
Michel Portal : MP 85
Label Bleu / L’Autre Distribution
Michel Portal occupe une place unique dans l’histoire contemporaine de la musique. Il est un soliste classique réputé, interprète de Mozart à Boulez, mais aussi un musicien de jazz au parcours éclectique. Après ses débuts avec son Unit en compagnie de Bernard Vitet et son Dejarme solo en véritable torero basque, il a croisé (pour faire court) Joachim Kühn, John Surman, Dave Liebman, Martial Solal, Andy Emler, Rita Marcotulli, Daniel Humair ou encore Jack DeJohnette. Pour la sortie de ce « MP 85 », il renoue avec les studios, dix ans après le sublime « Bailador », gravé avec le trompettiste américain Ambrose Akinmusire, Scott Colley, Jack DeJohnette et, déjà, Bojan Z. Par ailleurs, avec cet album anniversaire, il renoue avec le Label Bleu. Son dernier album personnel gravé pour le label d’Amiens remonte en 1998 avec « Dockings », en compagnie du trompettiste Markus Stockhausen et toujours de Bojan Z qu’il retrouve tout au long de sa carrière. Souvenez- vous de ce concert en duo au Théâtre de Liège. Pour le Label Bleu, Michel Portal a aussi enregistré « Men’s Land » avec Dave Liebman, « Town Hall Concert » avec Martial Solal, « Musiques de cinéma » avec Rita Marcotulli et, il ne faut pas oublier, le « Concert Anniversaire » à l’occasion des 30 ans du Label Bleu, enregistré au sein de la Maison de la Culture d’Amiens (une carte blanche offerte à Henri Texier qui regroupait Michel Portal, Thomas de Pourquery, Manu Codjia, Bojan Z et Edward Perraud).
Pour « MP85 », il retrouve donc son compagnon fidèle, Bojan Z, piano et claviers et le chevronné Bruno Chevillon à la contrebasse (rappelez-vous l’Acoustic Quartet de Louis Sclavis avec Marc Ducret, à l’occasion de Jazz au Château d’Oupeye). Diplômé en contrebasse classique et jazz, Chevillon a enregistré avec Tim Berne (« Old and Unwise »), Stephan Oliva et Paul Motian (« Intérieur nuit »), avec Daniel Humair, tantôt en compagnie de Ellery Eskelin (« Liberté surveillée »), tantôt avec Tony Malaby (« Pas de dense »), mais aussi au sein de l’ONJ d’Olivier Benoît (« Europa Paris »). Toujours friand de nouvelles rencontres, à l’occasion de l’Europa Jazz du Mans, Michel Portal a aussi convié deux nouveaux talents qu’on retrouve ici. Au trombone, l’Allemand Nils Wogram. Diplômé de la New School of New York City, il a fait partie du groupe Underkarl (Jazz!Brugge 2002), enregistré avec le pianiste russe Simon Nabatov mais aussi, dernièrement, avec Bojan Z (« Housewarming », album chroniqué dans nos colonnes). Enfin, heureuse surprise, on retrouve notre compatriote Lander Gyselinck dont la technique iconoclaste rappelle celle de Jim Black. Après ses études auprès de Stéphane Galland, qui lui a fait découvrir les polyrythmies et de Kris Defoort, qui lui a ouvert les portes de l’improvisation, il a été, avec Bram De Looze et Anneleen Boeme, l’un des fondateurs du Lab Trio, puis un compagnon fidèle de Kris Defoort (« Monk’s Dream » et « Diving Society », avec Guillaume Orti et Veronika Harcsa), mais aussi membre de Stuff., de Howard Peach (avec l’Américain Chris Speed) et du Ragini Trio qui a enregistré avec Bojan Z. Au répertoire de ce « MP 85 », huit compositions originales de Michel Portal, une de Bojan Z («Full Half Moon ») et une de Nils Wogram (« Split the Difference »), ce qui explique l’implication de chacun.
Michel Portal nous indique : « Ce disque s’est fait dans des conditions très particulières, en sortant de deux mois de confinement. Avec les membres de mon nouveau quintet, nous nous sommes retrouvés dans les studios du Label Bleu, avides de musique mais animés d’un sentiment mêlé de joie, de crainte du virus et de méfiance involontaire envers l’autre, soudain renvoyé à son statut d’étranger menaçant. Comme s’il s’agissait pour chacun d’entre nous de rétablir la bonne distance par rapport au monde et aux autres, la musique, durant ces quelques jours d’enregistrement, s’est inventée au présent en circulant de l’un à l’autre avec une vraie intensité collective. C’est ce mouvement fondamental d’ouverture qui, je crois, donne à la musique de ce disque sa couleur et sa direction, comme un retour progressif à la vie. » Puis, comme le dit Bojan Z : « Dans ce disque, Michel raconte plein d’histoires qui le concernent directement, dans les registres les plus variés, tant sur le plan du style que des humeurs et des climats développés. » Ce « MP 85 » propose effectivement une variété d’atmosphères, toutes illuminées par un sens inné de la mélodie. Rares sont les musiciens (Texier, Sclavis, Emler) dont on reconnaît la griffe immédiatement, telle une ligne mélodique qui stagne inévitablement dans l’oreille. Climat africain avec « African Wind », un thème au rythme chaloupé qu’il a déjà joué avec Benjamin Moussay et K. Chemirani ; référence plus électrique à l’univers de Miles Davis avec « Chazzoulie » et ses rythmes électriques induits par les claviers de Bojan Z ; « Desertown » peut apparaître comme un hommage à Duke Ellington, dans un style jungle avec contrebasse jouée à l’archet ; « Mister Pharmacy » ressemble à une référence colorée à Harry Belafonte ; « Armenia » évoque la nostalgie des folklores de l’Est. Michel Portal passe allègrement du soprano à la clarinette (surtout clarinette basse), par exemple, avec Fender et trombone, sans rythmique sur « Euskal Kantua », un traditionnel basque. Bojan Z passe avec adresse du piano au Fender, la main gauche sur l’un, la droite sur l’autre. Nils Wogram illumine la musique de sa sonorité chaude (écoutez « Armenia » ou « Mino Miro ») et Lander Gyselinck se révèle autant percussionniste que batteur, soucieux d’imprimer un univers chamarré, toujours en phase avec les mélodies chantantes de Portal. Un album à la mesure immense d’un musicien exceptionnel qui n’a jamais déçu ses admirateurs… Un monument !
Claude Loxhay