Tournai Jazz Festival 2016
Tournai Jazz Festival 2016
Cinquième édition du Tournai Jazz Festival, et pari gagné. En quelques années seulement, grâce à une organisation parfaite et un sens de l’accueil indéniable, Tournai a inscrit son nom dans la liste belge des festivals de jazz incontournables. Cette année encore, l’affiche était belle, équilibrée et bien pensée. Jazz contemporain, métissé, funky ou bluesy, il y en avait pour tous les goûts et le public a répondu en masse.
Hugh Coltman ouvrait les festivités. Le chanteur anglais avait déjà foulé les planches de la scène de la Maison de la Culture, voici 5 ans, en compagnie du trio d’Éric Legnini. Ce jeudi soir, il revenait en leader, pour présenter son projet consacré à Nat King Cole : tout en douceur et intimité – voire même en timidité. Hugh Coltman installe d’abord un univers très feutré. Mais après deux jolies et tendres ballades, Coltman réveille le bayou avec « I Can’t Be Bothered » gentiment dévergondé. Au piano, Gaël Rakotondrabe claque la dissonance comme dans un bastringue. Son jeu, volontairement sale, donne de la couleur et de la patine à la musique. Coltman nuance et creuse un peu plus le sillon du blues, sans oublier d’y inclure quelques inflexions folk. Sa voix a eu le temps de se chauffer, elle est devenue plus souple mais est toujours rocailleuse. Avec « Nature Boy », lancé de brillante manière par le batteur Raphaël Chassin, c’est l’excellent guitariste Thomas Naïm qui est mis en avant. Tout comme sur « Small Towns Are Smile Towns », plus tard en rappel, on remarque chez lui un phrasé fluide et tout en progression, qui ne manque cependant pas de nerf. De leurs côtés, Raphaël Chassin et le contrebassiste Christophe Minck échangent au travers d’un jeu dépouillé et plein de mystères. Hugh Coltman accentue les contrastes, donne du relief, de l’épaisseur aux chansons, laisse plus d’ouvertures aux musiciens et met le public dans sa poche. Il délaisse un peu le côté crooner et ses chansons sentent bon le double sens et l’esprit un peu canaille. Après quelques instants plus tendres, avec « Morning Star », « Are You Disenchanted » ou « Mona Lisa », il fait lever et chanter la salle sur un blues endiablé. Hugh Coltman vient de placer le festival sur orbite.
Vendredi, après un tour de chauffe assuré par Keith Canvas, dans le patio, c’est le trio d’Igor Gehenot qui fait salle comble ! Pour une grande partie du public, venu pour la chanteuse Dani Klein, Igor est encore une révélation. Il faut dire que le concert du pianiste est intelligemment conçu. Après une entrée en matière élégiaque et retenue (« Décembre 15 »), Igor n’oublie pas de swinguer. « Step Two », emmené avec entrain, permet à Teun Verbruggen (batterie), Philippe Aerts (contrebassiste) et le pianiste de jouer avec les rythmes et les cassures. Le trio mélange les métriques avec élégance, tout en gardant un sens certain de la mélodie. Si «Lena » a pris du nerf, « Vignette » (de Gary Peacock) respire un esprit plus scandinave, évoque les plaines froides du nord illuminées par quelques notes ensoleillées. Philippe Aerts, dont la contrebasse dessine les contours mélodiques avec sensualité, assure et rassure et sur « I’m Old Fashioned », il montre qu’il est un véritable maître. Alors, il y a aussi « Moni », un poil lyrique, « Eternity » qui progresse tout en spirales, le somptueux, sombre et envoûtant « Sleepless Night » et finalement un « Crush » explosif. Le public est conquis, le trio fait l’unanimité.
Tête d’affiche de la soirée, Dani Klein et Sal La Rocca qui viennent présenter leur hommage à Billie Holiday. Le projet a visiblement attiré beaucoup de monde. Sachant très bien où elle met les pieds, Dani Klein a opté pour le répertoire le plus « léger » ou plutôt le plus « optimiste » possible de la célèbre chanteuse américaine. Néanmoins, on retrouve ici ou là un peu d’amertume ou de rage. Superbement soutenue par Sal La Rocca à la contrebasse, mais aussi par les excellents William Lecomte au piano et Tim De Jonghe à la trompette, Dani Klein enchaîne les ballades, non sans les expliquer généreusement au public. Avec « You Let Me Down », « Fine Romance », « Comes Love Nothing Can Be Done », « God Bless The Child », « Weep No More » ou « Summertime », presque bossa, la chanteuse se fait plaisir et fait plaisir au public. On redécouvre ces bons vieux thèmes demeurés presque intacts. Tout est très bien mis en place, bien rôdé, mais il faut attendre « Baby Get Lost » pour que le quartette s’amuse vraiment à prendre plus de libertés. Gros succès bien mérité.
Dans le patio, et pour terminer cette seconde soirée très “jazz in Belgium”, Big Noise se démène pour capter le spectateur. Il faut de l’énergie ! Et le quartette n’en manque pas. Laurent Vigneron fait claquer ses fûts, cymbales et cloches, Johan Dupond redouble de virtuosité et de puissance sur son clavier. Raphaël D’Agostino et Max Malcomes donnent tout ce qu’ils ont. Big Noise convoque Kid Ory, Louis Armstrong, Jelly Roll Morton, Bill Beiderbecke et tous les saints de la New Orleans ! Le public accroche, danse et s’amuse. Big Noise est vraiment un groupe tout terrain dont les qualités musicales et humaines ne sont plus à prouver. Big Noise : big guys !
Samedi, c’est la grosse journée du festival, avec pas moins de cinq concerts. Le guitariste Ulf Wakenius est sur la scène dès 17h00, pour présenter son “Tribute To Wes Montgommery”. Epaulé par Leonardo Corradi à l’orgue Hammond B3 et Tony Match aux drums, Ulf Wakenius démontre avec élégance et détachement l’immensité de son talent. Sans jamais trahir la tradition, respectant le groove, le trio fouille dans les merveilles montgommeriennes mais n’hésite pas à prendre de temps en temps des tangentes. Le jeu de Corradi est vif et souple. Ses échanges avec Wakenius poussent les deux hommes à redoubler de virtuosité. « Road Song » file, « Besame Mucho », façon two-step, ondule, « Cariba », de Jimmy Smith, est plus soul que jamais. « Sunny » fait rugir de plaisir l’orgue. Ulf se permet même des digressions rapides, impeccablement exécutées et des enchaînements d’accords solides tout en progressions. Sans jamais lâcher la pression, et tout en communiquant abondamment avec le public, Ulf Wakenius nous offre une petite leçon de guitare. Il évoque, exemples à l’appui, B.B. King, Django, George Benson et Wes Montgomery, bien sûr. Impressionant. Le trio conclut le concert avec « Blue ‘n Boogie » joué à du 200 à l’heure, en toute décontraction, simplicité et sans fioriture. Que du bonheur.
Le concert de Dhafer Youssef a failli être annulé suite à une extinction de voix du chanteur tunisien. Heureusement, Geoffrey Bernard (le “patron” du Tournai Jazz ), après quelques sueurs froides et grâce à un bon carnet d’adresses, a pu trouver un excellent spécialiste nez-gorges-oreilles pour remettre la star d’aplomb ! La salle, comble, lui réserve comme il se doit une standing ovation. Il est comme ça le public tournaisien, généreux et reconnaissant. Et Dhafer Youssef l’a bien compris. Accompagné par Isfar Sarabski au piano, Sacha Mashin à la batterie et Chris Jennings à la contrebasse, il nous plonge un instant dans l’intimité d’un chant plein de retenue, mais bien vite, dévie vers un jazz plein de nervosité et teinté d’accents orientaux. Dhafer Youssef, entre chef d’orchestre et peintre, danse devant ses musiciens pour les diriger et leur donner un maximum d’indications. La musique s’élève comme un vent dans le désert. Le jeu très percussif et incisif de Isfar Sarabski – qui rappelle parfois celui d’un Tigran Hamassyan – est toujours intéressant, tant dans l’accompagnement que dans les impros. Le pianiste reste à l’affût, répond aux provocations du batteur, lui aussi réellement très impressionnant. Dhafer Youssef, ménage quand même un peu sa voix et opte généralement pour des morceaux instrumentaux, vifs et rebondissants, démontrant ainsi toute sa dextérité sur l’oud. Le jeu est foisonnant et le public des plus enthousiastes. Mais bien sûr, Dhafer Youssef sait se faire lyrique, et avant un final éclatant, il nous fait rêver une dernière fois avec « Sweet Blasphemy », empli de spiritualité. Un concert intense et passionnant.
De l’intensité, c’est ce qu’il faut aux groupes qui jouent dans le patio. Et cela ne fait pas peur au trio du pianiste Rémi Panossian. De bout en bout, les trois gaillards envoient du lourd, du tendu et du solide. Entre jazz, soul et pop jazz, le groupe, ultra soudé, a tôt fait d’accaparer son public. Le jeu bouillonnant et hyper percussif de Panossian ne manque jamais de nuances. Avec vélocité et beaucoup d’adresse, il manie ruptures rythmiques, tensions, apaisements et mélodies complexes avec énormément d’à-propos. Maxime Delporte, à la contrebasse, s’infiltre dans les moindres recoins du groove et rend, coup pour coup, les attaques du batteur Fred Petiprez. Le trio se joue des rythmes, tantôt complexes, tantôt binaires. La batterie et la contrebasse dessinent des routes obliques sur les ostinatos enivrants du pianiste. Le groupe s’amuse et les titres des morceaux, pleins d’humour, sont révélateurs de leur contenu : « Happy Culture », « Into The Wine », « Burn ut »… Un super bon moment et un trio à suivre assurément, avec l’espoir de les revoir plus souvent sur les scènes belges.
Enfin, Richard Bona avait promis de mettre le feu. Et il a bien tenu sa promesse. Son jazz ensoleillé, funky et métissé a rapidement électrisé la salle. Richard Bona, c’est la décontraction, la simplicité et surtout le bonheur d’être sur scène. Entre chaque morceau, il blague et dialogue avec le public. Il ne se prend pas au sérieux et partage sa joie de vivre. Du coup, ses ballades prennent encore plus de profondeur et de véracité. Quant aux morceaux plus enlevés, n’en parlons pas ! Autour de lui, le band est au top. Le trompettiste Tatum Greenblatt oscille entre délicatesse absolue et tonitruance. Eli Menenez, à la guitare, est toujours prompt à donner la réplique au bassiste dont le jeu est quand même incroyable de virtuosité. Il suffit de l’entendre sur le « Teen Town » de Jaco Pastorius, lancé à toute allure : il se permet d’y inclure de nombreuses citations en toute décontraction. Puis il faut l’entendre se moquer avec tendresse des chanteurs français avant qu’il ne vienne nous bluffer avec son « Akwapella », solo et en loops. Tour à tour, sa musique prend les couleurs de l’Afrique, de l’Inde ou de la France. Elle nous emmène autant sur une plage du Brésil que dans un club New Yorkais. Le jazz du monde porte bien son nom avec Bona. Quelle présence, quelle force tranquille, rassurante et enivrante. Alors, il finit par faire chanter (et bien, en plus !) toute la salle. Et comme l’ambiance ne fait que monter, une bonne partie du public envahit la scène et vient se déhancher sur un makossa endiablé. Oui, Bona a mis le feu.
En clôture de cette excellente édition, le festival avait programmé, dans le fond du bar, façon club, le duo tournaisien Dirty Martini. Jeff Danes au piano et Nancy Smith au chant ont proposé un set qui mélange standard jazz et chansons pop. Arrivé un peu tard, il m’était impossible d’approcher le devant de la scène – noire de monde – pour apprécier la performance de ces jeunes artistes. Au bar et aux alentours, l’esprit était à la fête, tout le monde se félicitait de la réussite d’une édition qui, une fois de plus, a tenu toutes ses promesses.
Jacques Prouvost
Photos ©Jean-Charles Thibaut