Yacine Boularès, Abu Sadiya

Yacine Boularès, Abu Sadiya

Yacine Boularès (feat.Vincent Segal & Nasheet Waits), Abu Sadiya

ACCORDS CROISÉS

Il était une fois Abu Sadiya, un Noir qui dansait en roulant des yeux fous dans les rues tunisiennes. Abu Sadiya – que l’on appelait aussi le boussadia, un nom commun que l’on pourrait traduire par « vagabond » ou « clochard » – terrifiait les enfants; on lui jetait la pièce sans se soucier de connaître l’origine de son comportement étrange. Fort heureusement, la légende d’Abu Sadiya a été reconstituée par les poètes : cet ancien esclave originaire de l’Afrique de l’Ouest aurait adopté cette attitude inaccoutumée à la suite de la disparition de sa fille. Convaincu que celle-ci se serait faite enlevée par la Lune, il dansait afin de convaincre l’astre de lui rendre son enfant.

C’est ainsi que Abu Sadiya est devenu le fondateur mythique du stambeli, un rite religieux proche de la musicothérapie moderne, considéré comme une dissidence de l’Islam. Le personnage folklorique a fini par disparaître des rues, en raison de l’érosion de la culture populaire. Il revient néanmoins au premier plan, à l’initiative de saxophoniste/clarinettiste franco-tunisien Yacine Boularès, qui a réuni autour de son projet, le batteur new-yorkais Nasheet Waits et le violoncelliste expérimenté Vincent Segal, qui a multiplié les expériences musicales les plus diverses depuis trente ans.

A eux trois, en parfaite communion et avec un respect qui force l’admiration, ils rendent un magnifique hommage à ce Père fouettard du passé ainsi qu’à cette passionnante musique de transe qu’il nous a laissée. « Abu Sadiya », plus qu’un personnage folklorique, est un récit poétique où se croisent la méditation, l’intensité et la délicatesse. Le message que nous livre Yacine Boularès est fort : il nous rappelle tout d’abord que l’abolition de l’esclavage en Tunisie n’a été effective qu’au début du siècle dernier. Quand son père rencontrait un boussadia dans les rues de Tunis, il était fort probable que celui-ci ait été lui-même un esclave… D’autre part, il nous enseigne que le stambeli, longtemps réprimé par l’Islam, est à nouveau pratiqué en Tunisie depuis la Révolution de 2011. Malgré ses accents graves et mélancoliques « Abu Sadiya » agit comme thérapie spirituelle : son écoute vous sert la pêche et la banane, avec le sourire du caissier. A découvrir dans la très belle collection Accords croisés, un livre-disque illustré par Tom Payeur.

Joseph « YT » Boulier