
Tony Scott, Djanger Bali
Tony Scott & The Indonesian All Stars
Djanger Bali (MPS)
Le label MPS est né en 1968, par la volonté de l’industriel allemand Hans Georg Brunner-Schwer (HGBS), copropriétaire de l’entreprise SABA, spécialisée en matériels électroniques. En plus d’être un excellent ingénieur du son, Brunner-Schwer était aussi un pianiste amateur et passionné de musiques. C’est ainsi qu’en 1958, il décide de construire un studio d’enregistrement au premier étage de sa villa. Trois ans plus tard, il va profiter d’une tournée européenne d’Oscar Peterson pour l’inviter à donner un concert privé. Après le concert, Peterson déclare sans ambages : “I never heard myself like this before”. Décision fut donc prise de l’inviter chaque année pour une “Living Room Session”. Ce sera l’acte de naissance du label HGBS, lancé par la société SABA. En 1968, après avoir quitté SABA, HGBS décidera de créer le label Musik Produktion Schwarzwald (Forêt Noire) ou MPS ! Bien entendu, les enregistrements d’Oscar Peterson seront les premiers albums édités sous ce nouveau nom, et en 1982, le catalogue MPS comptera plus de 500 références.
Dans le cadre d’une série de rééditions, lancée voici quelques mois déjà, MPS propose ici un bijoux du clarinettiste, saxophoniste et pianiste américain Tony Sott, Anthony J. Sciacca de son vrai nom. Après des études à la Julliard School, dans les années 1940-1950, Scott va beaucoup travailler à New York, comme sideman de Buddy Rich, Ben Webster, mais aussi membre de l’orchestre de Duke Ellington, et arrangeur pour Billie Holiday, Sarah Vaughan et Harry Belafonte. Cette intense activité au début de la seconde moitié du vingtième siècle va se doubler d’une grande curiosité pour les cultures musicales d’Afrique et d’Asie. C’est ainsi qu’après avoir dominé le jazz, et plus particulièrement le be-bop, Scott va s’intéresser aux musiques ethniques, allant jusqu’à séjourner six ans en Asie. Il ne cessera de voyager, y compris en Europe de l’Est, et bien entendu aussi en Italie, son pays d’origine. C’est bien à la clarinette que Tony Scott fera date dans l’histoire du jazz. Bien que poly-instrumentiste, c’est avec cet instrument-là qu’il va dominer les scènes de la note bleue. Et sur ce “Djanger Bali”, comme le titre l’indique d’emblée, Scott explore une partie du répertoire musical d’Indonésie, en se concentrant sur la tradition du gamelan, ensemble instrumental typique pour cette région d’Asie. Le gamelan est un ensemble instrumental le plus souvent composé de percussions (gongs, métallophones, tambours…), de xylophones, de rebab (vièle à pique), de kacapi (cithare), de suling (flûte), sans oublier le chant (masculin ou féminin). Dès lors, on ne s’étonnera pas d’entendre ici une musique dominée par les échelles modales, au moment où le jazz modal pénétrait les scènes du jazz, sur la côte Est des États-Unis, avec Miles Davis et Gil Evans. Dans la foulée du be-bop, Tony Scott cherchait donc lui aussi à se libérer des contraintes harmoniques de la musique tonale. Entouré par un Indonesian All Stars, Scott va réaliser son propre paradigme modal. Et, il est bien entouré, notamment par le pianiste Bubi Chen et le saxophoniste Marjono. Le premier avait été qualifié de “Art Tatum of Asia” par le magazine américain Down Beat, alors que le saxophoniste exprime nettement une filiation coltranienne plus que respectable. “Djanger Bali” est plus qu’une belle surprise, c’est la trace d’une nouvelle voi(e)x . Entre Djanger Bali, titre éponyme de l’album, qui est dominé par les sonorités du gamelan, et Summertime, en coda, qui exprime la quintessence de ce dialogue Occident-Orient, l’enregistrement révèle aussi quelques bijoux comme cet Ilir Ilir, mélodie entêtante inspirée par une comptine enfantine de Bali. “Djanger Bali” est la signature musicale d’un “Jazz-Hero” et défricheur sonore.
Philippe Schoonbrood