Stéphane Galland, la passion du rythme
Ils ont laissé une trace dans la mémoire de ceux qui les ont vus à la Cité Miroir lors du Jazz à Liège 2023. Voici que l’album sort en CD (et bientôt en vinyle). Un projet dont Stéphane Galland nous trace le développement.
« The Rhythm Hunters » est au départ une collaboration avec tes élèves.
Stéphane Galland : Oui et non. Quatre d’entre eux sont mes élèves au Conservatorium flamand, il y a juste Wajdi qui est au Conservatoire côté francophone, mais on a beaucoup travaillé ensemble dans le cadre de ma recherche; on peut dire qu’il a eu des cours avec moi aussi. Tous les autres ont été officiellement mes élèves.
«Vivre dans un univers classique ouvre beaucoup de portes et l’esprit, parce que c’est une musique tellement riche !»
Le rythme a toujours été un sujet qui t’a passionné depuis tes débuts : on pouvait déjà entendre sur le premier album avec Eric Legnini, notamment sur « Straight No Chaser », ta recherche vers des rythmes différents.
S.G. : En fait, je suis content d’avoir eu un environnement dans lequel il y avait beaucoup de musique classique, un peu de jazz, et finalement peu de musique populaire ou rock – ça je l’ai découvert beaucoup plus tard. Et le fait de vivre dans un univers classique ouvre beaucoup de portes, ouvre l’esprit parce que c’est une musique tellement riche ; encore maintenant, j’en écoute tout le temps. J’écoute surtout du piano, j’ai grandi là-dedans : Bach, Mozart, Schubert, Rachmaninov, Prokofiev… un peu tout. J’aime découvrir des choses nouvelles. Je me souviens du premier stage que j’aie fait, j’avais treize ans, c’était le tout premier des Lundis d’Hortense, avec Bruno Castellucci. J’étais venu avec un rythme que j’avais trouvé dans lequel il y avait un septolet, c’est-à-dire un temps divisé en sept, déjà inhabituel, surtout à treize ans. Il y avait donc quelque chose qui était déjà là, j’étais attiré par le fait de devoir aller chercher quelque chose d’inconnu, de nouveau, et de faire la démarche pour l’intégrer, c’est quelque chose qui m’a toujours passionné. Chaque fois que j’entendais une musique qui me paraissait mystérieuse, différente, je me demandais comment l’intégrer dans mon langage personnel. Et puis le fait d’avoir rencontré Fabrizio Cassol, qui était dans la recherche et organisait des rencontres avec des musiciens d’Afrique, d’Inde, du Moyen-Orient n’a fait que… empirer mon état ! (rires)
Quand as-tu débuté le processus pour en arriver à cet album ?
S.G. : Déjà avec l’album précédent, « Mystery of Kem », j’avais commencé à écrire des morceaux où je voulais intégrer de nouveaux aspects rythmiques. À force de chercher tout seul chez moi, je n’avançais plus trop et je me suis dit qu’intégrer des élèves formerait un bel échange. Le fait de travailler avec eux a ouvert plein de choses et m’a fait évoluer personnellement, m’a donné plein d’idées. Les « Rhythm Hunters » a débuté ainsi il y a plus de trois ans. J’aime prendre le temps pour un projet parce qu’il y a des choses qu’on peut travailler à court terme, mais il y a des choses qui demandent des racines, comme un arbre dans la nature, il faut ancrer ça profondément. Je ne suis pas arrivé avec des morceaux tout faits, mais avec des bribes qui, plus on les travaillait, au plus ça me donnait des indications pour les développer. En même temps, chacun intégrait ce vocabulaire petit à petit. Hier, par exemple, on a répété pour les concerts qui arrivent, car ça faisait quelque temps qu’on n’avait plus joué, et c’était très agréable de voir que tout avait évolué, même s’il fallait se rafraîchir la mémoire pour certaines choses, mais je sentais que le langage s’était encore mieux intégré qu’avant et s’exprimait mieux. C’est un processus qui est infini.
Tu as tout de suite pensé à un sextet ?
S.G. : Le sextet est venu naturellement. Quand j’ai débuté le projet au conservatoire, j’avais alto, ténor et trompette, j’étais parti sur un quartet ou un quintet. J’avais demandé à Shoko Garashi et à un saxophoniste alto français, Yonatan Hes, en plus de Wajdi Riahi et Louise van den Heuvel. On a débuté ainsi. Quant à Pierre-Antoine Savoyat, il est venu un jour écouter une répétition et je lui ai proposé de se joindre à nous. Ensuite, Yonatan est allé au Conservatoire de Paris et je ne pouvais repartir à zéro : j’ai alors pensé à Sylvain Debaisieux, sauf qu’il joue du ténor… Je lui ai tout de même demandé et il m’a répondu qu’il venait juste de reprendre l’alto ! C’est devenu le sextet tel qu’il est.
Le travail sur ces rythmiques particulières n’a-t-il pas représenté une contrainte pour les jeunes musiciens ? Un obstacle ?
S.G. : C’était clairement un obstacle, mais c’était aussi le but : trouver des choses qui permettent d’évoluer, des nouvelles « skills ». C’est le but du processus. J’utilise des principes que j’ai déjà tournés dans tous les sens, mais pour moi aussi il fallait développer des choses qu’on n’a pas naturellement en soi, des principes qui existent dans le monde, mais pour lesquels on n’a pas été initiés. Ça demande un travail en profondeur et de longue haleine de développer un nouveau feeling, c’était très « challenging » pour tout le monde. On a fait des exercices ensemble : tel morceau est sur telle mesure, il se découpe comme ça, on peut faite telle polyrythmie par au-dessus, la transformer… Parfois, on fait tourner une mesure pendant une heure le temps que ce soit intégré, arriver à se dépasser et trouver quelque chose qui nous pousse plus loin.
«Il y a une telle richesse sur terre, il faut y goûter plutôt que combattre ce qui est différent.»
C’est un passage obligé si on veut que ça sonne naturel. Ce que tu expliques dans le texte de pochette, il ne faut plus y penser en écoutant la musique.
S.G. : Exactement. C’est un point essentiel pour moi : il faut travailler en profondeur avant. Ça vient, je pense, du fait d’avoir travaillé avec des musiciens d’horizons différents. Quand on va dans certains pays d’Afrique ou des Balkans, la musique peut paraître hypercomplexe au premier abord à jouer pour nous, mais quand on les entend, ça paraît tellement évident. Ça m’a marqué : rien n’est complexe dès le moment que c’est intégré, le but est de développer le langage, de l’enrichir et d’en faire quelque chose de personnel, car dans la musique de l’album, il y a autant d’influences africaines qu’orientales, des Balkans, que du jazz, de la musique contemporaine, du groove. Tout est dedans, pour moi c’est une ode à la diversité, du moment que ça ait du sens.
Un sens que tu donnes par les textes explicatifs des morceaux, comme pour « Artemis » et la place de la femme. La présence de la femme au Conservatoire est de plus en plus importante ?
S.G. : Oui, nettement. Je crois que c’est dû au fait qu’on leur a laissé plus de place sur la scène. Ça a généré plus de confiance et d’espace pour que le côté féminin puisse s’exprimer. Il y a une approche différente qui fait partie de cette richesse, de cette diversité, ça enrichit, le résultat est plus riche.
Les notions d’équilibre et de paix sur soi-même, tu en parles aussi.
S.G. : Je reviens à la richesse de la diversité. C’est un message humain. Il y a une telle richesse sur terre, il faut y goûter plutôt que combattre ce qui est différent. J’ai envie que toutes les personnes puissent expérimenter cette musique. Le message il passera d’une manière ou d’une autre, cet amour de la diversité.
«Il y a beaucoup de choses qui passent de manière inconsciente, il ne faut pas sous-estimer cette puissance-là.»
« Transe Culture » est le dernier morceau de l’album. La transe, est-ce quelque chose de facile à transmettre ou est-ce inné ? La technique peut être intégrée, mais la transe ?
S.G. : Là, c’est une bonne question. On peut le vivre quand on est confronté à des musiciens qui vivent cela. Mais dans notre société, ce n’est pas évident d’en arriver là. Je crois qu’il faut avoir une confiance absolue dans la musique et se laisser emporter. La transe vient aussi de la répétition, c’est plus facile quand on entre dans une spirale qui vous entraîne très loin. Mais il y a aussi l’aspect physique d’expérimenter ça en jouant : c’est plus une question de laisser-aller que d’exercice. Il y a aussi une question de transmission. J’adore que dans chaque concert, cette transe s’installe, le moment où on s’oublie soi-même. Je me souviendrai toujours de la première fois que j’ai vu Elvin Jones en 1987 au Botanique : c’est un concert qui a changé ma vie. J’ai senti cette énergie, cette sorte de transe dont je me nourris et que je transmets encore aujourd’hui.
Bien sûr, on pense à la transmission : « Rhythm Hunters », ça fait penser à « Jazz Messengers ».
S.G. : Tu n‘es pas le premier à le dire. Je n’y ai pas pensé au départ. Mais en pensant au premier album que j’ai écouté, c’était sur Impulse : « Art Blakey and the Jazz Messengers » avec Wayne Shorter, Lee Morgan… je l’ai écouté des milliards de fois. Inconsciemment, il y a peut-être quelque chose qui est passé via sa musique et que je réalise seulement maintenant. Il y a beaucoup de choses qui passent de manière inconsciente, il ne faut pas sous-estimer cette puissance-là.
En concert le 2 mai à Bozar (+ The Gallands), le 12 mai au Bijloke Gent, le 25 mai au CC de Ronse.
Stéphane Galland
Stéphane Galland & the Rhythm Hunters
Challenge Records / New Arts International