Hedvig Mollestad, rencontre
Norvège, fin d’hiver enneigée, Hedvig Mollestad trio se produisait à trois reprises au festival By:larm, pour sa 20e édition. Du 2 au 4 mars 2017, la jeune scène alternative scandinave et danoise s’y découvre et s’y éprouve sur pas moins de dix-neuf scènes disséminées dans la ville d’Oslo, le temps de concerts, hélas, parfois trop courts.
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Avant deux concerts (le premier à Kulturkiken Jacob, église du XIXe reconvertie en haut lieu culturel, et le lendemain au Victoria Nasjonal Jazzscene), j’échange avec cette guitariste de 35 ans, qui taille dans une matière musicale en fusion, pousse le jazz et le rock dans leurs retranchements pour n’en garder que le sel… électrique. Saupoudrant le tout d’une présence scénique rutilante, Hedvig Mollestad s’amuse, accompagnée par Ellen Brekken (basse et contrebasse) et Ivar Loe Bjørnstad (batterie). Au cours de ces longues discussions, il est question d’influences, de plaisir, de famille, de travail. De vie, en somme.
Propos recueillis par Anne Yven
Avec la guitare, ça a été le coup de foudre ? Quelle est votre histoire personnelle avec cet instrument ?
J’ai commencé à 10 ans mais ce n’était pas tant un choix. L’instrument était là, à la maison. Ensuite, tout est une histoire de facilité. Il est facile de pratiquer un instrument que vous aimez et avec lequel vous évoluez bien, en tout cas rapidement.
C’est une affaire de plaisir ou de travail ? Quand est-ce que le choix de devenir professionnelle s’est imposé ?
Cela n’a pas été un choix conscient, je jouais beaucoup parce que j’aimais ça ! J’ai aussi appris le piano. Mon père joue du bugle ; il est passé par Trondheim, a eu une carrière professionnelle, et, dans les années 1970, il s’est arrêté pour pouvoir se consacrer à nous, ses enfants. Il savait qu’il ne gagnerait pas assez pour nourrir la famille en tant que musicien, alors il est devenu ingénieur. Il savait que c’est un choix de vie. Il en connaissait les bons et les mauvais côtés. Si je voulais devenir musicienne professionnelle ce devait être mon choix à moi. Je lui empruntais parfois son bugle mais il n’en profitait pas pour m’influencer. J’ai grandi dans un environnement où l’on m’a laissé faire, tester, me tromper. A l’adolescence j’ai été tentée par le théâtre, et j’ai pensé persister dans cette voie. On m’a toujours poussée à faire des choses différentes pour me trouver. Avoir la liberté de choisir, c’est si important ! C’est un sujet primordial pour moi en tant que musicienne, mais aussi en tant que mère. On m’a toujours dit : « Ne choisis pas trop vite, pratique plusieurs sports, plusieurs activités artistiques et joue ! Joue dans la rue avec les autres ! Ne passe pas ton temps à apprendre ». Cela fait de nous les adultes que nous sommes.
« Ne choisis pas trop vite ! Ne passe pas ton temps à apprendre ! »
D’où le fait que la liste des musiciens qui ont influencé votre musique contienne des noms aussi variés que Miles, Coltrane, Chet Baker, Freddie Hubbard, Oliver Nelson, mais aussi Hendrix, ou Ralph Towner et Jim Hall. Le rock de Motorpsycho, Led Zeppelin, Mahavishnu et Black Sabbath, il vient de l’adolescence ?
Pas du tout ! Le hard rock n’a influencé mon jeu que très tardivement. A l’adolescence j’étais totalement grunge. Petite, j’ai été contaminée au jazz, j’ai grandi avec cette « bactérie ». Led Zeppelin, Mahavishnu et Black Sabbath ne sont arrivés qu’après, en jouant avec des musiciens de mon âge comme Ivar (batteur du Hedvig Mollstad Trio, NdlR) qui m’a dit « Quoi ? Tu ne les connais pas ? C’est génial ! Quelle chance ! » (rires).
Donc, pour être claire : vous n’avez pas été influencée par une autre scène musicale norvégienne notoire : le metal ?
Non. Je n’appartiens pas du tout à cette scène. Ni en termes de son, de production, de référence, et je ne connais pas grand chose aux groupes phares.
Vous assumez donc votre parenté jazz, ne serait-ce que par le choix de votre nom de groupe « Hedvig Mollestad Trio ». Avec ce nom vous faites un choix artistique, n’est-ce pas ?
Tout à fait. Ça remonte à ce prix, obtenu au Molde Jazz Festival en 2009. En remportant ce tremplin, je gagnais l’opportunité de constituer un groupe et de me produire sur scène. On m’a donné un an. Il fallait agir vite tout en établissant quelque chose qui tienne la route, qui ne soit pas éphémère. Choisir des musiciens que j’admirais, avec qui j’avais envie d’évoluer. Miser sur des musiciens trop occupés à l’époque n’aurait pas permis de créer une unité.
C’est votre nom. Pourtant vous insistez sur la notion de groupe ?
Oui. C’est mon nom tout simplement parce que j’écris et compose la musique, et parce que je trouvais prétentieux d’avoir un nom anglais : « The Conference » ou alors « Unity Five » etc. On en a parlé ensemble avec Ivar et Ellen et, à chaque nouvelle idée de ce genre, on éclatait de rire ! On ne trouvait pas ça sérieux et on veut que notre musique soit prise au sérieux. Mais l’idée de proposer une musique rock avec un nom jazz, n’est pas un calcul. Le trio guitare électrique-basse-batterie véhicule déjà quelque chose qui est plus puissant que le nom qu’on se choisit. Jimi Hendrix ! Personne ne se demande si c’est rock, si c’est jazz, à quel genre ça appartient. Cette musique nous ressemble. C’est tout.
Nous sommes tous trois de très bons amis, quand on se retrouve après quelques temps, on rit énormément, comme des ados ! Si on continue de faire de la musique de cette façon alors les choses iront bien. Les choses évoluent d’ailleurs. Sur notre premier disque, la structure des morceaux, les harmonies, étaient plus jazz… Je crois que la place du trio sera toujours considérée comme étrange à la fois dans les festivals jazz et dans les festivals rock. Le public… Ce n’est pas quelque chose que l’on peut contrôler.
Observez-vous des différences dans la façon dont le public réagit à votre musique ? Quelles sont les réactions qui vous ont marquée ?
Ça ne compte pas tant que ça pour nous. Bien sur c’est plaisant quand le public montre qu’il éprouve du plaisir, mais on sait aussi que les plus démonstratifs ne sont pas forcément ceux qui aiment le plus la musique. Je ne dirais pas que le public rock est bruyant et que le public jazz plus introverti. Parfois quand on joue tard le soir dans des jazz clubs, l’auditoire est imbibé et… dissipé (rires) ! Je ne ferai pas de distinction en termes de genre. Quand on est sur scène, bien que nous soyons concentrés sur la musique, le plus important est la rencontre avec le public. Le public a un rôle primordial sur la façon dont un concert se déroule ; il peut changer le cours d’un concert. Du moins, c’est ma façon de voir les choses.
Une réaction marquante ? Celle de ma mère (rires) ! C’est une femme d’une soixantaine d’années, je la connais par cœur et j’ai pu observer des changements dans son comportement, son langage corporel, quand elle nous écoute. Oui. Ce serait la réaction que j’ai vraiment le plus appréciée !
Votre label, Rune Gramofon, est une référence en matière de rencontre entre jazz et influences rock. C’est un soutien, une aide ?
Absolument. J’aime être fidèle dans mes collaborations. Rune est avec nous depuis le début et nous sommes chez lui parce qu’il travaille bien. Il est seul à tout faire et il le fait par amour de la musique ! Ce n’est pas toujours facile de vivre d’un label, même, lorsque la notoriété ou la reconnaissance professionnelle est acquise. Il nous donne, en outre, une totale liberté artistique.
All Of Them Witches, Evil In Oslo, « Blood Witch », « Kathmandu », « Code Of Hammurabi »… Pourquoi ces références ésotériques, spirituelles dans vos titres et noms d’albums ? Vous recherchez une transe ou une transcendance ?
On n’est pas très porté sur les expériences de jeu et d’écoute sous substances… si c’est ce que vous voulez dire ! Ça n’a jamais été notre truc. Cependant, ce que l’on « poursuit » ou recherche, en effet, c’est un moment particulier. Ce moment parfait et simultané, pour nous sur scène et pour le public. Ce moment très difficile à décrire mais que l’on ressent tous. Ce n’est pas si évident d’éprouver la simultanéité à trois sur scène. Est-ce que ça revient à rechercher une sorte de transe ? Peut-être. C’est le moment ou l’on se rencontre, en tout cas.
« Code Of Hammurabi » est un titre qui fait référence à l’époque babylonienne où l’on séparait les hommes entre hommes libres et esclaves, puis aux temps où l’on pratiquait la chasse aux sorcières. Il est sur l’album All Of Them Witches. Ce titre quand à lui, est une citation, un extrait du film Rosemary’s Baby. Ce sont des titres volontairement ouverts aux interprétations. Ils suscitent l’imaginaire.
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Ce vendredi 3 mars, le trio entre en scène sous les hautes voûtes de l’église KulturKirken Jacob. Je m’approche de la scène, paradoxalement au ras du sol, car il y a tant de monde que je ne peux voir le trio distinctement. Dans le public, un frisson. L’énergie est palpable. Le set sera court, comme un cri (non, pas de Munch), celui que l’on ne retient pas lorsque cette machine à riffs s’emballe, accélère et dévale une pente vertigineuse. Hedvig Mollestad, juchée sur de hauts talons, bondit, rit, arpente son tiers de scène puis au-delà. Elle va tout près de la bassiste pour la provoquer en duel. Sans doute pour mieux perdre ses repères ? L’air, fouetté lors des thèmes et attaques, n’est pas synonyme de vide. Au contraire, l’espace de l’église, où le public s’abrite des flocons qui tombent dehors, est bientôt saturé d’énergie, de chaleur. Ça bat fort dans les veines. Red is the colour. La couleur des tenues de scène qui crée cette unité visuelle avant qu’elle ne devienne sonore.
La diversité du public venu voir le trio est elle aussi troublante. Du bambin juché sur les épaules de son père à ma gauche, au rocker au visage buriné sur ma droite. C’est dans cet univers poétique, hétéroclite, scabreux, que cette musique s’entend le mieux. Des deux concerts auxquels j’ai assisté, c’est celui qui me séduit le plus, pour cette raison.
Je revois Hedvig Mollestad le lendemain pour clore notre discussion avant la prestation du trio au Victoria Nasjonal, club de jazz historique (plus classique que le Blå) du centre-ville d’Oslo.
Depuis 7 ans vous composez majoritairement pour ce trio avec Ellen Brekken, bassiste et contrebassiste, et Ivar Loe Bjørnstad, batteur. Comment la relation musicale a évolué ? Pensez-vous à eux lorsque vous composez ?
Oui. Quand l’inspiration me vient, je les entends. Ce n’est pas si conscient que cela pourtant. Lorsque je joue – un thème, quoi que ce soit à la guitare – « ils sont là ». Et c’est de plus en plus le cas au fil des albums. Sur notre premier album, je me concentrais davantage sur les mélodies à la guitare, les riffs, je pensais à exprimer mon jeu, ma personnalité, de différentes manières, faire évoluer le son d’une chanson à l’autre, faire entendre un langage à moi. Désormais je pense en terme d’unité de son, passer d’une idée à l’autre nécessite d’avoir une matière qui les relie entre elles.
J’ai justement relevé cette phrase dans l’une de vos interviews « Nos instruments doivent constamment constituer une unité, même si nous ne sommes pas tous en train de jouer » (“Our three instruments should, at all times, be a unit, even when not all of us are playing” Source : London Jazz News – 2014). Pouvez-vous vous passer de cette unité ?
Comme dans la vie, il y a un temps pour tout. Je joue aussi en solo, mais c’est autre chose. Il est important d’avoir des moments à soi, pour se construire. Je pense aux relations frère-sœur, au couple, à la famille. Lors d’un échange, on ne peut réaliser quelque chose de spécial et d’unique que si l’on s’est nourri d’autre chose. C’est ce qui fait la force d’une rencontre entre deux êtres, qu’il s’agisse d’amitié, d’amour, ou de création artistique. C’est ma recette musicale. Je ne dis pas que c’est la seule façon de créer à trois, mais je pense que c’est ainsi que l’on fait la meilleure musique possible. Celle qui naît de l’addition de nos valeurs propres – ah ! je déteste parler de « valeur », j’aimerais trouver un mot qui ne soit pas connoté. Justement, je veux que Ivar et Ellen aient suffisamment d’espace pour s’exprimer comme ils le veulent. Cette place, je leur laisse volontiers… ou pas (rires) !
Je repense à ce concert, Au cours duquel Ellen a fait un magnifique solo. Elle était très concentrée, elle était vraiment dedans, exprimait des choses très subtiles et tout à coup BAM ! Ivar – il est comme ça, très impulsif – donne un énorme coup sur sa cymbale ! Notre première réaction a été de le fusiller du regard pour sa faute et finalement… on s’est dit « C’est son droit ». Il est comme ça et Ellen le sait ! Mon rôle, alors, c’est d’essayer de construire quelque chose qui fonctionne musicalement à partir de ce moment ! Un concert ne se déroule pas toujours comme vous l’auriez pensé et il faut qu’il y ait de la place pour ça. Ça vous fait penser autrement, ça vous ouvre l’esprit.
C’est en cela que vous êtes et restez un trio jazz ?
La pensée qui nourrit cette musique est supposée être libre, free, quoi que l’on mette derrière le mot « free ». Cela veut dire que l’on peut « presque » faire ce qu’on veut. Oui, tout de même, c’est une communication que l’on propose sur scène. On peut faire ce qu’on veut à condition que l’intention soit bonne.
Vous avez fait partie du Mats Gustafsson Nu Ensemble, du Trondheim Jazz Orchestra ainsi que de groupes de rock, comme El Doom & The Born Electric, pouvez-vous nous parler de votre travail dans ces autres formations ?
Jouer dans d’autres projets permet de se rapprocher de la manière de penser d’autres musiciens. C’est fascinant. Des approches complètement différentes sur la manière d’écrire, de diriger, de jouer à plusieurs. J’apprends tellement ! Mats Gustafsson, par exemple, accorde la plus haute importance aux idées de chaque participant à l’ensemble. Il n’invite personne au hasard, chaque musicien est là pour sa spécificité. Il nous pousse, en outre, à nous exprimer jusqu’au bout. C’est un grand ensemble, on est tenté de s’arrêter reprendre son souffle, laisser de la place aux autres mais il intervient « Pourquoi tu as arrêté de jouer ? Joue ! » Ce n’est pas ce grand ensemble free que l’on croit, les choix artistiques sont très strictement exprimés. Mats sait exactement ce qu’il veut tout en permettant à chacun d’être lui-même.
Je terminerai sur une question que vous n’aimez pas : les femmes ! Votre trio est porté par deux femmes au premier plan sur scène. Les personnalités féminines de la scène internationale – je pense à Matana Roberts ou Joëlle Léandre – évoquent un combat. C’est un mot qui vous parle ?
La question ne me dérange pas. C’est vrai qu’à une époque je voulais éviter d’en parler justement parce que je pensais qu’il fallait être légitime en tant que femme instrumentiste dans un milieu dominé par les hommes, sans ramener ce sujet à chaque occasion. C’est notamment le cas si je m’adresse à un journaliste de la presse généraliste. Le pays est petit, il y a beaucoup de groupes et si j’avais adopté un discours féministe dans une ou deux interviews, soyez sûre que l’on aurait gardé uniquement cet aspect de mon travail pour me présenter ! Alors oui, pendant des années j’ai refusé de répondre aux questions sur ce sujet car je voulais que l’on parle de musique, d’artistique, du trio.
Mais est-ce que votre trio porte, peut être pas un combat, mais une parole, une intention ?
Si être féministe c’est revendiquer les mêmes droits et opportunités pour les hommes et les femmes, alors oui, notre trio est féministe. Mais dans la performance, mon rôle est de proposer une musique de qualité. Ce que le public reçoit et son interprétation de mon travail ne m’appartient pas.
Pourtant, Hedvig Mollestad Trio Live, c’est est une expérience visuelle ! Ce look, ces attitudes, ce « dress code » rouge. Je vous ai vus hier sur scène, vous communiquez quelque chose. Vos soli sont physiques, vous bougez et bondissez. Votre musique a une identité singulière, non ?
Effectivement, nous avons commencé comme un trio jazz qui joue en jeans et teeshirts. Et puis, très vite, nous avons voulu être un autre genre d’expérience live, dans le jazz. On sentait que quelque chose d’autre était en train d’émerger. Quelque chose… « de plus » ! J’aime cette idée que lorsque je propose le fruit d’un travail, sur scène, je veux changer, être différente. Parfois juste un détail, ajouter du rouge à lèvres, changer de costume. Et Ellen et Ivar sont des personnes tellement faciles à vivre, sans ego démesuré, que quand j’ai proposé ce dress code rouge ils ont joué le jeu. ! C’est quelque chose qui nous rapproche du rock. Les amateurs de rock veulent « voir un show » et je pense que cela ne rend pas notre musique moins crédible aux yeux de ceux qui viennent pour la musique. Ce n’est pas un moyen de détourner l’attention ou de maquiller l’écoute. C’est un moyen de faire cohabiter différentes façons de vivre un concert.
« Un autre genre d’expérience live, dans le jazz.
Quelque chose… « de plus » ! »
Je porte toujours des talons hauts sur scène et là encore c’est ambivalent : c’est à la fois un pur produit de la société de consommation, manufacturé pour les femmes ou plutôt contre d’ailleurs, afin qu’elles ne puissent pas courir et qu’elles se tiennent debout comme ceci, pas comme cela. Cet accessoire me fait me déplacer de la plus maladroite des manières avec une guitare sur scène (rires) ! En même temps, il me fait me sentir plus grande et j’aime ça. La robe rouge à sequins aussi, c’est un jeu. On transpire là-dedans mais le public, lui, voit les étincelles ! C’est simplement une manière de jouer avec les codes pour dire : on vous a concocté quelque chose de spécial, on l’a fait avec soin et on vous invite à le découvrir. Pour en revenir à la question sur le féminisme, je pense tout de même que l’on a besoin de modèles féminins. D’exemples à suivre. C’est important.
Alors question bonus : qui serai/ent votre/vos modèle-s ?
Je n’y ai pas pensé avant d’être trop âgée pour en avoir. Mon modèle en toute sincérité, j’en ai déjà parlé, c’est ma mère. Je suis sa plus grande fan !