
Michel Delville, l’incandescence en musiques
Michel Delville, l’incandescence en musiques !
J’ai eu l’occasion d’entendre le guitariste Michel Delville (The Wrong Object, douBt, Machine Mass, Comicoperando, Ensemble Mosae, The Gödel Codex, collaboration avec 48 Cameras) avec le groupe Moving Tones, un soir de Jazz Marathon, et plus tard, en studio, durant quelques heures. Ma première impression fut que Michel Delville était capable d’explosivité maîtrisée, au travers de salves sonores (sound bursts). Mais son originalité actuelle réside dans ses recherches sonores qu’il distille par nappes, tapis, saturations, aidé en cela par un matériel sophistiqué y compris informatique.
Ce que peu d’auditeurs qui le voient jouer savent c’est que, après des études universitaires en langues germaniques, il est, sur le plan professionnel, professeur ordinaire à l’Université de Liège, l’auteur d’une centaine d’articles et d’une vingtaine de livres d’essais et d’études, œuvres littéraires et poétiques. Il est aussi directeur du centre interdisciplinaire de poétique appliquée. Ses intérêts dans ce domaine s’étendent aussi bien de la poésie (William Blake) et du théâtre classique (Shakespeare) de langue anglaise, qu’à des figures de proue du contemporain tel James Joyce. Son affinité actuelle est de concevoir des essais d’analyse littéraire interdisciplinaire, c’est-à-dire que le verbe est mis en corrélation avec d’autres formes d’art.
Et, en musique, comme l’a si bien dit Dave Liebman, l’une de ses idoles avec qui il a pu enregistrer un disque : « Il s’agit d’un environnement musical exceptionnel que cet enregistrement avec ces deux merveilleux musiciens (Tony Bianco et Michel Delville). Est-ce que j’emploierais l’expression “post-tout” ? (…) La bouillabaisse résultante est extraordinaire et nouvelle, de la musique qui représente un défi et qui a certainement du tranchant. De la musique contemporaine avec une chaleur humaine. »
Au cours de cet entretien “découverte” de ce musicien et auteur prolifique, en incandescence perpétuelle, les questions ou mots-clés thématiques sont parfois indiqués en italiques et sont intégrés aux réponses afin de ne pas en alourdir la lecture, le texte étant mis à la première personne pour le rendre plus proche de ce qu’a dit Michel Delville.
“Oui, c’est vrai, certains aspects de mes improvisations font penser à des climats d’extase musicale telle qu’on la connaît dans la musique soufi ou de l’Inde, il faut dire que j’ai été très tôt confronté à de la musique d’un tel type tel par exemple “A Love Supreme”. Car, de 8 ans le cadet de mon frère, je peux dire qu’à l’âge de 5 ans j’ai entendu une telle musique, tout comme “Ascension”; et on sait que Coltrane était porté sur le mysticisme. Comme Elton Dean (Soft Machine) avec qui j’ai enregistré ‘The Unconditional Truth” qui, lui, était un shaman. Il avait d’ailleurs des moments de grâce musicale qui nous élevaient, par l’exemple et sa seule présence musicale.
J’ai commencé à faire de la musique vers mes 13/14 ans – personne n’était musicien dans la famille -, et le déclic qui m’a fait découvrir que j’avais un don pour la musique fut, alors que j’essayais de repiquer des fragments de morceaux (jazz, Hendrix, Zappa, musique punk, Jeff Beck, etc.), de m’apercevoir que j’étais capable de repiquer à la guitare des extraits de ligne de basse de Hugh Hopper (Soft Machine) qui me parurent faciles à jouer, qui étaient dans mes cordes’sans jeu de mots. C’est au fond le départ.
Tout n’a pas toujours été facile du point de vue du moral, j’ai connu des creux, quand je pensais tout abandonner. Et, finalement le groupe-phare qui m’a redonné le moral fut Aka Moon quand je vis que des gars grosso modo originaires de ma région (Seraing pour Cassol), sortis au fond de nulle part, jouaient une musique qui correspondait à ce que je souhaitais faire à l’époque et qu’un public les suive. Le premier concert que je vis fut au Kaai. J’avais envisagé de contacter leur label Carbon 7′ (que codirigeait Guy Segers, bassiste culte d’Univers Zéro, bien connu en Belgique dans les milieux du rock progressif). Mais, j’ai eu l’extrême chance de découvrir le label new-yorkais Moonjune que dirige et anime Leonardo Pavkovic, un type qui ne sort pas seulement des disques, mais qui diffuse, assure des comptes-rendus et articles dans la presse spécialisée et, principalement, m’a mis en contact et m’a permis de rencontrer et de jouer avec des gens illustres de la scène musicale, tels Elton Dean, Tony Levin, Dagmar Krause, Dave Liebman, Harry Beckett, Annie Whitehead, Geoff Leigh, etc. Je lui dois beaucoup, il m’a permis de faire des choses que j’avais envie de réaliser et dont j’étais capable, en toute liberté artistique. Un autre creux, c’était avant l’enregistrement live de The Wrong Object avec Elton Dean. Je désespérais de pouvoir jouer de manière satisfaisante, surtout sur scène parce que cela m’angoissait encore toujours un peu à l’époque (2005). Il m’a donné des conseils, m’a rassuré, me disant que lui aussi avait connu la trouille de la scène. Il était brillant mais modeste et, malgré son état de santé un an avant son décès, ce fut extraordinaire de jouer avec une de mes idoles. Oui, c’est vrai que dans ce disque du concert live sans répétition et enregistré à une seule piste, j’ai joué minimaliste, mais mon groupe sans Dean avait joué la première partie du concert et là j’avais assuré beaucoup de solos, je me suis donc un peu retenu avec Elton Dean.
À propos de ce jeu et ces recherches sonores que je produis par nappes et saturations, ce n’est pas délibéré mais je voulais sortir du carcan des improvisations codifiées telles qu’on les connaissait depuis les années 1950/1960, en rock et en jazz. C’est-à-dire que le défi que je m’étais imposé était de faire quelque chose de plus personnel et différent, et, des musiciens tels Thurston Moore (Sonic Youth), Hendrix et Arto Lindsay, m’y ont aidé. Mais je ne travaille pas uniquement avec mes gadgets de création sonore (sons informatisés, pédales…), je travaille les sons également à l’ancienne en triturant les cordes (bending). Ce qui m’intéresse, ce sont les gens qui ont créé des concepts sonores ou stylistiques. Si en littérature par exemple on peut dire que des auteurs, par exemple de langue anglaise, ont codifié et créé une langue et une grammaire, je considère que Zappa, lui, a inventé un langage musical alors qu’il a démarré en musique dans les années 1950, durant une période où tout était déjà codifié. Il a fait du syncrétisme (Petit Robert: ‘Combinaison relativement cohérente – à la différence de l’éclectisme-, mélange de doctrines, de systèmes’). Dans un écrit, j’ai fait un parallèle entre le peintre Bosch et le musicien Zappa. Il y a chez les deux artistes, une confusion d’images, des effets orgiaques, de parodie, placés sous le signe du grotesque et du désir d’englober la totalité du possible. Il y a plus de points communs entre Zappa et Bosch qu’avec Botticelli par exemple.
La musique est-elle pour moi un défoulement pour quelqu’un qui ressortit au cadre académique et a une activité importante dans un tout autre domaine ? Oui, c’est un défoulement. La musique pour moi n’est pas un hobby mais une passion ou une nécessité plutôt. Elle me permet de remplir un creux car je suis un peu mélancolique de nature et hyperactif, multitasks comme on dit à présent. Je ne suis pas du tout le type méditatif ou adepte du yoga. Du genre dilettante ? Oui d’une certaine façon, je suis amateur après tout et il m’arrive d’avoir des creux et de rester un ou deux mois sans jouer ou en avoir envie. J’ai besoin de projets musicaux, disques ou concerts, séances d’enregistrement, et dès que j’en ai, je me focalise entièrement dessus pour arriver à mon but, j’y mets toute l’intensité et l’énergie dont je suis capable.
Tout a-t-il déjà été dit ou fait en musique ? Pas du tout, ma conception c’est que si tout a été dit et si tout a été fait, tout reste donc à refaire, sans répétition, ne fût-ce qu’en parodiant ou innovant. Mon approche des morceaux d’Hendrix (cf. un futur disque de Machine Mass qui sortira en 2017 sous le label Moonjune, voir vidéo ci-dessus) c’est plutôt une récriture qu’un cover. Peut-on refaire du Hendrix, du Coltrane, du Zappa ? Pas à l’identique mais en s’inspirant de ce qu’ils ont créé et en y mettant sa propre marque. Il faut développer un style sonore identifiable car le paysage musical actuel ne permet pas toujours de distinguer les identités sonores et stylistiques individuelles. Maintenant, souvent quand on entend des saxophonistes par exemple, on ne parvient pas à les différencier. C’est pourquoi, très jeune, j’ai cherché à développer un phrasé propre en me fondant sur d’autres modèles que purement guitaristiques. Beaucoup de guitaristes ont des plans qu’ils sortent souvent. Moi, du point de vue du phrasé j’ai été influencé par Coltrane, Miles, donc plutôt par des instruments à vent que par des guitaristes. Je trouve absurde d’aller chercher l’inspiration pour le phrasé chez d’autres guitaristes. D’ailleurs quand je joue ou improvise, j’ai souvent une espèce de dissociation : je me mets dans un état de dissociation liée à ma pratique de l’autohypnose. J’imagine un objet (un vélo, une table, etc.) tel qu’il se présente en représentation visuelle dans ma tête et le fait de me focaliser sur un objet externe à la musique est une source d’inspiration musicale et me permet de mieux structurer le flow qui, autrement, serait purement instinctif.
Si je m’adapte aux différents environnements musicaux ? Oui, mais je ne suis pas un jazzman, ce qui fait que certaines formes de musique me mettraient mal à l’aise ou feraient en sorte que ce que je joue ne soit pas intéressant. C’est peut-être égoïste, mais je sens d’instinct ce que je peux apporter en termes musicaux, sans trahir mes propres personnalité et style. Et, j’ai parfois eu le courage de refuser des projets qui ne m’auraient pas convenu.
Si les critiques musicales sont toujours to the point ? Pas toujours, certains critiques ont un fonds de commerce qui ressortit à leurs propres obsessions. Ainsi, j’ai fait des disques inspirés des musiques de Wyatt, Hendrix, Zappa, entre autres, qui ont été des influences énormes pour moi, mais on a trop souvent ramené ma vision à celle de Zappa, pour ne citer que lui, sans détricoter ce qui est influence, hommage et récriture du texte original. Comme je le fais par exemple dans la version de Purple Haze d’Hendrix, dans laquelle je joue des lignes de saturations et d’explorations sonores plutôt que des single notes flamboyantes, pourquoi tenter de refaire à l’identique sans y injecter sa propre personnalité ?
Si je retire plus de plaisir de l’écriture que de la musique ? Le plaisir que je retire de l’écriture est plus diffus, différé, tandis qu’avec la musique on est dans la gratification immédiate un peu comme l’orgasme alors que l’écriture ce seraient les préliminaires… Mais, honnêtement, parfois j’en ai ras le bol de faire de la musique et, heureusement qu’il y a l’autre volet de ma personnalité, parce que maintenant dans mes essais je m’intéresse à la mise en rapport et à la confrontation de différents supports, méthodes et discours. C’est-à-dire faire de l’interdisciplinaire et mêler les genres, comme la musique et la peinture dans celui que j’ai écrit sur Captain Beefheart et Zappa.
Suis-je mieux connu à l’étranger ? Oui et cela tient au fait que nous avons eu plein de pub et comptes rendus grâce au label Moonjune de Pavkovic. La musique que je fais ne rentre pas dans des moules définissables, ce qui n’est pas toujours facile à “placer” dans des salles ou des festivals. Je suis en effet peut-être mieux connu aux Pays-Bas qu’en Belgique. Pour être mieux connu en Belgique, à défaut de composer un morceau de succès planétaire comme Bluesette, il me faudrait plus de concerts, mais cela s’améliore…
Est-ce que je me vois encore jouer d’une manière aussi extravertie dans 30 ans ? Non, et surtout en raison de raisons physiques comme l’arthrose dans les mains et des problèmes de dos, mais il se peut que je reste un mélomane…Chaque année, je me dis que je vais cesser de faire de la musique parce que du point de vue de l’organisation, c’est lourd, concevoir des projets, réunir les musiciens, les dates d’enregistrements ou de concerts.
Mes meilleurs moments en musique, c’est surtout le festival ‘Zappanale’ en Allemagne avec Ed Mann du groupe de Zappa (marimba et vibraphone), mon enregistrement en studio à New York avec Dave Liebman et le concert public avec Elton Dean, sans compter de nombreux moments de “délire contrôlé” avec The Wrong Object et Machine Mass.
Mes projets immédiats; le disque avec Machine Mass au départ de la musique d’Hendrix, un cédé avec Dominique Vantomme et Tony Levin (Peter Gabriel/King Crimson), des séances d’enregistrements avec certains des membres fondateurs des Moving Tones et des guests.
Qu’est-ce que j’écoute ? D’ordinaire 5 cédés par semaine, en boucle : pour le moment Messiaen, Radiohead, ‘Stick Men’ de Tony Levin, Dave Douglas, l’album ‘Highway Rider’ de Brad Mehldau et en tant que guilty pleasure Cosby, Stills, Nash and Young.
Voilà, c’est terminé, trois heures d’entretien à Liège et, honnêtement, Michel Delville parle plus que moi, ce qui n’est pas peu dire. Mais, il est extraverti, honnête, entier, sans langue de bois et comme on dit en anglais articulate (qui s’exprime bien). Pas étonnant pour quelqu’un qui a lu Finnegans Wake de James Joyce dans le texte (ce qui m’ahurit d’admiration) et qui dans Ulysses a pu identifier les poèmes épiphaniques qu’il y avait intégrés. Michel Delville est capable d’autoanalyse et il a des choses intéressantes à confier. Et, surtout, il a eu la chance de pouvoir enregistrer avec certaines des figures musicales iconiques qu’il écoutait quand il était adolescent – le rêve de tout musicien digne de ce nom – et, en cela seul, il a déjà réussi son parcours dans l’un des deux domaines d’expression qu’il a choisis et pour lesquels il avait le talent suffisant, nécessaire et parfois contraignant.
Roland Binet
Concerts :
THE WRONG OBJECT
March 31, Moo-Ah Festival, The Raven Hall, Corby, UK
THE WRONG OBJECT
April 23, Convention Prog-résiste, Soignies, Belgium
MACHINE MASS (Bianco/Delville/Guenet) plays HENDRIX + THE WRONG OBJECT
April 28, l’An Vert, Liège, Belgium
MACHINE MASS (Bianco/Delville/Guenet) plays HENDRIX
April 29, JAZZ9, Mazy, Belgium
The Gödel Codex Live – Album annoncé pour 2017