Filippo Bianchini, portrait d’un saxophoniste
Filippo Bianchini,
portrait d’un saxophoniste
Filippo Bianchini est un jeune saxophoniste qu’on voit et entend de plus en plus fréquemment sur les scènes belges, il était donc intéressant de dresser un portrait de ce jazzman, d’autant plus qu’il vient de sortir un album disponible en Belgique depuis fin 2015.
Courte biographie.
Il est né à Orvieto (Italie), mais romain d’adoption, ville où il passa les huit premières années de sa vie. Bianchini commence à jouer du saxophone ténor à un âge précoce (10 ans). Très jeune déjà, grâce à un milieu familial riche sur le plan culturel, il écoute du jazz; il suit des cours particuliers, rencontre le saxophoniste italien Massimo Urbani, et est diplômé en 2007 – section saxophone – du conservatoire de Perugia. Ensuite, la même année, il entreprend de suivre des cours au conservatoire de La Haye où il rencontre le saxophoniste américain John Ruocco qui exercera une forte influence sur le jazzman en devenir, enseignement où il obtiendra en 2013 la mention de Master in Jazz Saxophone. La même année, il s’installe en Belgique et entame une carrière professionnelle, participant ainsi à des festivals aux Pays-Bas, en Italie, en Belgique, décrochant un prix, la Jimmy Woode European Award (2012) à Tuscia comme meilleur saxophoniste et meilleur groupe. Il avoue avoir été influencé par Dexter Gordon et des musiciens de générations plus récentes tel que Bob Berg (1). En 2014, il enregistre un disque en quartette avec, pour deux de ses propres compositions, des special guests : John Ruocco et Rodolfo Neves (trompette).
Filippo Bianchini 4tet, Disorder At The Border
Les huit titres de l’album ont été enregistrés par Daniel Léon, début juillet 2014, aux studios Igloo. La peinture de couverture est une réalisation du Studio Chioccia-Tsarkova, et les notes liminaires sont signées par Emanuele Cisi de Torino. À la contrebasse, nous trouvons Jean-Louis Rassinfosse que tout le monde connaît dans le milieu du jazz belge. Nicola Andrioli est au piano et fender rhodes. Âgé de près de quarante ans, Andrioli a étudié avec certaines grosses pointures en jazz : Kenny Barron, Dave Liebman, Archie Shepp, Enrico Pieranunzi, Enrico Rava, Michel Portal. Premier prix du concours Friedrich Gulda (2001) et au Festival Lecco Jazz (2001). Il joue aussi bien du jazz que dans un contexte symphonique. À la batterie, il y a Armando Luongo, qui a suivi des cours aux conservatoires de Salerno et Rome (en section jazz). Il a gagné en 2009 le Roma Jazz Contest avec son trio. Il suivra ensuite des cours au conservatoire de Bruxelles et participera ainsi à la scène belge, ayant joué avec Phil Abraham (trombone), Paolo Loveri (guitare) et Laurent Blondiau (trompette).
Quand on écoute ce premier disque de Bianchini, on est frappé par certaines choses. Positives. Il y a, en premier lieu, une cohésion dans ce quartette qui est admirable et qui fait penser à une formation bien rodée. Et, pour le leader, on remarque l’étonnante maturité technique dont ce jeune saxophoniste fait preuve, tant au ténor que pour le soprano dont il joue avec une égale maîtrise instrumentale. Néanmoins, ce qui est le plus remarquable, c’est qu’à l’exception de deux morceaux, six des titres du disque sont des compositions personnelles, dont deux ballades écrites et interprétées à l’ancienne avec beaucoup de feeling et une expressivité qui nous ramènent en droite ligne à une musique du passé et parmi les meilleures en jazz.
FAB, l’autre ballade mémorable de ce disque a, comme le dit le saxophoniste lui-même été « écrite entièrement en chantant. » Une ballade qu’il interprète au ténor avec un souffle dans l’émission des notes graves qui rappelle Ben Webster, et un registre aigu, dont la sonorité lisse et sans vibrato fait penser à de l’alto. Un morceau de structure anatole (3) d’élégante facture qui marque déjà son compositeur comme un jazzman capable d’écrire de très beaux thèmes. Remarquons des effets au piano de secondes mineures (4) qui ne détonnent nullement mais introduisent dans l’excellent solo d’Andrioli de petites touches à la Satie (cf. par exemple la Première des Gnossiennes). Bianchini se contente de paraphraser avec un fragment a cappella juste avant la coda finale. Un pur joyau. Une autre parfaite ballade qui n’est pas de sa composition, Weaver of Dreams, le voit au ténor avec une sonorité un rien plus rude (auras de Gordon/Rollins) avec un phrasé délicat, aéré, en habiles paraphrases et une improvisation qui nous rappelle la richesse en grosses pointures au ténor des années 1950. Notons l’extraordinaire sonorité de la double contrebasse et de l’accompagnement de Rassinfosse, un pur régal pour l’oreille. Dance For My Friends est aussi une ballade au tempo plus rapide, interprétée au soprano avec une sonorité agréable, ample. La maîtrise instrumentale est remarquable (notons par exemple cette descente très rapide en traits de quatre notes pris chaque fois un ton plus bas, rappelant un trait célèbre de Coltrane (02 :56/02 :59).
Comme beaucoup de jazzmen, et particulièrement au niveau des trompettistes et saxophonistes, Bianchini est multiforme, interprétant également et avec fougue des morceaux extravertis en contrepoint de ce penchant et un don pour l’art de la ballade qu’il possède incontestablement. Pretext (une composition du pianiste Michel Herr), le voit dans une veine extravertie qui fait penser aux ténors les plus hot (Berg, Brecker, Lovano, Tabackin, Grossman, etc.) même si le style d’inspiration de départ est plutôt hard bop. Il ne dédaigne pas des licks (5) chers à Coltrane, comme ces traits itératifs (04 :26/04 :35). Notons cette étonnante inflexion de note qu’il produit à un certain moment sans doute par doigté factice ou par différence de pince sur le bec et l’anche (04 :39/04 :45). Dans Disorder At the Border, il fait preuve d’une exubérance ahurissante avec sans doute son meilleur solo, parfaitement bâti, ménageant même un court passage presque free à la fin (02 :41/02 :43), comme s’il voulait illustrer le dessein de cette composition que ‘la frontière comme barrière, dont la défense crée parfois désordres et confusions.’
Deux morceaux sont avec des special guests. Song for Sat est dédié à un ami disparu qui veut toutefois rappeler surtout les bons moments. L’introduction est exposée au soprano d’une sonorité lisse, sans vibrato, manquant un rien de personnalité et de mordant ; ensuite le thème est repris à l’unisson par les instruments à vent, le thème B au soprano avec par moments des contrechants par John Ruocco et Rodolfo Neves. Je déplore un court intermède (01 :35/01 :41) – arrangé ou non – qui sonne un peu en porte-à-faux. Le morceau recèle de bons solos par Ruocco au ténor, Neves au fluegelhorn et Rassinfosse à la double contrebasse.
Le dernier morceau du cédé, Mad Blues, est une composition du saxophoniste inspirée par Monk dont l’introduction est jouée par Ruocco à la clarinette, le thème étant ensuite joué à l’unisson d’une prosodie parfaitement monkienne. Le solo de Ruocco à la clarinette, avec un registre grave lisse, m’a fait penser à la fois où Pee Wee Russel a été improviser avec Monk au Festival de Newport (en 1963). Je me demande s’il s’agissait là d’un hommage à l’un des grands clarinettistes ? Le solo de Neves à la trompette est plutôt conventionnel, très loin de la prosodie iconoclaste, des absences délibérées ou des fantaisies que l’on aime tant chez Monk. Bianchini, lui, joue d’une sonorité plus sèche, plus proche de Gordon et de Rollins, jouant parfois d’accélérations comme en faisait parfois Coltrane lors de son long engagement avec Sphere (ex. 03 :32/03 :37). On aurait néanmoins peut-être aimé plus d’iconoclastie dans un tel morceau – dont la ligne mélodique restitue bien l’univers de Monk -, comme des Portal, Sclavis, Braxton ou Murray en sont capables. Soulignons aussi la qualité de l’accompagnement aux drums de Luongo, efficace et parfait sideman. Un premier disque réussi et porteur d’un nouveau talent sur la scène du jazz belge et internationale. Toutefois, je signalerai deux anomalies dans ce disque : on indique que le morceau 9 est joué en sextette, or il n’y en a que 8, ce sont les cinquième et huitième qui sont joués dans cette formule ! Et la photo de Ruocco à la clarinette est inversée {main droite dans le haut de l’instrument, alors qu’en réalité c’est le contraire !), une méprise qu’on retrouve, hélas, trop souvent sur des pochettes ou des publications de photos professionnelles.
Bianchini 4tet @Archiduc (13/02/16)
Bianchini n’y jouera que du ténor et sera accompagné par Victor Foulon à la contrebasse, Armando Luongo à la batterie et Matteo Carola à la guitare. Et, surprise, dans cette formation, durant un long set ensuite un demi, le ténor se révélera être un excellent praticien du hard bop, d’où émergera principalement l’ombre de Dexter Gordon, avec un phrasé souvent straight, linéaire, de nombreuses ghost notes (6), absentes de son enregistrement de 2014, un swing intense, une manière douce et lyrique sur les ballades. Bref, on eut là tous les ingrédients pour se mouvoir par la machine musicale à remonter le temps “back to the good old fifties and sixties”. Répertoire étonnant : un morceau que joua Coltrane, du Parker, un thème hard bop, un morceau de Rollins (rendu célèbre par le quintette de Clifford Brown/MaxRoach), du Duke Ellington, Just One of These Things, etc. J’ai pris beaucoup de plaisir à écouter le saxophoniste dans un environnement jazz un peu rétro, et, quelle ne fut pas ma surprise, également, quand j’entendis le guitariste Carola improviser ? Je retrouvai dans son jeu l’ombre très lointaine de Charlie Christian et lointaine de Wes Montgomery, avec, par moments, ce phrasé en octaves (deux notes identiques jouées simultanément à une octave d’intervalle) typique de ce dernier guitariste. Il me confiera qu’il avait aussi subi l’influence de Jim Hall et de Barney Kessel. Outre l’excellence des batteur et contrebassiste, nous eûmes droit à deux special guests : Kenny Jeanney, un saxophoniste alto exubérant et qui força le ténor à monter encore de quelques crans dans l’extraversion musicale, et, un talent inouï au piano, Lou Boland, qui commença une version extravertie de Summertime, entraînant par sa fougue irrésistible tous les autres musiciens à entrer dans son jeu. Le contrebassiste ainsi que le batteur ont pris des solos, impeccables dans l’ensemble, mais leur apport essentiel se situait dans la qualité de l’accompagnement, ferme et efficace; Luongo produisant parfois des effets de coups sur le centre de la cymbale du plus bel effet. Je regrette peut-être que Filippo Bianchini n’ait pas osé jouer devant un public intéressé et qu’il conquit de haute mains, certaines de ses superbes compositions, ballades ou morceaux plus aventureux, ni étalé la richesse de sa panoplie d’improvisateur au ténor. Est-ce la peur de déplaire alors qu’il est entrain d’établir sa réputation ? La peur d’effrayer en abordant certains aspects plus téméraires de son fonds musical déjà fermement établi ? Il gagnerait certainement en estime en prenant certains risques puisqu’il a déjà à sa disposition d’énormes moyens techniques, de compositeur et d’interprète. Une belle découverte, dans tous les cas.
[1] Conversation avec lui le 13 février 2016 à l’Archiduc
[2] Selon Bianchini lui-même.
[3] Qu’on appelle AABA, soit deux fois un premier thème (A), suivi d’un deuxième différent (B), et ensuite le premier thème est à nouveau joué une dernière fois
[4] Il s’agit de note à un intervalle d’un demi-ton, par exemple ré/ré dièse
[5] Il s’agit de traits, de quelques notes
[6] Ce sont des notes initiales ou de passage jouées très rapidement, à peine esquissées (notes fantômes)