Rosario Giuliani, retour au point de départ
Pour Rosario Giuliani, le saxophoniste italien de renommée internationale, tout a commencé en Belgique. Pour marquer le coup de ce long parcours de près de vingt-cinq ans, il a décidé d’enregistrer, deux soirs de suite, son dernier album en live et au Sounds à Bruxelles. Rencontre.Chapeau
«Le Sounds est la chose la plus précieuse qui soit arrivée dans ma carrière.»
Pourquoi était-il si important pour toi de venir ici, au Sounds à Bruxelles, pour enregistrer ton nouvel album live ?
Rosario Giuliani : En ’96, je suis venu au Sounds pour jouer mon tout premier gig hors d’Italie. Ma carrière internationale a vraiment débuté ici. C’est ce qui m’a permis d’aller jouer ensuite en France et puis ailleurs. C’est aussi ici en Belgique que j’ai remporté avec mon quartet le European Jazz Contest organisé à Hoeilaart, en ’97 ! On a tout gagné cette année-là. Le groupe a été élu « meilleur groupe », j’ai reçu le prix du meilleur soliste et nous avons aussi reçu le prix de la meilleure interprétation d’une œuvre écrite par un musicien belge, une épreuve qui était imposée. On a tout gagné et cela nous a permis d’aller jouer au Festival de jazz de Bilbao, qui était l’une des récompenses pour le gagnant du concours. Nous avons fait ensuite une tournée en Belgique, bien sûr. Bref, tout a commencé ici au Sounds. Chaque fois que je reviens ici, au-delà de l’incroyable amitié que j’ai liée avec Sergio et Rosy qui ont créé ce club, ce sont plein de souvenirs qui remontent. Ma carrière n’aurait jamais existé sans cela. Le Sounds est la chose la plus précieuse qui soit arrivée dans ma carrière. Enregistrer un album ici, c’est vraiment graver définitivement le début de mon histoire et rendre hommage aux gens et au lieu, pour que personne n’oublie.
Après ces premiers gigs et tournées, tu es parti t’installer en France ou tu es retourné en Italie ?
R.G. : Je suis retourné vivre à Rome. Mais j’ai commencé à beaucoup tourner en France, en Suisse, en Autriche… Je vis à Rome, je suis indéfectiblement romain. Je rentre à Rome demain, avec le groupe (l’interview a eu lieu le dernier soir de l’enregistrement – NDLR). Nous sommes restés plusieurs jours ici à Bruxelles pour répéter et préparer l’enregistrement. Mais nous avions joué quelques concerts en Italie avant, pour revoir les anciens morceaux et surtout roder les nouveaux.
«Nous sommes obligés de jouer ce que l’on est, on ne peut pas tricher.»
Tu as eu l’occasion, lors de ces nombreuses tournées, de rencontrer et de jouer avec de très grands jazzmen, tels que Martial Solal, Charlie Haden, Phil Woods, etc. Quels sont ceux qui t’ont laissé une grande impression et qui ont, peut-être, influencé ton jeu ou l’esprit de ton jeu ?
R.G. : Chacun d’eux m’a apporté quelque chose. Il n’y en a pas un en particulier. Ce sont toujours des échanges et des collaborations fructueuses. Chacun te permet de grandir et d’élever ton niveau de jeu. Cela te permet d’être un meilleur musicien, mais surtout d’être un meilleur être humain. Nous avons la chance de jouer de la musique et cela permet d’exprimer des émotions. Nous sommes obligés de jouer ce que l’on est, on ne peut pas tricher. Enrico Pieranunzi, Erico Rava, André Ceccarelli, Mimi Verderame, Philip Catherine, Bert Joris, Joe La Barbera, tous m’ont donné des choses. Ma musique est faite de ces choses-là, de ces rencontres et de ces partages. On se construit chaque jour et on se nourrit de tout, comme tous les êtres humains, musiciens ou non. Je regarde, j’entends et je n’écoute pas que du jazz. J’écoute de tout, du classique, de la folk, etc. Chaque musique m’apporte quelque chose, parfois beaucoup, parfois moins, mais aucune n’est plus importante qu’une autre. Une maison est construite de mille petites choses, qui ne se voient pas tout de suite, mais qui sont indispensables.
Tu as toujours joué, beaucoup et très bien, le hard bop, post bop, néo bop, appelons cela comme on veut, mais ton dernier album en date s’inspire beaucoup du classique italien. C’était un besoin de changer de registre ?
R.G. : « Miserere » était, en quelque sorte, une commande. J’avais rencontré le Mac Saxophone Quartet lors du World Saxophone Congress à Zagreb en 2018. Il y jouait avec le National Radio Big Band lors d’un gala en l’honneur de Branford Marsalis. J’ai joué avec eux en tant qu’invité et ils m’ont proposé ensuite de faire un projet ensemble. Ce n’est donc pas réellement mon propre projet. J’ai surtout travaillé comme arrangeur avec Mario Corvini, pour être le plus « cross over ». Je ne suis pas un saxophoniste classique et ils ne sont pas jazzmen. Il fallait trouver l’espace pour pouvoir marcher ensemble. Le répertoire était basé sur l’histoire de la musique italienne, de Monteverdi à Donizetti, de Vivaldi à Rossini. Cela couvrait mille ans de musique italienne.
C’est compliqué d’injecter de l’improvisation et l’esprit jazz dans ces musiques ?
R.G. : C’est compliqué mais il s’agit de fusionner les intentions. Il faut être attentif au timing qui est différent entre musiciens classiques et jazzmen. Tu dois jouer dans ton style tout en respectant celui des autres, qui a des codes différents. Mais c’est intéressant, car il faut trouver un langage commun, construire un pont entre deux univers. Ici aussi, c’est très enrichissant culturellement.
Chacun de tes albums a un concept, une thématique, comme « Images », « Cinema Italia », « Bird » ou « Love In Translation ». Quel est le fil rouge pour ce nouvel album « Live at Sounds » ?
R.G. : Cela s’appellera sans doute « Logbook ». Une sorte de carnet de voyage que tu utilises pour te souvenir des endroits et des rencontres magnifiques que tu as vécus. C’est un circuit qui a commencé il y a plus de vingt-cinq ans. Et je reviens au point de départ. Chaque ancien morceau que j’ai sélectionné correspond à une période importante de ce parcours. Mais nous en avons ajouté quelques nouveaux, qui jouent le rôle de « réflexion » d’après-coup. J’ai gardé ce principe de « concept » qui m’a été soufflé à l’époque par Francis Dreyfus pour qui j’enregistrais. Il disait qu’un album ne pouvait exister que s’il y avait une idée globale, un message total. Cela permet d’identifier le moment, mais aussi de proposer au public ou aux programmateurs, quelque chose de clair et identifiable.
Les nouveaux morceaux ont donc été écrits et inspirés par ce long périple ?
R.G. : Ils ont surtout été écrits en fonction des musiciens avec qui je joue maintenant. Dario Deidda ne joue pas de la contrebasse comme un autre, le pianiste Pietro Lussu avec qui je joue depuis le début, non plus. On se connaît très bien. Quant à Sasha Mashin, qui vient de Russie et qui s’est installé à Rome depuis deux ou trois ans, il possède un jeu très particulier à la batterie. Ce sont des personnalités fortes. Je savais pour qui j’écrivais et ce qu’ils pouvaient m’apporter. Ce projet est très important pour moi. Ce sera une page spéciale, très différente, je pense, des précédentes qui étaient parfois des « tribute », à des musiciens, des films ou des musiques. Ici, c’est aussi très sentimental. Il s’agit de moi, de mon histoire, de mon parcours. C’est important mais pas facile, car il faut faire accepter ta propre musique, tes propres compositions pour lesquelles les gens n’ont pas toujours les références. Il faut qu’ils l’apprécient, qu’ils la comprennent. Quand Coltrane – je ne me compare sûrement pas à Coltrane, bien sûr – a écrit « A Love Supreme », beaucoup l’ont dénigré et rejeté à l’époque. Proposer sa propre musique ne se fait pas aussi spontanément.
«Il faut être affamé et se remettre en question tout le temps.»
Tu continues à chercher et à peaufiner ton style, qui est déjà très reconnaissable ?
R.G. : Bien sûr, c’est cela qui me nourrit. Il faut être affamé et se remettre en question tout le temps, sinon la vie est triste et inutile. Boire de l’eau et manger sont des choses fondamentales, il faut toujours y revenir et comprendre l’utilité et les sens. En musique, c’est pareil. Et il faut affiner ses connaissances et sa personnalité.
Pourquoi as-tu décidé de travailler avec Hypnote Records pour ce projet ? Il est vrai que tu n’as pas de label régulier.
R.G. : Quand Francis Dreyfus est décédé, le label a finalement été repris par BMG qui, au fil du temps, ne voulait plus s’engager dans de nouveaux projets. J’ai donc quitté Dreyfus Jazz. Mais je n’ai pas voulu signer de contrats d’exclusivité ailleurs par la suite. Il faut dire que le marché avait changé aussi et, suivant les projets, je préférais travailler avec un label qui correspondait le mieux et comprenait mes intentions. Quant à Hypnote, j’avais rencontré Giuseppe Millaci l’année dernière ici, pour le concert « Connexions », avec Fabrizio Bosso. Giuseppe voulait produire l’album mais il était déjà enregistré. On s’est recontacté lorsque j’ai eu l’idée de ce projet « live ». On a fixé un deal avec Joachim Caffonnette, le pianiste qui a repris le Sounds depuis le départ de Sergio, pour pouvoir répéter et surtout enregistrer. La combinaison était idéale.
Après la sortie de cet album, tu comptes refaire une tournée en Europe et en Belgique ?
R.G. : Bien entendu. Nous allons d’abord tourner au Japon, avec le nouvel album. Puis, cet été nous aurons quelques festivals en Europe et, à la rentrée, nous préparons la tournée des clubs en France, Italie, Espagne et, évidemment en Belgique.
Rosario Giuliani Quartet
Logbook, Live at Sounds