Éric Legnini, de la soul !
Éric Legnini et son nouveau trio : de la soul !
propos recueillis par Lucien Midavaine
Les 7 et 8 mars derniers, le Duc des Lombards (Paris) consacrait deux soirées au nouveau trio d’Eric Legnini. Depuis un an, le pianiste opère un petit virage électrique dans ses différents projets. Que ce soit avec l’album Red & Black Light (2015) d’Ibrahim Maalouf ou pour ce nouveau projet en trio, la rythmique groove et le Fender Rhodes résonne. Pour cette nouvelle formation, la contrebasse est définitivement remplacée par la basse électrique. C’est un nouveau son, résolument plus soul que Legnini est en train de poser sur un album à paraitre début de l’année prochaine. En attendant, les concerts ne déçoivent pas. Les deux soirées au Duc des Lombards sont un succès. On est heureux d’y retrouver toute la finesse de jeux dont est capable le pianiste, enrichit par le groove d’un maître de la soul, le bassiste Daniel Romeo. Pour compléter la formation, Franck Agulhon, batteur attitré du trio de Legnini, revient avec une batterie énergique et colorée. À trois, les musiciens arrivent à un équilibre rarement atteint par un trio. Si le groupe se limite pour l’instant principalement à d’anciennes compositions de Legnini, ce nouveau son nous donne une irrépressible envie de balancer la tête, tout en piquant notre curiosité. Le lendemain du concert, et à quelques jours de son départ pour une nouvelle tournée avec Ibrahim Maalouf, nous avons rencontré Legnini pour explorer un peu plus en détail ce nouveau projet.
Comment s’est créé ce nouveau trio ?
Il y a deux ans, on m’a confié une carte blanche au festival Jazz à la Villette. Ils m’ont proposé un hommage à Ray Charles. J’ai donc monté cet hommage avec l’équipe habituelle. Mais, vu que c’était un projet nettement plus soul, j’ai décidé de brancher Daniel Romeo. Avec Franck Agulhon, ils se connaissaient, mais ils n’avaient jamais vraiment joué ensemble régulièrement. J’étais persuadé que ça fonctionnerait bien, car Franck vient aussi de la soul. Il adore toute cette musique des années 1970; la batterie funk, mais avec cette couleur « Nouvelle-Orléans ». Vu leurs influences et la musique qu’ils écoutent, ça ne pouvait que fonctionner. D’ailleurs, on avait jammé une fois ou deux, et c’était vraiment cool. Donc, on a monté ce projet pour Jazz à la Vilette. C’était un « one-shot » mais ça a vraiment eu du succès, et on s’est retrouvé à tourner cet été-là, à faire environ vingt-cinq concerts en festivals. Même sans disque, j’ai vu qu’il y avait un véritable intérêt, et ça m’a conforté dans l’idée de faire un projet un peu plus soul et complétement électrique. Dans tous mes disques, il y a toujours eu des incursions dans le jazz-funk et dans la soul, mais c’est toujours resté acoustique. Il y a quelques « tracks » avec le Fender Rhodes, mais c’est toujours de la contrebasse. Même avec l’Afro Jazz Beat – qui venait vraiment de l’envie de s’inspirer de la culture afrobeat, que j’adore, – je trouvais qu’il y avait moyen de s’approprier ça, tout en restant dans un univers acoustique. Cet univers acoustique fonctionnait aussi bien avec les chanteurs, avec Mamani Keïta ou même avec Hugh Coltman. Mais là, j’ai envie d’électrifier le truc pour que ce soit plus soul. Je pense que ces concerts au Duc des Lombards sont vraiment une prémisse de tout ce qui va arriver.
Vous travaillez à trois pour ce nouvel album ?
Généralement, c’est moi qui amène les morceaux, les structures, la couleur. Et puis forcément Daniel et Franck rajoutent leur personnalité et leur avis. Daniel a une grosse expérience du studio donc, parfois, il propose une autre structure ou une ligne de basse. Il y a un travail de groupe mais c’est moi qui apporte la matière première et j’ai quand même une idée assez précise où j’ai envie d’aller.
Et il y a vraiment une volonté de prendre une nouvelle direction musicale ?
En fait, je pense que je suis un peu caméléon. Je viens vraiment du jazz pur, mais je ne suis pas très passéiste. J’adore la musique des années 1970, j’adore le jazz des années 1950, mais ça a été fait. En fait, le jazz est devenu une musique classique. Si tu veux jouer comme Bud Powell, il y a des écoles, il y a des transcriptions; ça a été codifié. On pourrait imaginer faire carrière en jouant du Bud Powell. Mais, ça reste Bud Powell et c’est une musique qui lui appartient. Tout le challenge pour moi a toujours été d’être ancré dans les racines du jazz, et de s’en inspirer, mais en essayant d’amener des idées, une relecture. Des groupes qui m’ont particulièrement marqué ce sont Medeski, Martin and Wood, The Bad Plus ou Esbjörn Svensson Trio. Ce sont des groupes qui ne jouaient pas un jazz très traditionnel et qui ont amené un son. Ils ont eu beaucoup d’influence. Ce sont vraiment les pères de la scène actuelle. Je pense que je n’échappe pas à ces influences. J’ai tellement d’autres d’influences que parfois les choses se mettent ensemble et j’ai l’impression – en tout cas j’espère – qu’on crée malgré tout quelque chose d’intéressant.
Ce qui est assez remarquable c’est la place primordiale que tu laisses à la basse et à batterie dans cette formation…
Pour moi, c’est toute la modernité du trio. Si on fait la chronologie du piano trio, à la base, ce qui était joué par la basse et la batterie, c’était de l’accompagnement formel. C’est le piano qui avait tout le discours. Puis il y a eu quelques maestros, comme Bill Evans, qui ont introduit l’idée que la contrebasse devenait un instrument au delà de l’accompagnement, un soliste. Donc, il ne fallait pas attendre le solo pour que la contrebasse intervienne et qu’il y ait un dialogue avec le piano. Ça, c’était il y a longtemps, dans les années 1960, et petit à petit ça a évolué. Si tu te replonges dans la musique des années 1970, comme les Headhunters – qui est une grosse influence pour moi – le discours rythmique est très riche. En fait, quand tu joues avec des gens que tu aimes bien, ils ont une identité musicale, un esprit. Ce que je trouve intéressant, ce sont les mélanges. C’est ça aussi le jazz : quelqu’un a une idée, et on crée juste par l’intention d’un des musiciens qui propose quelque chose de différent. C’est toute la force créatrice de cette musique. C’est ça qui fait l’interaction et c’est ça que je recherche. Je n’aime pas quand la rythmique est passive. Au-delà de ça, la notion de groupe est plus importante pour moi que la notion de soliste. Le son de groupe est plus important que l’individualité, que de faire un bon solo ou de bien jouer. Tous les groupes que j’aime, et qui sont des exemples pour moi, sont des groupes qui avaient un son. Dans l’évolution des groupes de Miles, tu ne reconnais pas seulement Miles, tu reconnais le son du groupe. C’est ce que je cherche.
Donc, le Fender Rhodes remplace définitivement le piano et la basse électrique remplace la contrebasse. Doit-on s’attendre à ce que tu t’enfonces davantage dans la musique électronique ?
Je suis très influencé par ce qui se fait maintenant. J’écoute beaucoup de hip hop. Là, par exemple, on a tous pris une grosse claque en écoutant Kendrick Lamar (To Pimp a Butterfly, ndlr) qui a vraiment redonné une direction au hip hop qui avait un peu tendance à tourner en rond. En fait, ce qu’il a fait est très simple ; il a juste réussi à rouvrir sa musique. Il y a autant de jazz que de slam, de soul, de rap gansta, west coast,… Tout est plus riche, moins formaté. Donc, j’ai quand même une écoute bien ancrée dans le hip hop et ça influence l’écriture et le son. Mais en même temps, j’avais envie d’avoir des références d’artistes que j’aime beaucoup, comme Stevie Wonder ou Sly & the Family Stone. Donc, il y a vraiment ce son-là qui va se dessiner. Comme toujours, j’essaye de ne pas faire un disque passéiste mais avec, quand même, une influence de cette soul/funk des années 1970. Néanmoins, je ne vais probablement pas finir par faire des solos de synthé ou de Moog. J’ai l’impression que j’ai trouvé une direction et une identité avec le Fender Rhodes. Un son qui m’est propre, et c’est important. Une fois que tu as trouvé une direction dans ce que tu fais, je pense qu’il ne faut pas trop s’éparpiller.
Un autre projet qui t’occupe beaucoup en ce moment, c’est le groupe d’Ibrahim Maalouf. Comment s’est faite ta participation ?
Il nous avait vu jouer avec l’Afro Jazz Beat à l’Olympia. Le lendemain il m’a laissé un super message disant qu’il avait adoré. Ensuite, l’été passé, il m’a invité pour le festival des Cinq Continents à Marseille avec Asa, Michel Portal et Vincent Segal. C’était une super soirée et, là, il m’a demandé ce que je faisais. En 2016, j’avais prévu de prendre une année sabbatique. J’étais sûr que je ne ferais pas de tournée ou trop de concerts sous mon nom, donc ça tombait extrêmement bien. Et puis c’est avec Stéphane Galland. C’est un peu un pote d’enfance, on a commencé la musique ensemble. Donc, ça plus Ibrahim, je me suis dit : super ! On a enregistré le disque au mois de juin et on a passé de très bons moments. Mais c’est vraiment devenu un phénomène. Même lui, je pense qu’il ne s’attendait pas à enchainer dix zéniths sold-out. Lorsqu’on était à Taratata, il y avait Selah Sue et d’autres gros groupes, et quand on est arrivé sur scène, les gens étaient complétement délirants. Je pense qu’il est assez fédérateur dans sa façon de faire et de diriger la musique. Il a une grosse personnalité à la trompette et il est toujours très bien entouré : il y a les trois trompettistes quarts de ton, François Delporte (à la guitare, ndlr) ou Stéphane… Et pour moi c’est aussi un challenge parce que dans le quartet Red & Black, je joue la basse au synthé, en plus du Rhodes. Il n’y a plus de bassiste. Donc, il y a un petit challenge de jeu. Et puis, on joue dans des grosses salles, du jazz assez pop electro, donc les sensations sont vraiment impressionnantes.
Ibrahim Maalouf est en concert avec Eric Legnini, Stéphane Galland et François Delporte dans toute la France jusque fin avril, puis à nouveau en juillet et octobre pour terminer le 14 décembre à Paris et y célébrer ses 10 ans de carrière. Ils seront également le 6 juillet à Liège !