Giant Steps Ou Impasse musicale (3)
John Coltrane, “Giant Steps” :
des pas de géant ou impasse muscicale ?
par Roland Binet
Troisième et dernière partie
Quant à l’aspect auditif de ce solo, il est fabuleux. Outre la contrebasse de Chambers déjà phénoménale de sonorité profonde en soi et un exemple parfait de ce qu’est un accompagnement sur tel type d’instrument, quand on entend Coltrane entamer sur des chapeaux de roues son solo épique, on est sidéré par une telle puissance communicatrice, une telle gaieté conquérante, une telle force d’expression phénoménale. D’un point de vue purement sonore, c’est étourdissant. Du coup, on en oublie tout ce qu’on a écrit sur la banalité de certains arpèges, la banalité de certains traits répétés à outrance.
La sonorité du ténor est éclatante, conquérante, les suraigus sont claironnants, il y a un punch, une énorme vigueur, une vitalité qui s’exprime ici nue et sans apprêts, une espèce de cri primal qui jaillit intact et pur de cet être torturé, de cet être captif, prisonnier, maintenant libéré et qui exprime sans atermoiements, dans l’urgence, dans l’immédiateté la plus extrême et débridée, ce qu’il a à dire, et ce qu’il a à dire est pressant, ce qu’il a à dire ne souffre aucune attente, aucun délai, ce torrent de notes parfois un peu monotones il faut l’admettre, ce débit accéléré dont les atours sont, il faut bien en convenir, bien plus importants que la substance, ces atours, cette forme un peu rigide mais terriblement décidée et convaincante, sont, en définitive, la manifestation d’une sensibilité artistique à fleur de peau, l’expression d’un magma incandescent qui devait exploser ce jour-là, qui nous brûle le sens auditif, nous emporte par le cœur et les sens à sa suite, dans une aventure, une odyssée épique peut-être bien sans issue, peut-être même condamnée à court terme, peut-être même rien d’autre qu’une furia musicale, un dernier baroud d’honneur et, à mesure qu’on progresse dans l’écoute de ce solo et qu’on se sent rivés, envoûtés, sidérés, subjugués, et que Coltrane continue à nous marteler l’oreille de son prodigieux torrent sonore et musical, on réalise – même si on a conservé à l’esprit la fadeur et la relative banalité de ces patterns de solo retranscrits – qu’on assiste à un événement exceptionnel, qu’une page de l’histoire du jazz a simultanément été créée et tournée, une parturition jazzistique où l’enfant s’est présenté mort-né, car après que les dernières notes du morceau ont retenti, on se rend compte que rien ne sera jamais plus pareil dans le domaine des progressions d’accords par tierces prises sur un tempo d’enfer, on se rend compte que l’impossible a été rendu possible en quelque deux minutes cinquante-deux secondes d’une improvisation phénoménale, épique, d’une odyssée qui, malheureusement ou heureusement, aura duré ce que dure quelques instants de la vie d’un éphémère. De petits pas pour l’homme mais des pas de géants pour cette humanité qui nous est chère, celle du monde du jazz.
S’il faut porter un jugement définitif sur Giant Steps, il convient de dire – avec ou sans cette qualité humaine de connaissance rétrospective qui est la nôtre – que Coltrane avait, avec ce morceau et surtout ce solo éblouissant, atteint un plafond quasiment infranchissable et qu’au fond cette nouvelle voie de la complexité à l’extrême de trames harmoniques {Monk était aussi un champion de ce jeu cérébral, indiquant parfois 5 accords pour une seule mesure!} jouée sur des tempos casse-gueule, était destinée à clore un chapitre de l’histoire du jazz plutôt que de ‘féconder l’avant-garde’ comme l’affirma Gerber ou ‘sonner l’heure de la révolution en marche’ comme l’écrivit un peu naïvement Bussy.
En mai 1959, au moment de l’enregistrement par Coltrane de cet incontestable jalon de l’histoire du jazz moderne, l’avant-garde n’avait pas Coltrane comme pilier et figure de proue, elle englobait déjà des musiciens tels Lennie Tristano {qui joua des morceaux à tendance modale dès mai 1949}, Charles Mingus {innovant déjà du point de vue de la forme avec des arrangements free dans la seconde moitié des années 1950, Cecil Taylor {un vrai pionnier de l’avant-garde}, des ‘young cats’ qu’allaient bientôt rejoindre Eric Dolphy (1) et Ornette Coleman; aucun d’entre eux, ni Shepp ni Ayler plus tard, ne puisèrent leur inspiration ni leurs idées parfois iconoclastes dans ce morceau et solo de Coltrane. Et, quand le fameux disque emblématique ‘Free Jazz’ fut enregistré un an et demi plus tard, il ne s’inspira en rien des méthodes harmoniques ou de ce qu’avait joué Coltrane dans Giant Steps. Au contraire, on jeta tout cela à la poubelle et on en revint à une simplicité accrue, à l’expression à l’état brut, presque un retour aux sources de l’improvisation pure telle que la pratiquèrent les jazzmen à la Nouvelle Orléans. Cette nouvelle voie du Free rejeta le formalisme {l’art pour l’art}, dans laquelle, malheureusement, venait de s’engouffrer Coltrane avec ce morceau emblématique, une manière de rendre la musique de jazz de plus en plus savante et, partant, de se rapprocher inconsciemment des canons en vigueur dans les musiques classique et contemporaine, en vertu d’un sentiment d’infériorité qui a parfois concerné certains jazzmen rêvant en secret d’égaler le niveau harmonique de certains compositeurs contemporains tels Debussy, Stravinsky, Bartók.
Coltrane, lui-même, admit implicitement qu’il avait peut-être fait fausse route : ‘Je crains parfois que ce que je fais sonne simplement comme des exercices académiques, et je m’efforce d’obtenir quelque chose de toujours plus séduisant. (…) mais ce qui m’intéresse surtout maintenant est d’essayer de travailler ce que j’ai, ce que je sais, en allant vers plus de lyrisme. C’est ce que j’entends par “beau“. (2) Et, personnellement, même si je considère que Giant Steps constitua un jalon de l’histoire du jazz, un des aspects de Coltrane qui m’a toujours fasciné chez lui, c’était l’exceptionnel niveau de qualité d’interprète et de compositeur de ballades dont il fit preuve dès 1957. Et cette référence au lyrisme de Coltrane n’est pas vaine, pensons à des compositions plus tardives telles Alabama, Wise One, Crescent, Lonnie’s Lament, Dear Lord, After the Rain, Ogunde.
Nombre de biographes ont émis des réserves, non pas quant à l’impact, mais quant à l’importance historique de Giant Steps, ayant clairement indiqué qu’avec de morceau et ce type de structure on était arrivé à une sorte d’impasse musicale.
André Francis (3) : ‘Le morceau qui a donné son titre à l’album est composé d’une suite très dense – deux par mesure – et très inhabituelle d’accords qui semblent bien être une des limites extrêmes de ce que l’on peut jouer dans le domaine classique de l’harmonie.”
Xavier Daverat (4) : ‘Ce matériau révèle d’ailleurs sa fonction d’étude lorsque l’on s’aperçoit qu’il est immédiatement délaissé par un Coltrane qui, généralement, peut au contraire s’attacher à la répétition de son répertoire.’
Frank Kofsky (5) : ‘Durant la dernière partie des années 50, il {Coltrane}, chercha à revitaliser le jazz en épaississant sa texture harmonique, tout d’abord avec l’approche “3 en 1” {l’auteur se réfère à cette phase durant laquelle Coltrane plaçait en surimposition 3 accords sur l’accord original d’une trame harmonique}, ensuite avec la séquence “Giant Steps”. Si cette tentative avait réussi, elle aurait – en augmentant l’emphase faite sur les mouvements harmoniques – conduit la musique dans une direction beaucoup plus européenne. Au contraire, dans les années 60, Coltrane changea de direction (…) avec de nouvelles idées extraites de concepts africains de polyrythmie et de pratiques d’improvisations des Indes.’
Et pour terminer une critique beaucoup plus cinglante, extraite de l’excellent ouvrage d’Ekkehard Jost (6) sur le Free Jazz : ‘À la première écoute, l’improvisation de Coltrane paraît assez impressionnante, mais une analyse plus détaillée désillusionne. Le tempo exagéré suggère un cours d’idées mélodiques, mais ce qui se produit en fait est une séquence ininterrompue d’accords arpégés – en analyse finale, une étude bien planifiée et présentée de manière magistrale.’
Peu de jazzmen se sont essayés à reprendre Giant Steps. Il y a évidemment certaines manifestations de machisme qui poussent parfois des jazzmen actuels – des young cats – à tenter et réussir l’exercice. Il s’agit là d’une forme d’académisme et de formalisme (7) à l’instar de ce que font des générations de bassistes électriques en herbe répétant les solos de Pastorius. Cela n’a souvent aucune valeur ajoutée pour ce qui concerne l’évolution du jazz. Parce que un haut niveau de technicité ou de virtuosité n’est pas toujours synonyme d’expressivité.
Ma version préférée de ‘Giant Steps’, décapante, déjantée, folle, est celle de l’Anachronic Jazz Band, transformant ce monument du jazz moderne en un morceau, gai, exubérant, arrangé, joué et improvisé dans le style Nouvelle Orléans le plus pur. Un clin d’œil que Coltrane aurait peut-être apprécié.
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(1) Personnellement, je place Dolphy très haut dans la hiérarchie de mes jazzmen favoris et il eut une influence majeure sur mon jeu à la flûte même si je ne revendique pas du jouer ni de faire du jazz.
(2) Cité par Porter, page 178, ouvrage référencé.
(3) “Jazz” Nouvelle Édition, par André Francis, page 174.
(4)‘Tombeau de John Coltrane’, par Xavier Daverat, pages 97/98. Cet ouvrage reprend une excellent discographie des enregistrements de Coltrane par date et est très érudit, de même qu’une liste presque exhaustive des jazzmen ayant subi l’influence de Coltrane.
(5) “John Coltrane And The Jazz Revolution of the 1960s” par Frank Kofsky, pages 264/265, traduit de l’anglais.
(6) “Free Jazz” par Ekkehard Jost, page 25, traduit de l’anglais.
(7) Formalisme ou l’art pour l’art, se réfère ici et de manière ironique à l’accusation portée contre Chostakovitch par les instances staliniennes fin des années 30 et qui eut pour résultat son éviction de la Nomenklatura musicale en Union Soviétique pour un certain temps avant qu’il ne rentre dans le rang avec ses 7e et 8e symphonies.