Ibrahim Maalouf, Grand Angle Sur Kalthoum

Ibrahim Maalouf, Grand Angle Sur Kalthoum

Ibrahim Maalouf

Grand angle sur Kalthoum (Impulse, Universal)

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Dans ce disque, Ibrahim Maalouf (trompette), entouré de Frank Woeste, (piano), Mark Turner (saxophone ténor), Larry Grenadier (double contrebasse) et de Clarence Penn (drums), rend hommage à la chanteuse et comédienne égyptienne Oum Kalthoum (parfois écrit Kalsoum), au travers d’une suite en sept mouvements, inspirée au départ d’un morceau de la chanteuse : Alf Leila Wa Leila (Les Mille et Une Nuits). Nombreux sont les musiciens qui ont tenté d’intégrer d’autres types de musique au jazz :  Miles Davis, Jacques Loussier, Abdullah Ibrahim, Tony Scott, Yuseff Lateef, Charlie Haden, Don Pullen, Pharaoh Sanders, et, plus proches de nous, Jan Garbarek, Enrico Rava, Azizah Mustafa Zadeh, Aka Moon etc.

La musique dite arabe (terme réducteur puisqu’elle englobe l’Iran et les communautés musulmanes non-arabes (kabyles, berbères, etc.) est d’une incroyable diversité et richesse : musiques de cour de Turquie ou du Maroc, récitations coraniques chantées en Asie, qawwali en Indes/Pakistan, tradition arabo-andalouse, danses d’extase sufi, makam turc, mugham azeri, gnawa marocain, maqâm iranien, nûba du Maghreb. Ces musiques utilisent principalement des modes intrinsèques et des intervalles de notes parfois inférieurs à ceux de nos gammes tempérées.  D’apparence monotone pour nos oreilles habituées aux constructions de tension/détente (classique/jazz) ou au beat régulier du rock ou des hits actuels, cette musique est souvent construite sur des rythmes complexes, statiques ou variés, en fonction des climats souhaités, utilisant aussi ces techniques d’accélérations ou de ralentissement de tempo.  Certaines musiques permettent des passages improvisés (par ex. qawwali, musiques du Maghreb, iranienne…).

Oum Kalthoum était une extraordinaire chanteuse, une diva, drainant les foules {y compris à son enterrement suivi par des millions d’admirateurs éperdus de douleur), les ensorcelant par des airs qui duraient parfois une demi-heure voire une heure.  Cette musique envoûtante est souvent fondée sur des traits courts – instrumentaux ou vocaux -, des espèces d’appels ou d’exhortations, auxquels répond l’orchestre par un trait différent ou par un contrechant. Souvent, comme dans une des versions d’Alf Leila Wa Leila par Oum Kalthoum, certains traits qu’elle chante sont repris à l’unisson par des instruments à cordes.  Une caractéristique de cette musique est aussi l’usage de ce que nous appelons l’appogiature qui sont des notes d’agrément en ajout de la note principale, ainsi que des fluctuations de hauteur de voix sur une note tenue, l’infléchissant de façon infinitésimale mais délibérée.

Ibrahim Maalouf, musicien aux centres d’intérêt et collaborations musicales qui dépassent le cadre étroit du jazz, a parié gros en composant une suite de 7 mouvements Introduction / Overtures I-II, Movements I-IV – fondée sur des thèmes chantés par Kalthoum, dans le morceau “Les Mille et Une Nuits”. Pari réussi à tous les points de vue.  La prise de son est fantastique. Les sidemen qui ont participé à ce projet ambitieux sont tous d’excellents musiciens qui jouent à un niveau de virtuosité admirable. Les amateurs de jazz bornés pourraient être déçus par ce cédé, car les trois/quarts de cette musique sont écrits et fondés sur des thèmes du morceau de Kalthoum ou des variations élaborées au départ de ces emprunts à la musique de cette inoubliable chanteuse. Il faut féliciter Maalouf pour l’extraordinaire travail de recherche, d’écriture pour combo, et de réinterprétation presque méthodique qu’il a réalisé. Mais aussi pour la fantastique osmose qui a permis à ces jazzmen d’intégrer cet univers musical particulier de la musique arabe et de faire de ce projet ambitieux une réussite majeure.

Ibrahim Maalouf – Introduction par rtl-fr

Dès l’époustouflante introduction (Introduction) du pianiste Frank Woeste avec des single notes de la main droite et un accord lancinant tous les deux temps de la gauche sur un tempo moyen évoluant vers un fabuleux crescendo, on tombe sous le charme de cette musique envoûtante car, bientôt, une des mélopées typiquement arabe de Kalthoum est exposée à l’unisson avant un excellent solo de Mark Turner.  Et, écoutant cette première mélopée arabisante jouée à l’unisson par ces cuivres, on se rend compte de l’énorme influence que cette musique et ce type de prosodie ont exercée sur les musiciens originaires des Balkans. En effet, on retrouve ce genre de phrasé et de rythme caractéristiques dans des airs de brass bands de Macédoine ou encore chez le pianiste serbe Bojan Z.

Ibrahim Maalouf a réussi, au départ d’un matériau qui pourrait paraître monotone, à diversifier les climats, passant d’une lenteur parfois presque hiératique à des tempos plus animés, comme par exemple dans l’Overture II, où il joue en solo de paraphrase avec appogiatures avant de repartir à l’unisson avec le ténor en passages écrits. La sonorité de la trompette est large, belle, avec un léger vibrato, non-claironnante, elle s’apparente quasi à celle d’un fluegelhorm par la douceur et un feutré qu’on entend à certains moments (ex. début de Movement I). Vers la fin de Overture II, un passage en aigus sonne presque comme sonnerait un trompettiste classique, une sonorité aux antipodes des sons criards et claironnants de trompettistes de jazz.  Dans Movement I par ailleurs, Maalouf reprend la technique des orchestres accompagnant Kalthoum, exposé d’un trait à la trompette et réponse à la double contrebasse. Dans Movement II, j’ai été frappé par la formidable introduction dans les tout graves du piano, avec l’excellent backing du batteur Clarence Penn, et la sonorité tout à fait particulière que le pianiste réussit à extraire de son clavier (peut-être y eut-il un filtrage au mixage afin que les sons soient aménagés en fonction du climat ?), rappelant par la prosodie certains des thèmes et particularités rythmiques chers à Bojan Z.

WWW.IBRAHIMMAALOUF.COM (c) DENIS ROUVRE

L’introduction avec des accords massifs et bien marqués de Movement III rappelle les climats qu’on pouvait trouver chez Silver/Hancock mais bien vite l’exposé reprend ce type de prosodie arabe avec des variations de tempo.  Le dernier mouvement (Movement IV) est presque jazz de climat hormis les appogiatures jouées dans l’exposé, surtout par Maalouf.  Mais, cette prosodie pourrait être celle d’une musique actuelle, contemporaine, comme on l’entend par exemple dans le thème initial principal, suivi d’un intermède au piano à la Mc Coy Tyner, swinguant dans le sens où on swingue en jazz, avant la reprise du thème, etc.

J’ai beaucoup aimé ce disque. D’une part grâce et à cause de la construction et des climats créés.  Je pense que dans la musique de jazz actuelle, on n’est pas toujours suffisamment attentif ni sensible aux climats.  Ici, la création et l’exploitation de climats au départ de mélopées arabes issues d’un morceau de Kalthoum n’ouvrent pas la voie à des solos comme on l’entend généralement en jazz. Il y a de nombreux solos, souvent excellents, mais, je le répète, la majorité de cette musique est écrite. Si j’ai un bémol, c’est dans certaines parties : les solos ne s’inscrivent pas dans l’esprit arabe de la musique. Si Maalouf y excelle, par contre dans Movement II le solo de double contrebasse ne me paraît pas du tout conforme à l’esprit de cette musique, tout comme le solo au saxophone ténor – fabuleux du point de vue de la virtuosité et de l’inventivité – dans Movement III. D’ailleurs, la sonorité même du ténor ne convient pas à une musique d’inspiration arabe, le timbre étant trop typé jazz. Par contre, dans ce même mouvement, le pianiste se fend d’un formidable solo, commençant sur un mode de musique arabo-andalouse qu’on remarque aux traits joués par la main droite, terminant en apothéose époustouflante, mélange d’accords bien rythmés sur une ligne de basse en single notes. Dans le dernier mouvement (Movement IV), les solos  traditionnels jazz dérangent moins car la nature même de cette partie de la suite est jazzistique.

Une réussite pour un projet ambitieux qui nous montre, une fois encore, l’étonnante diversité et richesse d’Ibrahim Maalouf en tant que penseur, compositeur et interprète. Un disque à recommander pour tous ceux qui sont ouverts à d’autres formes de musiques, tout comme au jazz plus aventureux.

Roland Binet