Eric Dolphy versus Coltrane 1/3

Eric Dolphy versus Coltrane 1/3

«When you hear music,

after it’s over,

it’s gone in the air,

you can never capture it again.» (Eric Dolphy)


Eric Dolphy versus John Coltrane 1/3

Eric Dolphy - John Coltrane

“Quand vous entendez de la musique et que c’est fini, elle est partie dans l’air, vous ne pouvez plus jamais la capturer”. Cette citation apparaît à la fin du disque Last Date, mais daterait du 10 avril 1964, lors d’une interview par Michiel de Ruyter, historien du jazz néérlandais.

Puisque Eric Dolphy fit partie du quintette de John Coltrane pour une période d’un peu moins de 6 mois, de l’automne 1961 au printemps 1962, il m’a paru intéressant de les différencier sur le plan stylistique car, peut-être à aucun autre moment de l’histoire du jazz, n’ont été fixées et cristallisées sur le plan phonographique – permettant le jugement avec le recul d’un demi-siècle – deux approches certes différentes d‘instruments à anches jouées par des géants du jazz. Quand on les examine en détail, ces deux approches recelaient des particularités communes en dépit de l’expressivité de chacun, diamétralement opposée. D’une manière imagée, symbolique et iconique, ces différences de style fondamentales ont été décrites et résumées en une seule phrase prégnante par les biographes de Dolphy:

«Coltrane debout comme le puissant arbre proverbial, faisant face à la tempête de l’abysse existentiel, tandis que Dolphy dansait et oscillait comme un jonc flexible.» (Eric Dolphy – A Musical Biography & Discography par Vladimir Simosko & Barry Tepperman, Da Capo Press, USA).

Si la carrière de Coltrane fut somme toute monolithique, évoluant et s’inscrivant dans une tradition de modernisme qui puisa sa source chez Parker, se mua en d’audacieuses volutes modales et se sustenta vers la fin de sa carrière de mouvance free jazz, celle de Dolphy fut par contre en dents de scie. Il fut musicien de studio à une époque de sa carrière, enregistra même avec Abbey Lincoln (album Straight Ahead, avec un magnifique exposé de thème dans Left Alone, pratiquement sans fioritures). Il joua fréquemment avec Mingus qui l’adorait en retour et regretta son départ en 1964 quand Dolphy eut définitivement opté pour une année sabbatique en solo en Europe. Il fut aussi un membre apprécié de l’orchestre de Gunther Schuller ainsi que d’une petite formation de George Russell, de l’orchestre de Gil Evans. S’il eut néanmoins la chance de jouer avec de fantastiques musiciens (je pense à Booker Little, Freddie Hubbard, Mal Waldron, Bobby Hutchinson, Ed Blackwell, John Lewis, Herbie Hancock, Gil Evans, Gunther Schuller, Oliver Nelson, Prince Lasha, George Russell), il n’eut pratiquement jamais son propre groupe stable. Et c’est là que réside l’essence même de la tragédie de ce jazzman talentueux et parfois incompris jusqu’à aujourd’hui, un musicien hors du commun, non-orthodoxe et foncièrement avant-gardiste, qui n’eut à sa disposition que 6 années de carrière au cours desquelles il put tenter de donner ce qu’il avait à exprimer, mais sans qu’il eût la chance de jamais réaliser ce que firent Miles Davis et John Coltrane avec leurs groupes mythiques. Il a donc souvent joué et enregistré, dans des environnements musicaux fréquemment attrayants (pensons aux groupes de Schuller, Russell, à Free Jazz), mais, souvent aussi, il dut jouer avec des trios d’accompagnement en Europe à peine sortis du post-bop et, somme toute, peu capables de le soutenir en osmose avec les idées et concepts harmoniques et mélodiques qu’il déployait (je pense à la réflexion de Misha Mengelberg – qui l’accompagna pour un concert pour la radio en Hollande – qui déclara n’avoir aucune affinité avec la musique de Dolphy, comme on peut l’entendre dans le documentaire Last Date consacré à Dolphy).

Eric Dolphy est né le 20 juin 1928. Il entame son parcours musical par le chant dans des chœurs, puis, dès l’âge de huit ans, il s’essaie à différents instruments de musique, choisissant en définitive la clarinette. Très jeune déjà – et comme Coltrane plus tard (à l’adolescence) -, il s’exerçait sans cesse. Comme le souligna un ami : «Je me souviens d’Eric, tout maigre avec un étui de clarinette (…) et un ami me confia ‘Cet Eric Dolphy deviendra connu un jour.  Tout ce qu’il fait est s’exercer et s’exercer sur la clarinette.’»  À treize ans, il participa à un festival annuel en tant que membre d’un big band. Plus tard, il passa au saxophone alto. Tout le monde reconnaissait chez Dolphy un tempérament ouvert, empathique, prompt à aider les autres. Ainsi, comme le confia Clifford Salomon : «Eric était indubitablement le meilleur lecteur de l’orchestre (il s’agit du Roy Porter Band, en 1948, donc à l’âge de 20 ans) et celui ayant la meilleure technique, mais il n’était jamais trop occupé pour aider les autres.  Si un autre musicien avait besoin d’aide, c’était Eric qui jouait patiemment le passage en question.»  Bien plus tard dans les années 1950, après s’être fait remarquer dans le groupe du batteur Chico Hamilton, Dolphy collabora avec Mingus et ce fut là un pas fondamental de son évolution en tant que soliste mais également en termes de notoriété : «Évidemment, ce fut durant l’année avec Mingus que la réputation de Dolphy grandit vraiment; il commença à attirer plus d’attention et à trouver plus de débouchés pour sa musique.» (citations en italiques extraites de la biographie d’Eric Dolphy, citée plus haut). On sait qu’il mourut à Berlin le 29 juin 1964, en raison d’un problème cardiaque lié à un diabète non traité et dont il ne savait rien. Il devait se marier peu après puisque sa fiancée devait le rejoindre en Europe.

Miles Davis n’aimait pas Dolphy : «Il faut penser quand on est jeune ! Il faut s’entraider – on ne peut pas se contenter de jouer pour soi-même.» (cf. ‘Tombeau de John Coltrane – par Xavier Daverat). André Francis semble abonder dans le même sens: «Eric Dolphy, à la fin de sa vie, en était venu à jouer absolument seul (…) Le jazz avait toujours été une école du dialogue et des échanges. Avec Dolphy est arrivé le temps des solitaires.» (cf. ‘Jazz’ par André Francis). Dolphy ressortit à l’avant-garde. Comme le soulignent ses biographes: «Il n’y a aucun doute que la musique de Dolphy a été largement influencée par des sources étrangères au jazz, pas uniquement pour les concepts de structure, mais pour des concepts spécifiques d’harmonie et de rythme aussi. Dolphy, un musicien bien formé en musique, était certainement plus que superficiellement familier avec les tonalités expérimentales des compositeurs d’avant-garde. Cela est amplement prouvé par son travail avec Gunther Schuller et avec l’Orchestra U.S.A. (qui présentait des œuvres ‘classiques’ contemporaines aussi bien que des œuvres de Third Stream dans son programme).». Les auteurs indiquent également comme preuve de son appartenance à l’avant-garde, le fait qu’il ait interprété Density 21.5, une pièce de musique contemporaine de Varèse, pour flûte seule, qui explore le potentiel des sonorités de la flûte, et qu’il ait dédié l’une de ses compositions au flûtiste italien Severino Gazzeloni (écrit Gazzelloni dans Out To Lunch – citations de la biographie de Dolphy par Vladimir Simosko & Barry Terpperman).

On peut indiquer que ce goût acquis pour l’avant-garde en jazz de Dolphy trouva peut-être son zénith musical dans l’enregistrement des 2 versions de Free Jazz, le 21 décembre 1960, First Take de 17 minutes, l’autre, Free Jazz, de 37 minutes. Un double quartette Coleman/Dolphy composé d’un côté d’Ornette Coleman, Don Cherry, Scott LaFaro et Billy Higgins et de l’autre d’Eric Dolphy, Freddie Hubbard, Charlie Haden et Ed Blackwell, qui improvisa donc une musique complètement libre. Ekkehard Jost indique à ce propos: «Les passages individuels,  dirigés par un ‘soliste’ différent, sont liés par des passages d’ensemble. Certains de ces passages d’ensemble ont été écrits et ont les caractéristiques des lignes de Coleman. D’autres sont des structures partiellement improvisées que Coleman qualifiait erronément d’‘unisson harmonique’; ici les solistes improvisent sur un matériau tonal dont la durée n’est pas fixée, un procédé qui deviendra très important en tant que technique de composition dans le développement ultérieur du free jazz. Le centre tonal a été pré-arrangé, tout comme le tempo, qui est stable du début à la fin (…) Charlie Haden et Ed Blackwell sont responsables pour le rythme fondamental qui est constamment et consciemment mis en danger par Scott LaFaro et Billy Higgins.» L’auteur est néanmoins négatif quant à la réussite de ce morceau : «En dépit d’une abondance d’interaction de motifs, le caractère dominant de Free Jazz doit être qualifié de statique plutôt que dynamique. Il y a rarement des paroxysmes émotionnels et il y a à peine des différenciations d’expression. La richesse d’idées musicales et l’interaction mentale continue se produisent à un niveau d’expressivité invariable.» (cfr. ‘Free Jazz’ par Ekkehard Jost). John Litweiler situe bien l’apport de Dolphy dans un chapitre qui lui est consacré indiquant notamment  : «il créa le jazz à la flûte (une poignée d’autres l’avaient fait de manière moins réussie dans les années cinquante), mais découvrit, en effet, inventa virtuellement la basse clarinette, offrant en fin de compte sur les deux instruments la fascination de sonorité et d’expressivité virtuose qu’il avait apportée au sax alto traditionnel.» (cfr. ‘The Freedom Principle – Jazz after 1958). Jean-Louis Comolli aura peut-être le mieux décrit la sonorité que produisait Dolphy sur les instruments dont il jouait: (ce son) réunit comme jamais la puissance, la violence, la dureté (…), la plénitude et l’immédiateté : du plus grave au plus aigu, du plus lent au plus rapide, ce sont la gorge, la bouche, la langue (plus que les lèvres) qui sortent en notes, donnant l’impression de court-circuiter l’instrument lui-même.» (extrait de la biographie de Coltrane ‘Tombeau de John Coltrane’ – par Xavier Daverat).


Deux questions au  sujet de Dolphy ont longtemps turlupiné les critiques de jazz : (1) Dolphy jouait-il dans des styles différents sur les trois instruments qu’il pratiquait et (2) respectait-il les accords et canevas harmoniques des morceaux qu’il jouait ? Pour ce qui concerne l’unicité de jeu sur les trois différents instruments que pratiquait Dolphy, Xavier Daverat (ouvrage cité) est catégorique: «Il n’est pas vrai comme le croit Jean-Louis Comolli (l’auteur se réfère à un commentaire dans Le Dictionnaire du Jazz sous l’entrée ‘Dolphy’), que les différences repérables chez Dolphy à la flûte, l’alto ou la clarinette basse soient uniquement le résultat des contraintes et tessitures de ces instruments. Car, si d’un point de vue technique le jeu du musicien reste empreint d’une unicité qui résiste aux changements d’instruments, l’usage différent qu’il fait de chacun d’entre eux ne peut pas être nié

La question de savoir s’il respectait ou non les accords et trames et de quelle manière permet de le situer par rapport aux différentes écoles stylistiques en jazz et de savoir en quoi il faisait partie de l’avant-garde comme l’affirment certains auteurs. Était-ce du point de vue de son non-respect de l’harmonie ou en vertu d’avancées qu’il aurait faites dans ce domaine par rapport à ses prédécesseurs (on note parfois une influence de Parker chez Dolphy) ? Dolphy lui-même s’est expliqué sur sa relation avec l’harmonie (cf. sa biographie déjà citée) : «Je pense que mon jeu est tonal. Je joue des notes qui pourraient ne pas appartenir à une quelconque tonalité donnée, mais je les entends comme correctes. Je ne crois pas que je ne respecte pas les changements d’accords comme va l’expression; chaque note que je joue a une quelconque relation avec les accords du morceau.». Jaki Byard a parfaitement résumé en quoi consiste la difficulté d’approche du jazzman Dolphy et de son style : «…la liberté d’Eric dans son jeu et son écriture n’est jamais le chaos (…) Eric est très bien organisé, mais ce n’est pas le genre d’organisation qui est immédiatement apparente aux personnes qui sont habituées à des idées plus conventionnelles au sujet de la forme.» (cf. les notes liminaires du disque Far Cry).

Et pour ceux qui l’ignoreraient, Eric Dolphy avait l’oreille absolue et entendait parfois dans sa tête des sons qu’il tentait de restituer sur les instruments dont il jouait, même si ces tons ne respectaient pas toujours les sons tempérés. Je me souviens d’une interview dans ce sens dans les années soixante, que je lus dans le Melody Maker britannique, ce que n’a pas manqué de relever Ekkehard Jost, «son jeu à la flûte éveille des associations avec le chant des oiseaux» (ouvrage déjà cité).

Roland Binet

(suite fin le vendredi 31 août)