15th Guitar Festival in Viljandi, Estonia.
« Il n’y a rien de plus beau que le son d’une guitare… sauf peut-être que le son de deux guitares » (Frédéric Chopin)
Au Sud de l’Estonie, à 160 km de Tallin, la petite ville de Viljandi ne manque pas de charme, avec les rues pavées de la vieille ville bordées de maisons en bois dont certaines possèdent encore des portes et volets peints de décors typiques.
La ville est considérée comme le centre culturel du pays avec ses musées, ses églises (festival d’orgue annuel) et, dans une ancienne grange superbement aménagée, l’Estonian Music Center qui accueille chaque année un grand festival de chœurs, événement majeur du paysage culturel estonien qui se déroule sur diverses scènes extérieures et intérieures de la ville, et attire des milliers de spectateurs. C’est aussi au Music Center que se déroule principalement la quinzième édition du Festival de Guitare créé par Ain Agan.
Les têtes d’affiche ne manquent pas cette année et attisent la curiosité.
Têtes d’affiche
Les amateurs de Brad Mehldau ont découvert le mandoliniste Chris Thile sur un album où les deux musiciens présentaient leur musique en duo ainsi que quelques reprises. Chris Thile est un des grands mandolinistes américains, bien connu dans l’univers du bluegrass, mais dont l’intérêt musical va de l’interprétation de Bach en solo – « Sonatas and Partitas vol.1 » – à la musique de Radiohead. Il présentait pour sa première venue à Vijlandi l’essentiel de son dernier album intitulé « Laysongs », mais aussi des reprises comme « Don’t Think Twice It’s Allright » de Bob Dylan. Avec Chris Thile, on peut parler d’une maîtrise technique exceptionnelle de la mandoline : vélocité, doigté, glissandos, variations dans les climats et les tempos conjugués à une présence scénique détendue et pleine d’humour et à une posture en mouvement continuel. On reste sans voix lorsque le Prélude de Bach glisse vers Bartok avec un naturel confondant. Chris Thile c’est un peu le Keith Jarrett de la mandoline tant il vit sa musique, le corps ondulant, les pieds tapant le sol, balançant la tête… sauf que Chris Thile ne s’arrête pas de jouer lorsque les spectateurs accompagnent le musicien de cris de plaisir ou chantent avec lui. L’homme est un monstre de technique qui fait preuve d’une réelle empathie avec son public. Ovation debout de la salle comble pour un rappel tout en retenue et sensibilité.
Jon Gomm, musicien et personnage atypique, était monté il y a huit ans sur la scène de Viljandi. Depuis lors, il a tourné dans le monde entier, organisant ses tournées sans manager et accompagné de sa seule guitare-signature Ibanez bien marquée par les affres que lui fait subir son fantasque proprio : percussions, frottements et grattements sur la caisse, basse, effets électro par les manipulations de clés, la guitare de Jon Gomm est un orchestre à elle seule. De plus le personnage ne manque pas d’humour anglais, of course, et maîtrise efficacement le contact avec le public. Originaire de Blackpool – lieu de vacances pour les petits travailleurs, « a kind of Las Vegas cold, wet and shit ! » – il agrémente ses compositions de commentaires allant du plus farfelu au plus émotif. Le concert vire à la démonstration, certains diront au numéro de cirque, lorsque Gomm donne une longue leçon de percussions sur sa guitare avant d’introduire un blues. Il faut avouer que l’utilisation de l’instrument est complètement non-conventionnelle, tout comme le personnage, mixant le blues, le rock, une touche de flamenco avec ce qu’on qualifiera de « jamais entendu », avec des passages pleins d’émotions – « The Ghost Inside Me », pour son enfant perdu pendant la grossesse de son épouse – ou de surréalisme – « Deep Sea Fishes ». Le bonhomme sait en tout cas jouer avec son public avec un rappel complètement acoustique au milieu des spectateurs. Gomm ? « To be seen once in a lifetime ! »
Daniel Santiago & Pedro Martins, deux guitaristes brésiliens réunis, la promesse d’un beau concert. Pour les fans de Rosenwinkel, Martins a collaboré avec le guitariste sur son album « Caïpi ». Ceux qui s’attendaient à un set bossa nova ont été déçus, mais nous sommes nombreux à avoir été épatés par l’originalité du jeu du duo, sa technique sans faille, l’élégance de la musique, la finesse d’un répertoire bien mis en place et prêt pour l’enregistrement le lendemain à Berlin pour le label Hardcore de Kurt Rosenwinkel. A mes oreilles, le moment de grâce du festival.
Qui mieux que le guitariste américain installé à Berlin pour clôturer un festival de guitare ? Considéré depuis plusieurs années comme un des maîtres de l’instrument, Kurt Rosenwinkel se présentait en trio avec Luca Traxel à la contrebasse et l’énorme Greg Hutchinson à la batterie. Avec le programme de ses derniers albums consacrés aux standards, pas de risque d’être déçu… ni surpris. Mingus, Joe Henderson, Bill Evans (sublime « Time Remembered »), Monk bien sûr, Horace Silver – « Nica’s Dream » -, Charlie Parker, un éventail qui donne l’occasion au guitariste d’étaler une technique monstrueuse, à Greg Hutchinson de pulser la machine avec force et intellignece, et à Luca Traxel de faire découvrir son sens du swing. Un concert brillant pour clôturer un festival dont les prolongations se sont jouées chaque soir jusque tard dans la nuit dans le sympa petit club Mülks où on écoutait de jeunes guitaristes un peu stressés par la présence de Kurt himself.
L’intérêt principal du festival résidait dans la découverte de la scène musicale estonienne. Il m’aurait été impossible de citer un nom de musicien si ce n’est le souvenir d’un guitariste, Jaak Sooäär que j’ai eu l’occasion de voir en duo avec Han Bennink à Jazz Brugge 2014. Le concert de ce brillant guitariste allait toutefois m’échapper puisque programmé à l’heure de départ de mon avion le dernier jour.
Jazz et musiques connectées d’Estonie
Une grande salle pour les têtes d’affiche, une plus intime qui accueille le premier soir un jeune guitariste estonien Jaagup Jürgel, vainqueur du « 2021 Tiit Paulus Young Guitarist Award ». Avec son trio basse-batterie, Jaagup interprète exclusivement des standards alternant ballade plutôt folk en introduction, bossa de AC Jobim, des standards comme « Alone Together » dans un style très cool jazz où le jeu semble inspiré par un Jim Hall, jusqu’au « Cherokee » final introduit avec humour par le bassiste.
Le deuxième concert de la première soirée se déroule dans un lieu plus intime, le restaurant « Fellin Café » où se produit « Titoks », un quartet dans la lignée du « Hot Club » de Grappelli-Reinhardt dont ils reprennent quelques thèmes : « My Sweet », « Eveline », « Django’s Tiger » mêlés à des compositions de Bireli Lagrene, James Johnson ou Jerome Kern. Le tout est brillant techniquement, mené par l’excellent Kristjan Rudanovski au violon et Jaanis Kill à la guitare solo, un programme qu’on retrouve intégralement sur leur récent album judicieusement intitulé « Gypsy Jazz ».
Le bassiste Janno Trump est un des musiciens les plus prometteurs de la scène estonienne et son nouveau projet « Clarity Ensemble » clôturait cette deuxième soirée. Un trio piano-basse-batterie auquel se joint un quatuor à cordes classique. Les compositions du leader tendent à marier un climat classique avec une rythmique jazz souvent calme et parfois trop « polie ». La musique est belle, les interventions de chacun joliment mises en place, mais il faut attendre l’avant-dernier morceau et un superbe solo du pianiste Joel-Rasmus Remmel pour que la musique s’envole vraiment avec un batteur Ramuel Tafenau qui semble se libérer. Un projet intéressant avec de belles compositions du leader-bassiste et qui sans aucun doute prendra de l’étoffe par la multiplication des séances sur scène.
Autre bassiste, Raul Vaigla célèbre cette année ses soixante ans en reprenant la musique de son album « Soul of Bass ». Bien connu en Estonie pour ses collaborations dans le groupe prog rock des années 80 « Radar » et aussi « Ultima Thule », un des groupes rock les plus réputés en Estonie, Raul Vaigla réunissait à ses côtés le trompettiste Tero Saarti, le claviériste Madis Muul, le batteur Petteri Hasa et le percussionniste Ricardo Padilla, une formation d’habitués autour du bassiste. On pense immanquablement dès les premières notes à l’ambiance funk des années 80, aux Brecker Brothers – sans Michael – et à cette musique qui sonne un peu datée aujourd’hui. Le tout est efficace, sans bavure avec quelques beaux solos du bassiste, notamment sur « Naïma » de Coltrane. Une musique pour les fans de ces années électriques qui aujourd’hui est un peu passée de mode, mais conserve une efficacité redoutable que le quintet rendait à merveille.
On poursuivait le samedi avec un autre bassiste de la scène locale, Peedu Kass, musicien éclectique qui a joué avec Django Bates et Marilyn Mazur. Son enregistrement « Momentum » lui a permis d’être le premier musicien estonien à être sélectionné au « Jazzahead » de Brême en 2017 ; Il est aujourd’hui reconnu comme un des compositeurs majeurs que ce soit pour big band ou orchestre symphonique. Sa prestation en solo dans le petit « Nukuteater », un théâtre pour enfants, je l’avoue, ne m’a pas marqué : une longue improvisation de 50 minutes alternant basses électrique et acoustique ressemblait plus à une expérimentation qu’à une composition réfléchie, le musicien n’arrêtant pas de modifier les réglages et les samples pour un résultat qui a laissé dubitatif une large partie du public. Une deuxième pièce reprise au groupe « Massive Attack » beaucoup plus mélodique me réconciliait avec les belles sonorités de la contrebasse.
A plus de deux heures de la capitale Tallin, au milieu d’un magnifique parc naturel et de forêts sans fin de pins et de bouleaux, Viljandi se révèle être une petite perle de culture qui vaut le détour pour ses paysages, sa diversité culturelle, et son festival de guitare !
Une collaboration Jazz’halo / JazzMania
Retrouvez l’interview de Chris Thile dans JazzMania.
Les interviews de Jon Gomm et Jaak Soäär seront publiées le mercredi 23 novembre.
Merci à Rene Jakobson pour les photos.