous les groupes du Collectif du Lion. On a toujours eu consciemment ou inconsciemment l’envie d’aller dans le sens du spectacle de rue. Je crois que c’est une question de background, de culture musicale. Maintenant, les choses ont changé, tout a changé au niveau de la commercialisation, les réseaux sociaux, l’image, la com… C’est clair que le film de Lucas peut nous aider à toucher d’autres sphères. Myriam fait un gros travail par rapport à tout cela, mais il faudrait un temps plein pour cela… On a trop de choses en route pour y consacrer autant de temps. On a aussi beaucoup de problèmes à faire passer tout cela dans la presse, la radio, la télé, à trouver des créneaux qui existaient du temps de Trio Bravo. Quand on voit le film de Trio Bravo sorti dans les années nonante, des émissions comme Cargo de Nuit qui ont disparu… Aujourd’hui, pour passer chez Collin, Russon, Plan Cult, il faut une machine de com derrière. En même temps, il y a de belles surprises comme notre engagement à « Jazz Sous les Pommiers ». Il faut aller dans les marchés, rencontrer des gens…

«La période COVID m’a permis de retravailler l’instrument et même de reprendre les bases.»

Que ne t’ai-je pas demandé et sur quoi tu aurais souhaité t’exprimer ?
M.D. : Je pourrais parler de la période covid. Ça a été une catastrophe, c’est sûr, mais ça m’a permis à moi de retravailler l’instrument de façon assidue et même de reprendre les choses à la base, ce qui s’entend dans la manière de fonctionner entre Michel Massot et moi. On a passé des heures à retravailler des rythmiques, ce qui fait que pour cet album, on est retourné au trio pur et dur, mais avec une cohérence basse-batterie qui me réjouit. C’est un plaisir de trouver cette fraîcheur-là. De manière plus générale, au niveau du Collectif, on a une actualité qui est réjouissante, le spectacle « RéPercussion-ID » (3), Trio Grande, la réédition, c’est chouette après tant d’années de pouvoir profiter de tout ça. Et parallèlement, l’époque est tellement terrible qu’il faut se réjouir de ce genre de chose… Quand on s’intéresse à l’actualité, au climat… dans six mois où sera-t-on ? J’essaie de profiter de ce qui se passe. Trio Bravo dans les années 90, c’était s’amuser, voyager. Aujourd’hui, c’est un grand bouleversement pour tout le monde. On doit resituer tout acte artistique dans un contexte qui est politique, social, culturel. Il est important que les artistes se positionnent par rapport à cela, faire comprendre qu’on n’est pas en dehors de tout ça, qu’on est tributaire et qu’on doit réfléchir à comment s’en sortir.

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(1) « Sur la Piste du Collectif du Lion… Une aventure plus que musicale », (Editions PAC)

(2)
Trio Grande
Impertinence
Igloo

Chronique JazzMania

(3) Le spectacle est présenté en même temps que la sortie de l’album « Répercussion #1 » (Collectif du Lion)

Chronique JazzMania de l’album
Présentation du spectacle sur JazzMania

Propos recueillis par Jean-Pierre Goffin