Vijay Iyer… Les temps incertains

Vijay Iyer… Les temps incertains

Voici un trio dont on reparlera… On pouvait imaginer que tout ou presque était dit sur le trio piano-basse-batterie. Il fallait un musicien aussi inventif et doué que Vijay Iyer pour remettre la formule en question. Et une rythmique au sommet de son art. Entretien avec le pianiste.

Tyshawn Sorey, Vijay Iyer, Linda May Han Oh © Craig Marsden / ECM Records

«La dernière année fut la pire des pires… Une période « uneasy », c’est le moins que l’on puisse dire.»

La pochette de l’album est déjà en soi tout un symbole : une statue de la Liberté lointaine et dans l’obscurité. Est-ce que ces dernières années ont été particulièrement difficiles pour vous ?
Vijay Iyer : Oui en effet, ça a été infernal pendant ces années. Bien sûr, pour en arriver là, tous ces courants étaient déjà présents. Ce n’était donc pas par accident que le système électoral américain a amené ce génocide, ce régime de suprémacistes blancs. Nous savions déjà que ça existait et ce n’est que le résultat de ce qu’on pouvait craindre. La dernière année en particulier fut la pire des pires où tout est arrivé en même temps. Ce fut une période « uneasy », c’est le moins qu’on puisse en dire.

Vous avez choisi comme titre ce mot « uneasy ». En français, on peut penser que « pas facile » laisse une ouverture, un petit espoir. Est-ce aussi le cas dans votre esprit ?
V.I. : En anglais, ce mot signifie « instable », « incertain », « déplaisant » : toutes ces choses à la fois. C’est pour moi comme un moment où on considère toutes les possibilités, avec une partie d’espoir. Par exemple, l’été dernier, il y a précisément un an, après la mort d’un Noir, il y a eu un soulèvement dont nous avons été les témoins. Les forces de l’espoir se sont levées, les gens combattant pour leur futur, essayant d’apporter un futur partagé positif. C’est un effort constructif qu’on pourrait appeler optimisme. Ça a été pour moi un message : il y avait davantage dans ce mouvement que devoir supporter les faits, la force de la vie était toujours forte.

«Il y avait autre chose dans ce trio que simplement un pianiste jouant avec une section rythmique.»

Dans votre nouveau trio, on peut voir une sorte de symbole de la diversité américaine : Tyshawn Sorey vient de la communauté noire, Linda Oh est australienne avec des racines asiatiques, vous êtes d’origine indienne. Comment s’est formé ce trio ?
V.I. : C’est juste un des effets quand on fait partie de la communauté des musiciens. Nous nous écoutons les uns les autres, nous jouons ensemble. Je connais Tyshawn Sorey depuis vingt ans, nous sommes ensemble sur plusieurs enregistrements. Nous avons joué ensemble sur scène dans le monde entier, nous avons beaucoup parlé ensemble, nous avons créé des choses ensemble. Il est de ma famille. C’est donc facile pour moi d’imaginer de faire encore plus de musique avec lui. Linda, je l’ai rencontrée au milieu des années 2000, vers 2007-2008, lorsqu’elle était étudiante à la Manhattan School of Music. Nous avons commencé à jouer ensemble il y a dix ans, dans des projets d’autres musiciens, jusqu’en 2011. Ensuite, nous avons joué dans différents contextes. Tyshawn, Linda et moi étions régulièrement aux stages d’été au Canada où nous enseignions, apprenions ensemble et jouions dans ce contexte particulier. La dynamique créée dans ce trio nous a amené à jouer vraiment en trio en 2019, après avoir partagé la scène dans d’autres projets. Il y avait autre chose dans ce trio que simplement un pianiste jouant avec une section rythmique. Ça nous est apparu comme quelque chose de spécial. Il y avait quelque chose d’excitant, un véritable feeling d’invention qui nous a amené à enregistrer.

Vijay Iyer © Craig Marsden / ECM Records

Quand vous avez choisi d’enregistrer « Drummer’s Song » de Geri Allen, vous aviez en tête de mettre particulièrement Tyshawn en avant dans ce morceau ?
V.I. : Nous avons connu tous les trois différentes expériences avec la musique de Geri Allen. Je l’ai bien connue et j’ai joué souvent sa musique après son décès, Linda a aussi joué sa musique. J’ai écouté ce morceau quand il est sorti il y a trente ans. Je l’ai appris après son départ parce que j’ai été appelé à jouer dans plusieurs tributes à Geri. J’étais un fan de sa musique depuis longtemps et elle est devenue une amie jusqu’à la fin de sa vie. C’est un morceau qui m’excite, particulièrement la section rythmique. Quand nous l’avons enregistré, je me souviens que Tyshawn a essayé différentes approches du morceau. Il réécoutait, puis essayait encore autre chose jusqu’à la prise qui est sur l’album, qui a un son unique. Si vous écoutez l’original de 1970 avec Tani Taball à la batterie, il y a un drumming qu’on appelle « linear drumming ». Il n’est pas très polyphonique. J’aimais beaucoup cette esthétique de douce nostalgie.

«Peu importe ce qu’on allait jouer, mais le « son » devait être présent sur chaque pièce.»

Plusieurs de vos compositions sur l’album ont été écrites il y a longtemps.
V.I. : C’est un mélange de différentes choses. Deux titres ont été écrits pour cet album, d’autres compositions, plus anciennes, ont été plus organisées pour l’album. C’est vraiment le son du groupe que je voulais mettre en avant. Peu importe ce qu’on allait jouer, mais ce son devait être présent sur chaque pièce. Il ne s’agissait pas tant de penser à écrire une nouvelle musique que de jouer. C’est un trio où il s’agit de mettre en avant les musiciens plus que des thèmes, un peu comme les trios des années 50/60. Spécialement dans les sixties, sur les albums Blue Note ou les albums des débuts chez ECM, qui mettaient en avant un jeu exploratoire qui s’étendait sur une pièce de musique.

«Ce que j’avais en tête quand j’ai choisi le répertoire : prendre du plaisir et étirer les morceaux.»

C’est dans cet esprit que vous avez repris « Night & Day » ?
V.I. : La version de « Night & Day » est dérivée de celle que Joe Henderson a faite en 1964 sur « Inner Urge ». C’était un vrai challenge de suivre sa voie, unique et spéciale. Cet album contient quatre morceaux qui font huit à neuf minutes. C’est une façon de prendre son temps, d’explorer les possibilités de chacun sur un morceau, ce qu’ils appelaient « a blowing session ». C’est ce que j’avais en tête quand j’ai choisi ce répertoire : prendre du plaisir ensemble et étirer les morceaux.

Linda May Han Oh, Vijay Iyer, Tyshawn Sorey © Craig Marsden / ECM Records

«Nous avons tous je crois, ce souhait de se connecter avec les autres. C’est ce que l’on entend dans la musique de cet album.»

Votre parcours musical est étonnamment diversifié : solos, duos, avec cordes, acoustique, électrique… Cherchez-vous toujours votre voie, ou êtes-vous à ce point curieux de tout ?
V.I. : Je me vois avant tout comme un pianiste-compositeur, dans la ligne d’autres compositeurs. J’ai été influencé par des dizaines et des dizaines d’autres compositeurs. Il ne s’agit pas seulement de jouer, mais de créer, dans des situations particulières, pour des ensembles spécifiques. Cela se passe souvent en collaboration. Chaque format amène quelque chose de nouveau, chaque occasion apporte quelque chose de nouveau à mon langage musical. Toutes les rencontres, les moments de contact… Nous avons tous, je crois, cette curiosité, cette intention, ce désir, ce souhait de se connecter avec d’autres. C’est ce qu’on entend dans la musique de cet album, cette envie de créer ensemble.

«Mon plan de carrière était de devenir un scientifique. La musique était un simple hobby.»

Steve Coleman vous a beaucoup inspiré au début de votre carrière. Qu’est-ce qui vous a attiré dans sa musique ?
V.I. : J’avais vingt-trois ans, peut-être moins, quand je suis entré en contact avec lui. C’est quelqu’un qui a déterminé mon chemin. Au début des années nonante, mon plan de carrière était de devenir un scientifique. La musique était un simple hobby. Et au travers de contacts avec Steve, jouer avec lui et tourner avec lui, j’ai réalisé que je pouvais être un artiste, faire de la musique. C’est l’exemple qu’il a représenté dans sa discipline, dans sa façon d’être un incroyable créateur de musique, de placer la barre très haut en tant qu’improvisateur, de changer la dynamique de la musique pour de petits ensembles, avec beaucoup de spontanéité, d’exaltation, de rigueur. Il continue aussi à chercher tout en se fondant sur la tradition. Il est devenu une sorte de Monk vivant. Son focus sur le rythme et les progressions rythmiques nécessitent beaucoup de discipline et d’étude. Et puis aussi, il me permettait d’avoir de l’espace, d’être moi-même. Dans son groupe, je me sentais parfois comme un inadapté (rires)… Il était un fan de Cecil Taylor, de l’Art Ensemble of Chicago et les gens dans son entourage étaient peu au courant de ça. Il savait aussi que j’avais étudié la musique de Thelonious Monk. Il arrivait que lors d’un gig, les musiciens s’arrêtent de jouer, alors lui et moi on reprenait « Round Midnight » en plein milieu d’un set. De cette période, j’ai appris beaucoup sur le fait de diriger un band. On arrivait sur scène sans setlist et il commençait à jouer. On était directement au cœur de quelque chose où il fallait utiliser ses oreilles pour suivre ce qui se passait. Aujourd’hui, c’est ce que je fais quand on joue un set, utiliser les oreilles pour trouver le chemin. Et ça, je le dois à Steve Coleman. Ce que Linda, Tyshawn et moi avons en commun dans notre musique, c’est qu’il s’agit d’un challenge sur chaque pièce, même la plus simple. C’est particulièrement sensible sur les deux reprises, mais aussi sur « Children of Flint » ou « Retrofit ».

Vijay Iyer
Uneasy
ECM / Outhere

Propos recueillis par Jean-Pierre Goffin