Terramondo, destins croisés

Terramondo, destins croisés

MOTHER • Jacky TERRASSON & Stéphane BELMONDO par MARC OBIN from Marc Obin on Vimeo.

Terramondo : destins croisés.

Au terme d’un concert palpitant au Théâtre de Liège, en compagnie des Liégeois Sal La Rocca (contrebasse) et Antoine Pierre (batterie), Jacky Terrasson (piano) et Stéphane Belmondo (trompette, bugle) se racontent : leur(s) rencontre(s), leurs projets. Sal et Antoine, de leur côté, réagissent à cette expérience passionnante.

Propos recueillis par Claude Loxhay – Photos de Robert Hansenne 

Comment vous êtes-vous rencontrés?

Jacky : Stéphane, je le connais depuis que je suis ado, on s’est croisé sur les scènes parisiennes : lui était le trompettiste du moment et moi, le pianiste dont on commençait à parler. On a été appelé à se rencontrer plusieurs fois. Stéphane jouait avec le saxophoniste Guy Laffite, au moment où j’étais le pianiste attitré de Guy : j’avais remplacé Alain Jean-Marie. Il m’avait cédé sa place : merci Alain. Stéphane, je le connais donc depuis trente ans.

Vous vous êtes aussi croisés au sein du quintet du contrebassiste Pierre Boussaguet…

Jacky : Exactement, on a d’ailleurs fait un disque en quintet avec Tom Harrell…

Stéphane : Cela remonte aux années 1990.

Vous êtes de la même génération, mais, au départ, des kilomètres vous séparaient : vous Jacky, vous avez grandi à Paris et, vous Stéphane, dans le Sud de la France…

Stéphane : Oui, à Solliès Toucas exactement. J’ai étudié au Conservatoire d’Aix puis de Marseille. J’ai d’abord joué avec mon père et mon frère Lionel mais je suis très vite monté à Paris.

Jacky : Stéphane avait une quinzaine d’années quand il est arrivé à Paris.

Vous, Jacky, vous avez étudié au Berklee College de Boston…

Jacky : Oui, j’avais 20 ans quand je suis allé à Berklee.

Vous avez tous les deux une carrière qui se partage entre la France et les Etats-Unis…

Jacky : J’ai vécu la moitié de ma vie en France et la deuxième à New York. J’ai enregistré plusieurs albums en trio pour Blue Note, avec Ugonna Okegwo à la contrebasse et Leon Parker à la batterie. Je suis resté 11 ans avec cette rythmique puis, après, j’ai joué avec d’autres musiciens : j’ai changé de formule, de musiciens, d’écoute. C’est important d’essayer de se renouveler.

Stéphane : Ugonna, moi, je l’ai eu comme bassiste dans un quartet, après Jacky. Le trio que Jacky a formé avec Ugonna et Leon était fantastique. Nous, nous étions à Paris, on écoutait cette musique et, dès qu’ils passaient en France, on allait les écouter. C’était un vrai trio, avant celui de Brad Mehldau et de tels pianistes. Jacky a développé cet art du trio de manière magnifique. C’est important de le souligner : on retrouvait chez Jacky toute la puissance, la dynamique, de tous les grands qui nous ont influencés.

Jacky : Oui, merci à Ahmad Jamal, à Kirk Lightsey…

Stéphane : A tous les grands qu’on écoutait.

Tous les deux, vous avez accompagné des chanteuses : Cassandra Wilson et Dee Dee Bridgewater…

Jacky : Avec Cassandra Wilson, j’ai enregistré l’album “Rendez-vous”.

Stéphane : Moi, j’ai enregistré “Love and Peace” avec Dee Dee Bridgewater et je l’ai accompagnée en tournée aux Etats-Unis. Mais j’ai aussi accompagné des chanteurs, comme Claude Nougaro ou Alain Bashung qui est pour moi quelqu’un d’extraordinaire.

Vous vous êtes retrouvés plus tard pour l’album “Gouache”, en 2012…

Jacky (verre de rouge à la main) :  L’année 2012, en Côte du Rhône, ce n’était pas mal, en Bordeaux pas terrible…

Stéphane : Et en Côte romanée ?

Jacky : En 2012, qu’est-ce qu’on a fait ? Ah oui, “Gouache” : j’avais invité Stéphane, Michel Portal et Cecile Mc Lorin Salvant qui n’était pas encore très connue. Je suis très content d’avoir pu lui offrir, entre guillemets, ce tremplin. Elle a chanté un truc de Satie (Je te veux) et un morceau de John Lennon (Oh My Love) : les deux ont été des tubes.

Plus tard, sur l’album “Ever After”, c’est vous Stéphane qui avez invité Jacky…

Stéphane : Oui, je jouais alors avec Kirk Lightsey mais j’ai invité Jacky sur plusieurs morceaux, soit au piano, soit au Fender. J’étais heureux de faire jouer Jacky et Kirk sur cet album, parce que, quand on était gamins, on écoutait Kirk Lightsey. C’était un peu notre “héros”.

Jacky : Ce l’est toujours : que ce soit en tant que musicien ou en tant qu’être humain. C’est un Monsieur dont on ne parle pas assez. C’est dommage.

Stéphane : C’est un grand pianiste.

Vous vous êtes aussi retrouvés pour un concert à l’Olympia en 2015…

Stéphane : Jacky avait invité tous ses amis pour ce chouette concert à Paris.

Il y a alors l’album “Mother” en duo, avec un répertoire éclectique…

Jacky : Oui, beaucoup de ballades, beaucoup de mélodies sensibles. On avait enregistré plein de choses différentes, des thèmes beaucoup plus “énervés”. Puis, en réécoutant les prises, on a pris le parti de choisir les ballades, autour d’une ambiance intime.

Stéphane : Ce qu’on jouait sur scène et ce qu’on interprétait en studio ne fonctionnait pas de la même manière.

Jacky : Non, la scène et le studio, ce n’est pas pareil. Il y a des choses qui passaient très bien en live et pas trop en studio, parce qu’il y a le public.

A côté de compositions originales, vous avez repris des musiques de film, comme La Chanson d’Hélène, du film “Les Choses de la vie”, une mélodie que vous avez jouée ici en concert dans une version très différente…

Stéphane : C’est une très belle mélodie qui a donné lieu à plein de reprises.

Sur l’album, et vous l’avez joué ici en rappel, vous avez aussi repris Que reste-t-il de nos amours, la chanson de Trenet…

Jacky : Que reste-t-il de nos amours ? pas grand chose…

Stéphane : Jacky avait repris cette mélodie sur son album “A Paris” qui est dédié à des reprises de chansons françaises traitées comme des standards de jazz.

Sur l’album, il y a aussi You Are The Sunshine Of My Life de Stevie Wonder : un clin d’oeil à l’album “Wonderland” avec Eric Legnini ?

Stéphane : Oui, pourquoi pas. J’aime beaucoup Stevie Wonder, nous aimons beaucoup la soul music.

Jacky : Oui, Donny Hathaway, des gens comme cela…

Cette année-ci, vous avez un projet “Ravel et le jazz”…

Stéphane : Oui, en fait, c’est mon frère Lionel qui est à la base de ce projet. Il a tout écrit : cela fait un an qu’il y travaille. On a eu une première création; trois concerts, un à l’opéra de Bordeaux, avec un orchestre symphonique, un à Anglade et un à Marciac.

Jacky : C’est extraordinaire de jouer avec un orchestre symphonique. On va bientôt présenter le projet à Lyon, avec l’orchestre philharmonique de Lyon : on sera 65 sur scène.

C’est un peu le prolongement de l’album “L’Hymne au soleil”, sur des musiques de Fauré, Ravel ou Boulanger ?

Stéphane : Non, “L’Hymne au soleil”, c’était un tout autre projet avec des bois, pas de cordes, ici on a un orchestre symphonique.

Comment avez-vous réagi quand on vous a proposé ce concert en quartet avec Sal La Rocca et Antoine Pierre?

Stéphane : On avait déjà joué avec eux à Dinant, chez Jean-Claude Laloux. Cela s’était super bien passé. C’était, au départ, une idée de Jean-Claude Laloux : il a toujours de bonnes idées. J’ai souvent joué à Dinant, au festival, j’ai même été le parrain d’une édition.

Vous connaissiez Sal la Rocca et Antoine Pierre ?

Stéphane : Avec Sal, nous avions joué un peu ensemble. Avec Antoine, je n’avais fait que des jam sessions, mais il est doué le gamin…

Jacky : Moi, c’est la deuxième fois que je joue avec lui.

Comment vous êtes-vous mis d’accord sur le répertoire?

Jacky : On n’a rien construit du tout. C’est cela qui est bien. Quand on a la chance de jouer avec des musiciens qui ont du talent et surtout qui écoutent, il n’est pas nécessaire de fixer un répertoire précis. Moi, je suis arrivé de New York hier et je me retrouve ici avec Stéphane qui arrive du Cap Ferret où il a mangé des huîtres comme un malade… Qu’est-ce qu’on fait ? On se fait confiance.

Stéphane : On a fait une petite balance. Jacky a imaginé quelques arrangements sur des standards.

Jacky : Voilà, après, on se fait confiance et on s’écoute. On n’a rien vraiment répété.

Stéphane : Pour Jacky et moi, c’est très important de pratiquer ainsi parce que la musique reste fraîche. Aujourd’hui, il y a beaucoup de choses formatées, nous, nous voulons que la musique reste vivante et naisse de l’interaction entre musiciens.

La réaction des deux Liégeois

Antoine Pierre : Pour ce concert, pas de partition, pas de setlist. Jacky et Stéphane se connaissent très bien et, au soundcheck, on a travaillé certains morceaux qu’ils ont l’habitude de jouer. Au concert, on n’a peut-être joué qu’un seul de ces morceaux… Le reste, ce sont des thèmes qu’ils jouent d’habitude. Ils sont tellement forts à deux qu’ils nous entraînent avec eux sans problème. Ils fonctionnent à l’écoute et à l’intuition. C’est quelque chose que j’adore. Parfois, ce sont des morceaux simples ou très connus dans un arrangement de leur cru ou bien qu’on crée sur le moment. C’est génial de jouer une version d’un thème comme Smile de Chaplin qui va dans tous les sens, de s’écouter et d’être tellement connectés qu’on peut emmener la musique où on veut. C’était une superbe expérience.

Sal La Rocca : Tout s’est, en partie, décidé au soundcheck pour le choix des morceaux et de leur structure. Le concert s’est magnifiquement passé. Jacky était un peu le chef d’orchestre, c’est lui qui donnait les directions rythmiques et harmoniques. Antoine et moi avons tout attrapé au vol de ces arrangements instantanés, tandis que Stéphane surfait sur les vagues avec une aisance hors du commun. Antoine et moi avions finalement très peu d’infos avant de commencer le concert. Il fallait donc ouvrir nos pavillons au maximum et, ce qui est le plus dur, anticiper les intentions et les directions musicales que Jacky donnait, pour cela il faut avoir du talent ou beaucoup d’expérience.

Antoine : Stéphane, je l’ai rencontré alors que j’avais peut-être 15 ans, au festival de Dinant. On a jammé une fois ensemble et on a aussi passé quelques soirées d’après concert ensemble. Jacky, je ne l’avais jamais rencontré, mais je connaissais bien sa musique, surtout un de ses disques, “Smile” justement. Un jour, je reçois un mail de Patrick Bivort, du Jazz L’F et du festival de Dinant, me demandant si j’étais intéressé de rejoindre Jacky et Stéphane dans leur duo, avec Sal. J’ai accepté sur le champ : c’était super.

Sal : Moi, Stéphane, je l’ai rencontré en Corse, au festival de Calvi, en 1995-1996. C’est seulement en 2003 que je l’ai invité pour la sortie de mon premier album, “Latinea”, au festival Brosella. J’ai composé en son honneur un morceau qui s’intitule Bluemondo et qui figure sur mon deuxième album, “It Could Be The End”, en 2012. Il reste pour moi le trompettiste le plus inventif de sa génération. A propos de Jacky, nous avons enregistré ensemble un morceau pour l’album “Piano Piano” d’Anne Ducros en 2004. La rencontre suivante a été à Dinant, il y a quelques mois, avec Stéphane et Antoine, pour un concert au pied levé. Ce concert avait apparemment marqué l’esprit de certains. Jacky est un musicien hors pair, il joue avec l’espace et avec beaucoup d’instinct, le tout mélangé avec une connaissance aigüe de la musique de jazz.