Samy Thiébault, Rebirth

Samy Thiébault, Rebirth

Samy Thiébault, Rebirth

GAYA MUSIC PRODUCTION

(“Tout est un, la vague et la perle, la mer et la pierre, rien de ce qui existe en ce monde n’est en dehors de toi, cherche bien en toi-même ce que tu veux être, puisque tu es tout – Djalâl Ad-Dîn Rûmî”). Et, avec cet exergue, credo du musicien et leader Samy Thiébault, on peut se demander s’il ne s’agit pas là d’une nouvelle mouvance, celle de musiciens, fussent-ils jazzmen, qui font de l’introspection et retournent ou cherchent à retourner à leurs racines musicales, indépendamment des styles, trends et vogues. Pour Samy Thiébault, et il ne s’en cache nullement, les racines qui ont forgé son devenir de musicien sont essentiellement le classique, le jazz et – via sa mère – la musique aux consonances orientales, moutures arabes. Pour cet album, Thiébault a réuni 6 comparses et a pu disposer d’un invité d’honneur: le trompettiste Avishai Cohen. 10 compositions – dont une suite en trois mouvements – et une alternate take composent ce programme de près de 60 minutes.

Ne gâchons pas notre plaisir. Il s’agit là d’une excellente production, parfaitement mise en boîte, disposant d’une prise de son idéale (notons qu’Éric Legnini fut l’une des personnes ayant supervisé l’enregistrement et le mixage du cédé), avec des thèmes forts, parfois de mouture orientale, contemporaine-jazz ou inspirées de morceaux du répertoire classique fin du XIXe, début du XXe siècle. Chant du Très Lointain est ainsi directement inspiré par Les Tableaux d’une Exposition de Moussorgski et nous fait entendre un thème jazzy très troisième millénaire, de très bons arrangements et contrechants. Le clou du morceau est cependant constitué par la superbe intervention à la trompette d’Avishai Cohen, lyrique, diversifié dans son approche stylistique, doté d’une excellente sonorité et d’une technique hors pair.  Laideronnette, Impératrice des Pagodes est inspiré par Ma Mère l’Oye de Maurice Ravel.  Si Thiébault y joue le thème et un solo à la flûte alto, je dois dire que je n’ai pas tellement apprécié ni la sonorité de l’instrument un peu plate et hésitante ni la technique – aux antipodes de celle, parfaite, aux saxophones soprano et ténor et à la flûte en do. Par contre l’alternate take qu’ils ont enregistrée et reprise ici est géniale car Cohen y va d’un long et éblouissant solo (02:10/04:20) qui rehausse nettement le niveau et nous permet d’admirer son incomparable technique et ses capacités d’inspiration. La Enlightments Suite en 3 mouvements est, elle, tirée du Fils de l’Étoile d’Eric Satie. Le premier mouvement nous offre un excellent solo sinueux de Thiébault au ténor, sa sonorité est à classifier dans celle des light tenors (ténors légers, par rapport à l’opéra) mais j’aime assez bien cette agilité technique qu’il y déploie. Le deuxième2est un feature d’improvisation collective à mouture contemporaine jazzy d’où se détache à l’avant-plan la trompette claire, incisive et dominatrice de Cohen, tandis que le troisième nous offre un thème lent, lyrique, exposé à la flûte, Cohen intervenant pour certains unissons.

Certains morceaux ont pour fondement musical d’autres terres, orientales, voire découvertes lors de voyages qu’y fit Thiébault. Ainsi Abidjan qui, contrairement à ce qu’on pourrait croire, se révèle être, après le thème exposé à la flûte par Thiébault, un morceau swinguant, est somme toute d’une très bonne teneur pour ceux qui aiment le jazz qui chante et enchante, et qu’on peut accompagner en tapant du pied. Thiébault y joue également du soprano d’une manière aussi adéquate qu’à la flûte.  Raqsat Fès met en exergue, à l’issue du thème bâti sur des riffs itératifs à connotation orientale, le pianiste Adrien Chicot dans un excellent solo tant en single notes qu’en block chords; il nous sert de belles saccades de fragments de phrases, en complète harmonie avec le climat de ce morceau. Canción est un air originellement chanté par des enfants, que Thiébault entendit au Venezuela et dont il fit une transcription et adaptation. Les solos sont au ténor en premier lieu, d’une sonorité douceâtre qui n’est redevable ni à Lester Young ni à Stan Getz mais qui trouve son fondement dans la musique classique mais avec une sonorité un rien plus épaisse par rapport au saxophone classique, ensuite par Chicot, ici, par contre très volubile. Nafassam commence par des accords de piano dans le moule Herbie Hancock/Horace Silver et le thème, joué au ténor, est plutôt emberlificoté et me paraîtrait difficile à retenir même après plusieurs écoutes. Ici aussi excelle le pianiste Chicot. Nesfé Jahân fait entendre une introduction au piano accompagné par l’archet de la contrebasse, ensuite un exposé au ténor où un court instant (01:11/01:17), j’ai senti souffler l’ombre de Coltrane et plus particulièrement dans ce passage-ci où le piano accompagne rubato sur avant-plan de ténor, rappelant le morceau Expression de l’album éponyme. Dans les notes de l’album, il est dit que «Samy Thiébault tient autant à la geste de John Coltrane qu’à la musique classique française».  Après un solo de saxophone réussi, Cohen nous rappelle au début de son solo (04:32/04:53) et  par d’étranges intervalles et phrasés hachés que l’inspiration du morceau est orientale. Avant de s’envoler vers la stratosphère de la trompette et nous prouver qu’il est, incontestablement, une très grosse pointure avec laquelle il faut actuellement compter, même si – de manière superficielle – les prouesses techniques dont il se fend rappellent Wynton Marsalis.

Un disque constitué d’un concept global (la recherche et l’expression des racines musicales du leader) avec des morceaux bien pensés, des arrangements toujours réussis et appropriés et un jazz qui s’écoute avec plaisir, car il offre diversité, dépaysement, et un très haut niveau technique d’inspiration et d’exécution. Outre le leader Thiébault, j’ai beaucoup apprécié les interventions du pianiste et, avant tout d’Avishai Cohen, dont la luminosité créatrice est incontestablement un atout.

Roland Binet