Raphaël Imbert, saxophoniste, ethnomusicologue

Raphaël Imbert, saxophoniste, ethnomusicologue

Raphaël Imbert,

un pro de l’impro au sax, ethnomusicologue, mais pas que.

christophecharpenel.blogspot.be

“Music is My Home”, son nouvel album, est le fruit de trois ans de rencontres intellectuelles, artistiques et humaines sur l’improvisation dans les musiques noires américaines du « Deep South ». Rencontre avec un autodidacte très complet.

Débuts tardifs à 15 ans mais pourquoi le saxophone ?

J’habitais à la campagne, au nord d’Aix-en-Provence et mon nouveau voisin en jouait. Je lui ai dit que j’aimerais bien essayer et ça tout de suite été super.

Pas d’antécédents musicaux dans la famille ?

Pas vraiment. Famille d’artistes, de peintres, avec une tante contrebassiste. En réalité j’ai découvert le jazz en même temps que mon père. Il avait eu un choc en écoutant le Summertime d’Albert Ayler (1965) et nous sommes partis à la recherche de documents qui n’existaient pas en CD à l’époque. Ce fut difficile mais nous en avons trouvé.

Votre père a vécu un instant incroyable, sans le savoir, en 1965.

C’était à Juan-les-Pins, il avait quinze ans et ne se rappelait plus qui il avait vu ! Lorsqu’il m’en a parlé je l’ai questionné, et… c’était John Coltrane !

Mais comment s’est révélée cette envie de faire de la musique votre métier ?

Dès que j’ai essayé le saxophone, j’ai eu envie de continuer. J’ai « tanné » mes parents pour en avoir un et c’est devenu une nécessité, sans que je me pose la question d’en faire mon métier. J’avais envie de faire de la musique, point !

Votre actualité c’est Music is my Home, qui est né de votre démarche avec Improtech, une étude sur l’improvisation dans les musiques traditionnelles et populaires dans le sud des États-Unis (Deep South)

J’étais missionné par un laboratoire d’anthropologie, le LAHIC, et par l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, pour faire des recherches sur l’improvisation dans les musiques orales noires américaines. J’ai découvert beaucoup de musiciens et j’ai eu envie de restituer ces rencontres, de montrer la force de la dynamique qui existe là-bas, et la ramener ici.

Première concrétisation avec une tournée en début d’année.

Nous avons enregistré au théâtre Durance à Saint-Auban (Alpes-de-Haute-Provence) puis donné cinq concerts (dont un au Tambour de Rennes), avant la tournée de cet été et la sortie de l’album au début de l’automne. Il faudra trouver des lieux pour l’événement. C’est un projet à long terme [1], pas un « one shot », et avec des invités différents.

Lors de ce concert à Rennes, la surprise a été la voix et le jeu de Leyla McCalla.

Leyla se sert de son violoncelle comme d’un violon et d’un banjo. Beaucoup de picking, grande diversité de techniques. Elle a conçu son album solo sur la poésie de Langston Hughes en la mélangeant avec la musique créole. C’est la démarche qui me plaît. Même si je fais du free jazz, je reste attaché au contemporain et à l’aspect vocal.

WWW.JAZZVILLAGEMUSIC.COM

Elle fait partie du fameux trio de musiciens débusqués à La Nouvelle-Orléans, comme les deux de la Music Maker Relief Foundation..

Ils viennent de secteurs géographiques différents et n’avaient jamais joué ensemble. C’était intéressant de les confronter.

Big Ron Hunter est étonnant, et que dire de l’histoire d’Alabama Slim, victime de l’ouragan Katrina !

Big Ron, c’est l’antidote à tous les marasmes. Alabama a tout perdu, comme Sarah Quintana – qui remplace Leyla pour la tournée estivale. Sarah chante et joue de la guitare avec un background cajun.

À la fin du concert de Rennes, vous jouez de deux sax en même temps, ça vous arrive souvent ?

Oui, c’est un effet que j’aime bien, et ça donne de la dynamique. Je suis évidemment fan de Roland Kirk. Avec deux instruments en même temps, la colonne d’air est différente et on produit une sorte d’énergie nouvelle.

Ce rappel en solo sur un gospel joué lors des enterrements m’amène à évoquer la spiritualité dans le jazz et donc votre livre, Jazz Supreme (Éditions de l’Éclat, 2014)

J’avais présenté ce projet pour le Prix de la Villa Médicis « Hors les murs » en 2003 [2].. Je suis agnostique, mais ce domaine m’intéressait du fait du manque de documentation existant. À part quelques témoignages, je ne trouvais pas d’études approfondies. Alors je me suis dit qu’il y avait un vrai terrain à explorer, et c’est ce qui m’a amené à demander cette de bourse d’étude, qui a débouché sur ce livre.

Un livre dédié au saxophoniste Zim Ngqawana.

Un grand saxophoniste sud-africain mort trop jeune – en 2013, à l’âge de 52 ans -, que j’avais eu la chance de côtoyer. J’ai enregistré avec lui. Nous étions assez proches.

Depuis le concert de 2006 qui avait débouché sur le Newtopia Project ?

C’est cela. Il s’agissait de montrer que le jazz était une histoire de rencontre et de transmission, et non seulement d’improvisation, comme on l’entend dire généralement.

Vous dites que « le spirituel traverse l’histoire du jazz et anime les artistes » ; d’où le rapprochement entre Bach et Coltrane ?

À mon sens, ces deux notions permettaient en effet d’aboutir à cette association. D’abord, la dimension mystique ; pour moi, Coltrane était un mystique, un vrai. Et dans l’univers de Bach, l’émotion mystique est forte. On connaît le génie d’improvisateur de Coltrane, mais il cache son génie de compositeur. Tandis que chez Bach, c’est le contraire. Il était plus connu de son vivant comme improvisateur. L’idée c’est qu’à travers l’improvisation comme geste spirituel – qui n’a rien à voir avec le religieux en tant que tel -, on pouvait opérer un rapprochement assez naturel avec tous les musiciens qui nous ont accompagnés mais surtout avec le public qui a répondu présent pour le disque.

christophecharpenel.blogspot.be

Le succès du rapprochement Bach / Coltrane vous a incité à en chercher un autre, entre Mozart et Ellington ?

C’est à peu près le même binôme entre improvisation et spirituel mais sur un plan différent ; plutôt maçonnique, ce qui a représenté une grosse part de mon travail de recherche sur la musique noire américaine. C’est intéressant car on retrouvait une dimension de fraternité et d’humanisme, un certain œcuménisme plus du tout intérieur et brûlant, comme celui que Bach et Coltrane ont développé. Ici, nous sommes dans l’improvisation ludique, un aspect du jeu qui transporte vers une spiritualité beaucoup plus humaine et universelle.

Vous avez une définition assez particulière du jazz…

C’est le geste musical qui permet de jouer avec qui je veux quand je veux. J’assume totalement le fait de jouer sur différents types de musique. Combien de musiciens de jazz disent que c’est Bartók ou John Cage qui les ont influencés ! Et pourtant – je le raconte dans mon livre -, Cage détestait le jazz ! Si on pose le jazz comme élément de transition et de jeu, on peut jouer avec n’importe quel musicien.

Et « le jazz est nulle part et partout » ?

C’est encore la « patate chaude ». Il arrive souvent – quand on m’invite dans des concerts ou sessions – qu’on me dise en douce « ce serait bien de ne pas trop improviser, ça dénaturerait le projet musical ». À quoi je réponds : « Qu’est-ce que vous attendez de moi ? Je suis un improvisateur, c’est ce que je sais faire. » Autodidacte, sans formation académique, j’ai mis très longtemps à savoir lire la musique. Il faut accepter l’autre…

De la même manière, « le spirituel dans le jazz est d’abord humoristique ».

Ça ,c’était pour les gens qui auraient pu être effrayés par le sujet. Le jazz est un geste spirituel mais je ne suis pas croyant et ne fais pas de prosélytisme. Quand j’ai commencé à travailler là-dessus, on m’a dit « Tu ne peux pas dire ça : le jazz, c’est la musique des bordels, du rire, de la joie de vivre, ou au contraire de la lutte politique ». Mais ce n’est pas incompatible ! En France, on a la fâcheuse habitude non seulement de créer des « chapelles », mais aussi d’être très manichéen, alors que c’est ce qu’on reproche aux Américains. Le sacré ne peut pas être profane ! Aux USA, et notamment dans la communauté afro-américaine, il y a une vraie culture de l’ambivalence. On peut faire de la musique à la fois très humoristique et profondément spirituelle. Avec le Duke, on est totalement là-dedans.

Pour ce qui est des spiritualités du jazz, vous citez le religieux incarné par Albert Ayler, la métaphysique avec Duke Ellington et la mystique chez Coltrane.

C’est ma Trinité personnelle, qui revient sans cesse dans mes inspirations et mes recherches. Intéressant de constater qu’ils correspondent aussi aux trois tendances que j’ai mises en lumière dans mon étude.

Vous parlez du militantisme franc-maçon des jazzmen, de valeur professionnelle mais surtout morale.

Cette valeur professionnelle a été très importante pour les musiciens du XVIIIe, du temps de Mozart, mais aussi pour ceux de la country ou du rock des années 50. La franc-maçonnerie est d’abord un employeur important, mais aussi un système d’entraide et de reconnaissance dans des pays où on ne connaît personne – très important, dans les professions itinérantes.

D’où une certaine confraternité.

Voilà ! Dans un contexte très volatil, ça renforce l’éducation et l’assise morale.

(c) mcyavell

À propos du mysticisme incarné par Coltrane… Il y a cinquante ans cette année, il composait le célèbre A Love Supreme.

C’est le témoignage d’une expérience mystique avec Dieu, parfois involontaire. Ce n’est ni de la religiosité, ni du prosélytisme – ni même la figure du prophète, celui qui cherche à convaincre, ou qui appartient à une communauté et qui le surjoue. C’est du vécu pour Coltrane. Les mystiques qui veulent exprimer ce qui, par définition, est inexprimable – passent par la poésie. A Love Supreme est aussi une œuvre poétique.

Pouvez-vous comprendre que certains, comme John McLaughlin, par exemple, en ressortent complètement changés ?

Absolument, et j’ai lu avec beaucoup d’intérêt votre interview dans César, lorsqu’il dit qu’il a brutalement stoppé toute consommation de psychotropes suite à cette écoute. Il n’a pas été le seul ; cette pièce a été un véritable choc pour beaucoup de musiciens. C’est une œuvre majeure de l’histoire du jazz, mais pas facile – on est loin des trois minutes pour passer en radio. Elle a eu un impact considérable sur la société, en son temps.

Dans votre livre, vous finissez sur le fabuleux concert avec Archie Shepp (2012), et en évoquant un paradoxe ontologique.

C’est pour cela que j’arrive à parler du jazz comme d’une musique de trahison. Rogers, poète jamaïcain, un des premiers à faire – en 1925 – un article de fond sur le jazz, dit « Le jazz est une merveille de paradoxes » et rajoute : « Il peut s’immiscer dans à peu près tout ». De fait il n’est reconnaissable nulle part ; et je termine en citant l’exemple d’Archie Shepp qui passe son temps à dire « Jazz n’est pas un mot qui correspond à notre musique. C’est un mot inventé par les médias et les producteurs pour nous coller des étiquettes. Je suis jazz et je fais ma vie. On ne fait pas du jazz, on est le jazz ». Quand je joue avec Archie, on se pose des questions avant mais quand on est dedans, elles ne se posent plus. L’ultime paradoxe du jazz c’est qu’il n’y en a pas !

WWW.RAPHAELIMBERT.COM

Votre dernier album, Libres, nous ramène un peu vers le religieux, avec un enregistrement dans une église.

C’est plus prosaïque. Un producteur de concert, « Eurocultures en pays de Gentiane », qui aime beaucoup notre travail, nous a permis d’enregistrer dans cette église, l’endroit idéal pour un tel album.

Une production quasi acoustique pour un duo piano sax.

Tout est parti de la rencontre avec Karol Beffa, pianiste et compositeur de musique contemporaine mais tonale. La nouvelle génération se positionne, de manière assez polémiste, dans une autre mouvance, celle du retour à la tonalité. En dehors de ses nombreuses casquettes et multiples prix d’écriture, Karol est un remarquable improvisateur de musique classique. Il était intéressant de confronter nos deux manières d’improviser et d’en faire un objet commun – par exemple une fugue agrémentée par mon saxophone. Résultat, une pièce différente, et non un pastiche, et qui s’assume ; d’où le titre de l’album : Libres.

Cette confrontation piano sax ressemble plutôt à un match amical, une série d’échanges.

Le jazz est une compétition fraternelle. On gère cette manière amicale de se mesurer les uns aux autres. Par ailleurs, sur cet album il est beaucoup question d’interactivité avec le public. On lui demande de faire des propositions de thèmes d’improvisation autour de phrases poétiques, de rencontres possibles, et on construit autour. Une partie du disque a été enregistrée ainsi, sans montage – là c’est du « one shot ». Très stylisé sans être stylistique. Je me suis amusé à « bebopiser » sur une improvisation de Karol. Les musicologues sont assez gênés car ils n’arrivent pas à le classer…

Propos recueillis par Philippe Déjardin 

[1] Son rêve est de jouer ce répertoire à la Nouvelle-Orléans, d’où ses nombreux voyages aux USA. Le message est à faire passer, d’autant qu’il a aussi un projet de livre sur Ornette Coleman, lequel n’était pas encore décédé lors de cette interview. L’album sort le 16/10/15 chez Jazz Village / Harmonia Mundi

[2] Comme son nom l’indique, le Prix Hors les Murs permet de voyager, contrairement à celui de la Villa Médicis traditionnelle, qui offre une résidence d’artiste à Rome.