Nina Simone, What Happened ?
What Happened Miss Simone ?
Un documentaire de Liz Garbus (116 minutes)
La société Radicalmedia vient de sortir un double feature à un prix modique (± 18 €) : un cédé comprenant 15 morceaux emblématiques de la chanteuse et figure iconique de la lutte des Noirs en Amérique, Nina Simone. En complément, il ya le dévédé et documentaire de Liz Garbus “What Happened, Miss Simone ?” Je ne vais pas parler de la musique que chanta et interpréta Nina Simone, elle fait partie de notre histoire commune et de cet inconscient collectif dont – pour les personnes de goût et curieuses – le jazz constitue une part intégrante.
Quand on regarde ce documentaire, on se rend compte de l’aspect tragique de cette pianiste virtuose et chanteuse engagée. Dans la première scène, Nina Simone apparaît, visage dur et figé, avec un air méchant. Avant même que l’histoire de cette immense artiste nous révèle certaines facettes parfois très intimes voire déplaisantes de sa personnalité, on ressent un malaise parce que l’image qu’elle présente lors de l’une de ses prestations au festival de jazz de Montreux, nous fait entrevoir les portes d’un enfer sans que l’on sache d’emblée si cet enfer était endogène ou exogène.
Enfant douée pour le piano, très rapidement et en dépit des difficultés auxquelles les “negroes” (terme de l’époque de sa naissance) étaient confrontés, Nina Simone eut la chance d’avoir un excellent professeur et suivit des cours à la célèbre Juilliard School. Las, elle qui rêvait de devenir la première concertiste classique de race noire, elle dut déchanter quand le Curtis Institute ne l’admit pas, en raison justement de cette couleur qui lui collait à la peau tel un cauchemar castrateur de vocations. Et, en fin de documentaire, Simone avoua qu’elle aurait été plus heureuse dans sa vie si elle avait pu devenir une concertiste classique; on sent là dès le début donc une blessure profonde et pérenne de l’âme mais aussi d’une citoyenne américaine qui n’accepta et ne pardonna jamais qu’on eût pu entraver sa carrière et ses dons pour une question raciale.
Elle commença donc une carrière de chanteuse d’airs parfois jazzy (son premier grand succès I Loves you, Porgy}, parfois grand public I put a spell on you, Don’t let me be misunderstood). Elle rencontra et tomba amoureuse d’un policier, Andrew qui démissionna de la police et s’érigea en manager. Et trimer, il la fit, lui imposant un régime qu’elle jugeait souvent trop dur (elle l’écrivit, ce que nous confie le documentaire) et, par après, il la battit parfois. Mais, elle assumait cette carrière qui faisait rentrer de l’argent, souvent avec l’aide d’amphétamines. Sa fille, Lisa Simone, raconte ainsi une scène en voiture alors qu’elle se trouvait entre ses parents, son père à sa gauche – conduisant – frappa Nina et lui ouvrit l’arcade sourcilière à cause de sa bague et la recolla avec du sparadrap lorsqu’ils furent rentrés chez eux !
Le deuxième bouleversement important qui durcit encore Nina Simone et la radicalisa, ce furent ces drames, marches, assassinats, discours haineux et racistes, qui émaillèrent le combat pour les droits civiques des Noirs dans les années 1950 et début des années 1960. Après l’assassinat d’activistes au Mississipi et, subséquemment, l’explosion qui tua 4 jeunes filles dans le sous-sol d’une église à Birmingham/Alabama en 1963, Simone enregistra et chanta “Mississipi Goddam“. Une chanson qui fut interdite d’antenne sur certaines chaînes, et dont des disquaires renvoyèrent parfois les disques brisés à l’expéditeur. Simone se radicalisa à un tel point qu’elle dit parfois en public de brûler des bâtiments (à l’époque où après l’assassinat de Martin Luther King, des ghettos noirs, tel Watts par exemple) brûlèrent. Elle flirta avec les idées de Malcolm X et les Black Panthers (elle dit un jour à Martin Luther King qu’elle n’était pas non-violente!), au grand dam de son manager de mari qui constatait que plus Nina s’érigeait en active combattante des droits civiques, moins les rentrées financières se manifestaient.
D’excès en excès, non seulement en faveur des droits civiques mais aussi parce que son caractère avait pris une tournure décidément bipolaire, comme le constatèrent ses fidèles compagnons musicaux et amis, elle décida de quitter les États-Unis et elle alla s’établir au Liberia avec sa fille Lisa, ayant entamé une procédure de divorce. Deux autres démons intérieurs l’avaient par ailleurs fragilisée sur le plan mental : un besoin parfois forcené de sexe (comme l’indiqua son guitariste habituel et certains écrits diffusés dans le documentaire) et le fait qu’elle battait parfois sa fille. Et, comme Lisa le dit, dans le but de la faire pleurer, ce à quoi Lisa se refusa. Mais qui constitue un signe évident de sadisme en fait.
Revenue en Europe, à la Côté d’Azur, ensuite à Paris, où elle jouait dans des bouibouis de troisième zone pour 300$ la soirée, elle tomba dans un tel abysse de délitement humain qu’elle se négligeait en tout, sur le plan vestimentaire, de la santé, de l’estime de soi. Elle fut reprise en main par un ami néerlandais qui la fit aménager à Nijmegen où un médecin diagnostiqua un trouble bipolaire et lui prescrivit un médicament, qui, selon lui, allait la faire bredouiller et perdre son talent pianistique. En 1976, aigrie, vieillie, elle revint sur une grande scène internationale, à Montreux, et, pour le spectateur perspicace, les pupilles dilatées, la transpiration avant même de chanter le premier morceau, cette fixité méchante du regard par moment, ne trompaient pas.
Le documentaire est muet sur les toutes dernières années de cette immense artiste, fierté du peuple américain et particulièrement noir, mais Lisa en a parlé et on comprend maintenant pourquoi dans un des morceaux de son disque My World, sa fille confiait qu’elle aurait eu tant de choses à dire à sa mère. Et, on sait, parfois d’expérience douloureuse, le poids en affects négatifs des non-dits.
Destin tragique d’une immense artiste, une icône de la culture américaine dans sa globalité parfois antagoniste noire vs. blanche. Un documentaire qui nous fait comprendre que pour des artistes noirs, des jazzmen noirs, des acteurs noirs, quand ils parvenaient à percer et à imposer leur nom et style sur la scène mondiale, ce n’était pas uniquement dû à leur talent intrinsèque mais, également, à une résilience particulièrement tenace, dont nous, en Europe dans nos confort zones, n’avons pas la moindre idée. Un documentaire à voir d’urgence avant que la déferlante postélectorale américaine ne balaie cette musique aux racines africaines mâtinées d’acquis locaux pour la remplacer par cette musique facile qui plaît tant aux hillbillies et poor whites
Roland Binet