Orins, Peter & Stefan

Orins, Peter & Stefan

Orins, Peter & Stefan

La rencontre avec ces deux musiciens aux racines suédoises, qui illustrent bien l’essor des collectifs hexagonaux, est l’occasion de revenir sur leur parcours.

Animateurs insatiables des scènes nordistes et plus particulièrement lilloises, les frères Stefan (piano) et Peter (batterie) Orins sont depuis longtemps dans le paysage de nos musiques à travers de nombreux orchestres communs, comme le Circum Grand Orchestra ou le trio de Stefan Orins, qui a récemment édité The Middle Way. Individuellement, on peut les entendre dans Flu(o) pour l’aîné au clavier ou Kaze pour le benjamin à la rythmique. La rencontre avec ces deux musiciens aux racines suédoises, exemplaires de l’essor des collectifs hexagonaux et de leur perpétuel bouillonnement, est l’occasion de revenir sur leur parcours finalement assez différent, mais aussi sur le rôle de la fratrie dans le développement artistique.

Stefan, pouvez-vous présenter votre parcours ?

Stefan Orins : Dès l’âge de douze ans, à l’écoute d’Erroll Garner et d’Oscar Peterson, j’ai rêvé de devenir un jour pianiste de jazz. Après un court séjour en école de musique, qui ne répondra pas à mes attentes, un piano droit à la maison m’a heureusement permis d’être en grande partie autodidacte jusque l’âge de 17 ans, année où je découvre les standards de jazz en cours particuliers avec Jean-Luc Drion. A l’époque, je suis en école d’art, destiné à devenir illustrateur pour enfants, mais je travaille toujours en musique ; le dessin me permet de m’immerger profondément dans le jazz, d’en acquérir une bonne culture. A la sortie du BTS, j’ai quand même bossé en agence de pub pendant deux ans ; la musique est restée mon principal hobby jusqu’aux vingt mois d’objecteur de conscience qui m’ont permis d’entrer au conservatoire de Lille (en classe de jazz) à l’âge de 22 ans. J’y ai rencontré à peu près l’ensemble des musiciens qui allaient constituer, huit ans plus tard, le collectif CIRCUM. À la fin de mon objection, je prends la grande décision de tenter de vivre de la musique et deviens intermittent du spectacle dès 1994. Je monte mon premier groupe, Impression avec Olivier Benoit à la guitare, Laurent Madelain à la basse, Laurent Dionnet aux saxophones et mon frère Peter à la batterie. C’est l’occasion de mettre en application l’excellent enseignement des maîtres Gérard Marais, Jean-François Canape, Yves Torchinsky, Guy Gilbert, Cyrille Wambergue et Gilles Cajin. Puis constitution du trio en 1996… À partir de 1997 je commence à prendre quelques cours de piano classique et me passionne également pour cette musique. Je découvre les grands interprètes comme Sviatoslav Richter ou Glenn Gould.

Vous avez des origines nordiques, et la plupart des pochettes du trio suggèrent des grands espaces scandinaves. C’est un choix esthétique de l’ordre du souvenir, ou c’est référentiel ?

SO : Ce sont mes photos de vacances : la nature scandinave a longtemps été la principale source d’inspiration de mes compositions. Beaucoup de personnes découvrant le trio en concert, sans connaitre les pochettes des albums, visualisent ces paysages à notre écoute, les grands espaces et leur côté minéral…

Quelle la ligne directrice qui a conduit à la création de ce trio ?

SO : Après un examen de fin d’année au conservatoire de Lille où j’avais tenté la formule du trio avec Jean-Luc Landsweerdt à la batterie et Christophe Hache à la contrebasse, j’ai commencé à écrire quelques compositions adaptées à ce format. À la rentrée, on a démarré le trio avec mon frère (pour des raisons pratiques avant tout !). Les compositions, comme les reprises de standards, étaient très ouvertes, laissant déjà des espaces de totale liberté. Le trio piano-contrebasse-batterie est, à mon sens, un des formats les plus adaptés pour explorer l’improvisation collective. Nous étions très influencés par les trios de Peter Erskine (avec John Taylor et Palle Danielsson), de Bobo Stenson (avec Anders Jormin et Jon Christensen), et d’Enrico Pieranunzi (avec Paul Motian et Marc Johnson).

LE TRIO PIANO-CONTREBASSE-BATTERIE EST, À MON SENS, UN DES FORMATS LES PLUS ADAPTÉS POUR EXPLORER L’IMPROVISATION COLLECTIVE.

The Middle Way, votre cinquième album en plus de douze ans, marque une évolution dans votre jeu, plus économe et laissant une plus grande place à vos compagnons. Qu’est-ce qui a présidé à ce changement ?

SO : La respiration et le sens de l’espace se sont d’avantage développés chez moi avec ma participation au groupe polonais Max Klezmer Band. Leur richesse de textures, alliant longues phrases d’archet, sonorités métalliques, effets divers et variés, m’a guidé vers un dépouillement du jeu, jusqu’à adopter le silence comme mode d’expression. J’avais déjà appris à laisser respirer la rythmique lorsque j’étais au conservatoire, mais la fréquentation de ces musiciens talentueux m’a incité à pousser la démarche beaucoup plus loin.

Comment concevez-vous tous les deux la relation entre le batteur et le pianiste ? Quel est le rôle du contrebassiste dans ce trio ? Le niveau de complicité peut-il être le même qu’entre deux frères ?

Peter Orins : Pour ma part, j’ai toujours aimé jouer avec des pianistes, peut-être parce que j’ai tout de suite joué avec Stefan, qui sait ? La complémentarité des deux instruments me parait assez évidente, naturelle. Mais c’est vrai que j’aime particulièrement les possibilités percussives du piano. Concernant le trio, et plus particulièrement sur le répertoire de ce dernier disque, de mon côté j’ai pris le parti de jouer assez différemment des fois précédentes, ce qui correspond aussi un peu plus à ce que je fais aujourd’hui de mon instrument. Un jeu plus libre mais aussi plus de « préparation » sur la batterie, l’utilisation de beaucoup d’objets et accessoires qui modifient les timbres et ma manière de jouer… Cela change un peu les rapports au sein du trio, apportant encore un peu plus de liberté et d’aléatoire à mon jeu, et de « nuisances » pour mes compagnons… La complicité que nous avons acquise au sein du trio est sans doute le fruit des longues années d’existence du groupe, plus que du fait que Stefan et moi soyons frères… Ce groupe a suivi toute ma vie de musicien : on se connait évidemment très bien tous les trois, à force, mais on a aussi pris chacun des chemins différents dans la musique avec nos projets respectifs ; cela ne fait qu’enrichir, je pense, la musique de Stefan.

SO : Au départ, mon jeu était beaucoup plus aérien qu’il ne l’est aujourd’hui ; le rôle de Peter et Christophe était (entre autres) d’ancrer tout ça dans le sol. Mon frère et moi sommes très différents mais nous avons tous deux, du fait de nos racines communes, la même perception de la fonction de la batterie dans le trio. Lorsque je compose, rien n’est spécifié pour le batteur : j’ai toujours eu une totale confiance en ce qu’allait apporter Peter. Un jeu très coloriste, jamais démonstratif, toujours surprenant et créatif. La relation que l’on entretient est une relation de confiance. Christophe est un gardien de la forme et de l’harmonie (lorsqu’il y en a) et un formidable complice rythmique et lyrique dans les morceaux les plus libres. La complicité a toujours été présente, dès le début. Parfois les réactions musicales entre deux frères peuvent paraître de l’ordre de la télépathie, mais lorsqu’on joue les oreilles et le cœur grand ouverts, ça peut se passer entre n’importe qui. Le plus important est la relation de confiance qu’on établit.

Il y a beaucoup de fratries dans le jazz, davantage que dans d’autres musiques. Comment l’expliquez-vous ?

PO : Alors là aucune idée… C’est bien sûr ?

Quand même, en ce moment, rien qu’en France il y a les frères Ceccaldi, les frères Fox, vous, les Moutin, les Belmondo, les Boclé… Et sinon, les Brecker, les Bauer, les Adderley, les Ayler…

PO : Très franchement, je pense qu’il y a tout autant de fratries dans les autres musiques ! Peut-être qu’on les voit plus dans le jazz parce que c’est une musique bien plus individualisée !

SO : Les frères Adderley, Jones, Powell, Brecker, Moutin… peut-être parce que le jazz a un aspect ludique et spontané, une sorte de continuité de l’imaginaire et de la créativité de l’enfance ?

Comment s’est fait le choix des instruments entre vous, petits ? Quels étaient vos modèles respectifs ?

PO : J’ai commencé à faire de la trompette vers huit ans, tout de suite dans l’idée de faire du jazz. Je pense que j’avais dû tomber par hasard sur un concert à la télé (à l’époque où le jazz passait encore à la télé), et que je me suis dit que c’était ça que je voulais faire… Quelques années après, j’ai eu envie de faire de la batterie, pensant que je pouvais faire les deux ; finalement non… Il y avait déjà pas mal de musique à la maison, et Stefan, qui jouait déjà dans des groupes de rock, m’a évidemment beaucoup influencé ! Pas forcément beaucoup de modèles au tout début, mais très vite ça a été Paul Motian, Jon Christensen, Jim Black, Tom Raine

SO : Quand j’ai commencé, Peter avait 5 ans ! C’est lorsque lui a eu 12 ans que l’on a commencé à jouer ensemble. Le groupe s’appelait Maiden Voyage, c’était un sextet de reprise de standards de jazz avec guitare, sax, piano, contrebasse, batterie ; il y jouait des congas. Lorsque, à partir de l’âge de 17 ans, j’ai commencé plus sérieusement l’apprentissage de cette musique, j’achetais au hasard des disques de jazz dans les grandes surfaces, je suis tombé sur Dark Intervals de Keith Jarrett… Une révélation ! Enfin quelqu’un qui explorait le piano de manière introspective, comme j’en avais envie !

Vous êtes tous les deux membres du collectif Muzzix, où la diversité est de mise. Vous mêmes, vos trajectoires sont différentes. Le trio est l’occasion de se retrouver ?

PO : Aujourd’hui effectivement, c’est le projet qui nous permet de jouer ensemble. De mon côté, je suis parti depuis quelques temps dans des projets un peu plus expérimentaux ou improvisés, ou plus rock, et le trio est, c’est vrai, un retour vers une musique plus jazz et plus mélodique. Je tiens particulièrement à cette diversité : tous les projets se nourrissent les uns les autres et je n’ai absolument pas envie de me mettre des barrières.

SO : L’occasion de se retrouver et de continuer à se surprendre : on aime la diversité et l’enrichissement qu’elle nous procure !

Vous Peter, on vous a vu dans Kaze, avec un duo japonais. Récemment, Stefan a enregistré avec le maître percussionniste indien Gatham Suresh. L’Asie est est-elle un eldorado ?

PO : C’est plus une histoire de rencontres que de territoires… C’est vrai qu’on a eu l’opportunité de travailler avec le Japon, le Vietnam, maintenant l’Inde pour Stefan… Mais aussi la Pologne, l’Allemagne, le Canada… C’est la richesse de notre démarche musicale, qui pousse à toujours faire des rencontres et qui se préoccupe quand même très peu de la nationalité des musiciens ! Un des trucs qu’on apprend en jouant un peu partout dans le monde, c’est qu’il y a de fabuleux musiciens partout…

JE TIENS PARTICULIÈREMENT À CETTE DIVERSITÉ : TOUS LES PROJETS SE NOURRISSENT LES UNS LES AUTRES ET JE N’AI ABSOLUMENT PAS ENVIE DE ME METTRE DES BARRIÈRES.

Peter a enregistré un disque en solo assez radical il y a quelques années. Est-ce quelque chose qui pourrait vous tenter, Stefan ? Ou l’exercice au piano est devenu trop balisé ?

SO : Je n’ai jamais cessé de travailler le solo improvisé : c’est mon approche première et naturelle du piano. La plupart des compositions du trio sont issues de ces improvisations spontanées. Pour autant, enregistrer un solo improvisé demande beaucoup de maturité. Je pense approcher peu à peu du bon moment pour le faire. Je joue actuellement dans un projet mêlant peinture et piano improvisés avec l’artiste plasticienne Patricia Jeanne Delmotte ; il n’est pas impossible qu’un album soit édité prochainement, un peu dans l’esprit de Life Carries me This Way de Myra Melford. Lorsque j’entends des artistes aussi différents tels que Craig Taborn, Michael Wollny ou Dan Tepfer dans l’exercice du piano solo, je me dis que tout un avenir prometteur s’ouvre devant nous.

Le Circum Grand Orchestra est-il toujours au centre de vos activités ? Y-a-t-il de nouvelles créations envisagées ? Quelles sont les différences avec le Grand Orchestre de Muzzix ?

PO : Le CGO reprend un peu du service ces derniers mois, mais à un niveau plutôt régional… Pas de nouvelle création à l’ordre du jour pour l’instant : on essaie déjà de jouer le dernier répertoire de Christophe Hache, qui n’a finalement pas eu tant d’opportunités que ça pour se produire depuis la sortie du dernier disque. Un grand orchestre c’est toujours compliqué : ça coûte cher, c’est beaucoup d’organisation et d’énergie… Sans parler du fait qu’aujourd’hui il y en a beaucoup sur le « marché »… On a quelques idées pour le futur, rien de très précis encore, j’espère qu’on arrivera à les concrétiser… La démarche du grand orchestre de Muzzix est très différente. Il s’agissait d’avoir un orchestre avec potentiellement tous les musiciens du collectif (nous sommes 28…) et de pouvoir expérimenter différentes formes, du jazz à l’expérimentation, en passant par du contemporain… Cet orchestre a une action totalement locale dans le Nord de la France, clairement par choix économique ! C’est l’occasion pour les musiciens compositeurs d’essayer des choses en grande formation, mais aussi d’inviter des compositeurs à écrire pour nous (on a eu dans le désordre Satoko Fujii, Anthony Pateras, Michael Pisaro…). Enfin, souvent ça permet de faire des préfigurations de projets qui seront concrétisés plus tard dans des formes plus restreintes en termes d’effectif (ce fut le cas notamment pour notre projet autour de Moondog avec l’ensemble Dedalus).

Peter, vous allez participer à une tournée The Bridge. Pouvez-vous nous en parler ? Comment voyez-vous cette opportunité ?

PO : C’est d’abord une chance merveilleuse ! La démarche du Bridge est de mettre en lien des musiciens français et des musiciens de Chicago, issus de la scène jazz et improvisée. L’équipe du Bridge, menée par Alexandre Pierrepont, construit de toutes pièces de nouveaux groupes « mixtes » et les fait tourner en France et aux Etats-Unis. Je participe donc à la prochaine tournée, en février, en France, avec des musiciens que j’apprécie particulièrement et que j’ai la chance de connaître déjà un petit peu… Avec Didier Lasserre, nous jouons dans le Trouble Kaze, et outre le fait que je suis un fan absolu de Didier, c’est un des batteurs avec qui j’aime particulièrement jouer. J’ai toujours aimé les projets à deux batteries, depuis le Circum Grand Orchestra, jusqu’aux projets en grand ensemble de Satoko Fujii. Il y aura aussi dans ce Bridge Dave Rempis et Keefe Jackson, saxophonistes que j’ai eu la possibilité de croiser il y a quelques années, justement dans un projet d’orchestre de Satoko Fujii à Chicago. Enfin Christine Wodrascka, pianiste avec qui j’ai hâte de jouer : ce sera une première… La formation est atypique : deux saxophones, deux batteries, un piano. Connaissant un peu l’univers de chacun, assez différent malgré tout, je pense que ça peut vraiment être intéressant. On a la chance d’avoir une assez longue tournée, suffisamment de concerts pour bien se connaître et construire quelque chose !

Quels sont les projets des frères Orins, ensemble ou séparément ?

PO : Pas tant de projets ensemble, à part le trio, le Circum Grand Orchestra et le Grand Orchestre de Muzzix. De mon côté, outre le Bridge qui va vite arriver, un nouveau disque de TOC (avec Jérémie Ternoy et Ivann Cruz), et ses « produits dérivés » (Tocc Beat Club, version acoustique…) et un nouveau Kaze… Mon solo qui prend de nouvelles directions, plus acoustiques. Un trio créé cette année 2017 avec Barbara Dang et Sakina Abdou où l’on explore les abîmes du pianissimo… Des collaborations qui démarrent ou qui se poursuivent avec des musiciens polonais ou allemands… Beaucoup de choses avec le collectif, beaucoup de rencontres… Et enfin beaucoup de projets qui ne me concernent pas directement mais plutôt le collectif ou le label Circum-Disc, ce qui occupe plutôt bien les journées !

SO : Pour ma part, une tournée en Inde en janvier avec Nandi : Pascal Lovergne à la basse et Gatham Suresh Vaidyanthan aux percussions (gatham, kanjira) et à la voix, le percussionniste israélien Zohar Fresco et le flûtiste indien Amith Nadig en invités. Les concerts seront filmés et enregistrés, et feront sans doute l’objet d’un album sur CJN Records. Également l’enregistrement courant 2018, d’un nouveau trio composé des Muzzixiens Christophe Motury et Julien Favreuille, sur mes compositions adaptées à cet instrumentarium. Le solo improvisé avec Patricia Jeanne Delmotte. Le projet Ten Worlds avec la chanteuse Karine Gobert et le percussionniste François Taillefer, actuellement en jachère, qui pourrait réapparaître et faire l’objet d’un disque…

Franpi Barriaux