De Paul Bley#1
Paul Bley (1932-2016),
Immense artiste qui vient de nous quitter.
par Jean-Michel Van Schouwburg
La biographie consacrée à Paul Bley, “Stopping Time”, souligne les points forts de son parcours , ses collaborations avec Charles Mingus, Ornette Coleman, Jimmy Giuffre, Gary Peacock, Paul Motian, Barry Altschul, Chet Baker, Evan Parker. Cet ouvrage cerne aussi sa personnalité. Lorsqu’on scrute ses photographies, au fil du temps, on est frappé par l’évolution de son apparence : chevelure, moustache, barbe, lunettes, la pipe en écume, les pulls à col roulé. On a parfois peine à le reconnaître d’une photo à l’autre. De même, qui aurait pu penser à l’écoute de son Solemn Meditation, avec le vibraphoniste Dave Pike, que ce pianiste bop-jazz moderne, qui avait joué vers 1953 avec Charlie Parker, et succédé à Oscar Peterson comme pianiste maison d’un grand club de Toronto, soit devenu un des deux pianistes phares de la New Thing radicale ? Et, Paul Bley fut aussi l’initiateur de la musique électronique jouée en public. Dans sa radicalisation comme improvisateur d’avant-garde, Paul Bley fit des choix à l’intuition (ou était-ce des paris ?) qui se révèleront une décennie plus tard comme une suite de scoops peu ordinaires, et qui métamorphoseront sa personnalité musicale et, accessoirement, contribueront à sa légende.
Dès 1953, Paul Bley s’impose comme un activiste du jazz moderne de premier plan. Le fameux concert réunissant Parker, Gillespie, Bud Powell, Charlie Mingus et Max Roach au Massey Hall en 1953, immortalisé par le disque, c’est lui qui en est la cheville ouvrière et il n’a que 21 ans ! Dans la foulée, un premier disque en trio avec Mingus et Blakey. Émigrant à New York, on l’entend participer au Jazz Workshop de Charlie Mingus et à des projets de George Russell. Par exemple, c’est face à Bill Evans comme pianiste alter-ego qu’il enregistrera plus tard dans le Jazz from the Space Age de Russell. Dès que sa notoriété est un brin assurée, Paul Bley prend manifestement des choix musicaux radicaux qui le mènent à des impasses professionnelles. Mais, il rebondit chaque fois en allant encore plus loin dans l’inconnu.
Basé dans la région de Los Angeles (1958), il croise Ornette Coleman, Don Cherry et Charlie Haden et leur trouve un engagement au Hillcrest Club au sein de son propre Paul Bley Quintet. Il en résultera les premiers témoignages live d’Ornette, Cherry , Haden , Higgins et Paul Bley : The Paul Bley Quintet, America (Fr) a/k/a Live At The Hillcrest Club, Inner City(USA) et Coleman Classics, IAI. Au répertoire, pour moitié des standards du jazz moderne comme Klactoveesedstene de Charlie Parker ou How Deep is The Ocean d’Irving Berlin et pour l’autre, des compositions originales d’Ornette : The Blessing, Free, Rambling, Crossroads et When Will the Blues Leave. Ces trois derniers morceaux feront partie des thèmes de prédilection du Paul Bley trio des années 1962-1968. Mais l’aventure du Hillcrest Club tourne mal : le public déserte la salle et consomme dans la rue ! Ornette et les siens rejoignent New York et Paul Bley, sentant le vent tourner, arrive in extremis à la Lennox School of Jazz la veille du jour où Ornette et Don sidèrent John Lewis, Gunther Schuller, Jimmy Giuffre et quelques critiques présents ! Paul et Carla Bley passent la nuit sous le piano de l’auditorium avant de jouer les premières compositions de Carla. Suite à ce workshop, Ornette obtient un engagement au Five Spot et se fait signer par Atlantic peu après. Dans la foulée, Paul Bley se réintroduit dans la scène New Yorkaise avec le statut d’inventeur du Jazz. Cela ne dit encore rien à l’establishment du jazz, mais les musiciens qui comptent sentent le vent venir et commencent à prendre Bley au sérieux. Bley a non seulement travaillé avec Ornette, il est aussi le pianiste qui s’inspire au plus près du saxophoniste texan, de manière fraîche et originale. Mais, il n’a qu’un seul but, devenir un créateur au contact des musiciens qui révolutionnent la musique, quitte à devoir faire des sacrifices. Il enregistre à nouveau trois morceaux avec Mingus, dont un Lock’Em Up d’anthologie (album Mingus !) sur l’éphémère label Candid du critique Nat Hentoff. Celui-ci produira une série d’albums incontournables des premières heures du jazz « libéré » (Charles Mingus Presents C.M. Quartet et Out Front de Booker Little, tous deux avec Eric Dolphy, The World of Cecil Taylor avec Archie Shepp, How Times Passes de Don Ellis, The Straight Horn of Steve Lacy) l’année où Ornette défraie la chronique avec The Shape Of Jazz To Come et Change of The Century.
Alors que les innovateurs du nouveau jazz qui se libèrent de plus en plus des carcans, pratiquent une musique intense, expressionniste, foisonnante et bourrée d’énergie (Coltrane, Elvin Jones, Dolphy, Ornette, Taylor, Shepp), ne voilà t-il pas que dès 1961 Paul Bley s’associe à Jimmy Giuffre, en compagnie du jeune contrebassiste Steve Swallow, son élève à l’époque, pour créer un univers retenu, introverti, chambriste « sans batterie », proche de la musique moderniste classique. Giuffre y joue uniquement de la clarinette et la musique du trio va complètement à contre-courant du mouvement du jazz libre par sa dynamique, ses silences, une forme de recueillement intériorisé. Giuffre étant déjà une vedette relativement populaire, deux albums, Thesis et Fusion, sont enregistrés en 1961 et publiés par le label Verve et un troisième par CBS, l’audacieux Free Fall avec ses solos, duos et quelques trios énigmatiques pour l’époque. Ces trois perles ont été rééditées en CD et les deux premiers par ECM. Malgré une tournée européenne qui se révèle être un succès en Allemagne grâce à un public sensibilisé à la musique contemporaine, la démarche du Jimmy Giuffre 3 « cubiste » est un fiasco commercial. Quasi aucun engagement sérieux aux USA ! Giuffre abandonnera bien vite l’idée de se produire avec sa musique et opte pour l’enseignement. Mais peut-on toujours parler de Jimmy Giuffre Three ? Il s’agit bien sûr du nom de groupe récurrent du compositeur et souffleur texan (lui aussi !) avec lequel Bley a gravé de magnifiques albums folk jazz pour Atlantic et Verve. Lorsqu’on y “regarde” d’un peu plus près, et surtout quand on écoute les enregistrements live parus chez Hat Art, Emphasis Stuttgart 1961 et Flight Bremen 1961, il est évident que Paul Bley est quasiment le co-leader. S’il suit encore sagement la partition durant la session de Thesis et que le mixage le situe en arrière-plan, ces enregistrements publics révèlent la puissante assurance de son jeu et sa place réelle dans le trio où il n’hésite pas à jouer dans les cordes. Jimmy Giuffre a engagé Steve Swallow, le jeune contrebassiste encore vert que Bley a pris sous son aile, et qu’il va lui-même initier à sa nouvelle musique. On ne voit d’ailleurs pas très bien quel autre bassiste New Yorkais aurait innové de la sorte en 1961 avec une telle empathie et c’est sous la guidance du pianiste que le contrebassiste s’est lancé sur cette nouvelle voie, créant une autre manière d’improviser, étendant les sons et les techniques instrumentales, et imaginant de nouvelles formes musicales. En outre, quelques-unes des compositions du Jimmy Giuffre3 sont signées par Carla Bley : Jesus Maria, In the Mornings Out There, Ictus, Temporarily, Postures et Paul signe Carla. La démarche musicale du couple formé par Paul et Carla Bley est quasi fusionnelle. En effet, les nouvelles compositions, souvent audacieuses, de Carla Bley répondent souvent aux besoins musicaux du pianiste, et constituent petit à petit le répertoire du futur trio de Paul Bley.
Quant au trio de Jimmy Giuffre, Paul Bley y occupe une voix aussi prépondérante que celle du clarinettiste. Leur musique devient une construction égalitaire où la créativité instrumentale et l’invention de chaque instrumentiste contribue à poids égal. La partie de piano est du Paul Bley pur jus, et cela transpire dès la première note jouée; la partition, contenant peu de signes contraignants, servait de plus en plus comme guide pour l’improvisation, de concert en concert. Dans Flight Bremen, écoutez la version de Goodbye, un tube de Gordon Jenkins, et vous aurez compris qu’il personnifie l’inventivité radicale. Sa partie est complètement libre et toutes ses audaces sont liées à la métrique du morceau dans l’arrangement de Giuffre. Si c’est lui qui avait été le leader du trio, la surprise aurait été de taille. Il s’agit pour Paul Bley d’une contribution de premier ordre qui fait de lui un pair d’Ornette Coleman, Elvin Jones, Don Cherry, Cecil Taylor, Eric Dolphy, Booker Little, Mingus, Dannie Richmond etc. !
Impossible de considérer son œuvre sans revenir sur la musique enchanteresse de ce trio séminal, surtout si on considère les live publiés par Hat Art. Plusieurs pianistes auraient et ont éminemment été compatibles avec la musique de Miles Davis : Bill Evans, Red Garland , Winton Kelly, Herbie Hancock, et pourquoi pas Flanagan, Hank Jones, Don Friedman ou Steve Kuhn. Par contre, sans Paul Bley, le trio Giuffre et ses compositions nouvelles n’auraient jamais tenu la route. Mais très vite Swallow et lui enregistre un album rare chez Savoy, Footloose, qui sera heureusement piraté par BYG en France, ce qui nous a permis de goûter à sa musique au moment où, au début des années 1970, il se consacre à la musique électronique live et où peu d’albums sont disponibles. A la batterie, Pete La Roca, un des batteurs les plus demandés de l’époque (Sonny Rollins, Andrew Hill, Joe Henderson, Coltrane). Des compositions de guingois, un hymne ornettien en introduction (When Will the Blues Leave), une ossature rythmique qui quitte le drive be-bop vers une nouvelle chose tressautante, zigzaguante. Les compositions ouvertes de Carla Bley, presque dodécaphoniques, et les improvisations qu’elles suggèrent à Paul Bley qui frisent presque l’atonalité. Elles portent des titres évoquant une approche intellectuelle contemporaine : Floater, Turns, Around Again, Syndrome, Cousins, King Korn, Vashkar. Il s’agit bien d’une remise en question exemplaire de nombreux paramètres du jeu jazzistique, avec de l’audace et un savoir-faire qui ne crie pas son nom, en maintenant le drive et le swing, le tout empreint d’un lyrisme nonchalant ou péremptoire, d’une grande spontanéité autant émotionnelle que formelle. Écoutez de près ce disque et les autres trios qui suivront et cherchez un pianiste qui allie toutes ces qualités et qui vous comble en trois ou quatre minutes. Footloose a été réédité par Gambit en intégrant toutes les prises de 1963 parues sous les titres Floater et Syndrome. Entretemps, Paul Bley se fait engager par Sonny Rollins et enregistre l’album Sonny meets Hawk . Pour les « squares » : Rollins rencontre Coleman Hawkins, le père du saxophone ténor en jazz et donc, il s’agit d’un solide ticket pour sa notoriété future sans pour autant renoncer à sa singularité. Le seul autre pianiste qui a permis la rencontre entre Hawkins avec cet autre géant de l’avant-garde, John Coltrane, est Thelonious Monk ! Paul Bley marche alors sur les traces de Monk, tant d’un point de vue pianistique que par les idées développées dans les compositions qu’il joue, et cela, sans jamais une seule fois évoquer la moindre sonorité du mystérieux Harlémite. En effet, le style très original de Bley le démarque irrévocablement de la plupart des pianistes de l’époque. Il est sans doute par excellence l’élève de Monk, cultivant magistralement la dissonance sans en copier le moindre son, ni le moindre intervalle, tout en maintenant le swing. Toute démonstration de virtuosité mise à part, il est le pianiste (avec Cecil Taylor, hors concours) qui se singularise le plus au niveau du son, du toucher et, surtout, des idées folles, presque visuelles, tant on peut les assimiler aux effets d’optique d’Escher, figures qui viennent (ou semblent venir) dans le feu de l’action, dans un processus avant tout spontané. (à suivre – 15 et 22 février prochains !)